Pradip Choudhuri. |
Avec sa revue « Pphoo », Pradip Choudhuri, le poète du Bengale, a été, à partir des années 1960, un intermédiaire obstiné entre les poètes modernes indiens et les écrivains américains et européens de la contre-culture. Un pont solide et infatigable entre l’Orient et l’Occident. Il est mort le 25 avril 2021 dans un hôpital de Calcutta (aujourd’hui Kolkata), emporté par l’épidémie de Covid-19. Il avait 78 ans.
Avec Gori, son épouse. |
Pradip Choudhuri était né le 5 avril 1943 dans un village du Bengale-Oriental, qui a été rattaché au Pakistan (et aujourd’hui au Bangladesh) au moment de la partition de l’Empire britannique des Indes. Alors qu’il a 3 ans, sa mère l’emmène à Calcutta, la capitale de l’État qu’on appelle, dans l’Inde, le Bengale-Occidental. Son père y était enseignant.
Pradip a souvent évoqué avec tendresse les plaisirs simples de son enfance. « Ma passion première était de jouer au cerf-volant et de compter les chèvres dans toutes les ruelles et les recoins possibles, jouer et courir sur les rails abandonnés de la gare de la petite ville où je séjournais à l’époque, à 50 km de Calcutta City », a-t-il raconté à Alain Jégou, le poète marin-pêcheur de Lorient, dans un entretien réalisé en 2010 pour la revue « Spered Gouez » (2).
A 20 ans, il rejoint l’Université internationale Visva Bharati, à Santiniketan, comme étudiant en philosophie. Cette université renommée a été fondée par Rabindranath Tagore, le grand écrivain indien, prix Nobel de littérature de 1913. Les Bengalis ont une profonde vénération pour cet « asile de paix » qui a été érigé par son fondateur sur une base religieuse et spirituelle, à l’image des écoles de la forêt d’autrefois.
Peu après son admission, Pradip fonde une revue littéraire détonnante, « Swakal », qui deviendra « Pphoo « à la fin des années 1960. Dès le deuxième numéro, il est accusé d’ « obscénité » par les autorités de l’université, qui sont déroutées par son langage poétique et son écriture neuve et inventive. Il est aussitôt exclu de Santiniketan.
Obsénité? C’est en réalité un faux procès. Dans son oeuvre, Pradip Choudhuri privilégie la modernité, il valorise la vie urbaine et contemporaine, le grouillement des rues de Calcutta, alors que Tagore insistait sur les bienfaits de l’enseignement en plein air, de « l’école sous les arbres ». Pradip procède par collages, il mixe, il est volcanique, farouche, incontrôlable. Il déconcerte. Il a soif du monde entier. C’est un poète du Village global. Avec des images fortes et des vers libérés des contraintes, sa poésie est ouverte à la contemporanéité. Dans le contexte de Santiniketan et de l’héritage lyrique de Tagore, c’est un bouleversement radical, une remise en cause des règles anciennes, de « l’ancien jeu des vers », pour reprendre l'expression d’Apollinaire. Une véritable révolution poétique, un peu comparable pour l’Inde à ce qu’a pu être l’entrée fracassante de Rimbaud dans le paysage poétique français.
Et Pradip n’est pas seul. Dans ces années 60, on a qualifié de Hungry Generation (la Génération affamée) les poètes en colère, essentiellement du Bengale, en référence à la Beat Generation américaine. « Dans le monde actuel, avait-il l’habitude de dire, mes poèmes sont absolument subversifs, c’est-à-dire humains. » Cette nouvelle école entendait se libérer de la « versification de Tagore » et créer une poésie moderne indienne.
Pradip et son ami Subo Acharya (3) commencent à vivre comme des « vagabonds célestes » dans les rues de Calcutta. « Nous vivions sur les trottoirs, dans les gares, parfois dans des trains vides dans les hangars de dépôt, et même dans des bateaux amarrés à Howrah », a-t-il raconté en 2017 à un journaliste de New Delhi, Uttaran Das Gupta. « Nous ne nous rasions plus, nos barbes poussaient comme celles des chanteurs soufis. » Ils pouvaient passer des journées sans manger et s’ils s’installaient pour dormir sous le balcon d’une maison, on leur versait de l’eau pour les faire déguerpir. « Une fois, nous avions tellement faim que nous sommes allés dans un restaurant et, après avoir mangé, j’ai fait attendre Subo pendant que j’étais parti à la recherche de personnes qui pouvaient me prêter de l’argent pour payer l’addition. »
Par la suite ils se sont installés à l’hôtel Panthanivas et leur chambre est devenue un rendez-vous de poètes. Un jour, il fait la connaissance de deux d’entre eux, Saileswar Ghose et Subhas Ghose (4), qui vont très vite devenir des amis. « Nous sommes allés boire de l’alcool à Khalashitola, l’endroit préféré des poètes à l’époque et, à minuit, tous les deux sont venus à mon hôtel. Nous avons passé la nuit à parler sans fin. C’est ainsi que s’est formée la Hungry Generation. »
Pradip en 1963. |
Au début de cette année 1964, Pradip rassemble des écrits de ses amis et fait publier un recueil collectif, justement intitulée « Hungry ». « Ça a été une explosion, raconte-t-il. La nouvelle de la création de la Hungry Generation s’est répandue comme une traînée de poudre dans toute l’Inde. En Amérique, les poètes de la Beat Generation, dont Allen Ginsberg et Lawrence Ferlinghetti, ont exprimé leur solidarité dans leurs lettres ouvertes aux intellectuels indiens de l’époque. »
Allen Ginsberg avait séjourné à Calcutta (5) mais Pradip, qui était parti vivre dans l’état de Tripura et qui était occupé, selon son expression, par ses « propres vagabondages », n’a pas été en mesure de le rencontrer. Il ne le rencontrera jamais.
Son premier livre, « My Rapid Activities », « qui fut le premier de la Hungry Generation », aimait-il à préciser, a été publié cette année-là, 1964. En septembre, avec ses amis Hungry, il est arrêté pour le même prétexte d’« obscénité ». Et tous furent relaxés, à l’exception de Malay Roy Choudhuri, arrêté dans le Bihar, qui resta quelques mois en prison pour ce motif dérisoire. « Une affaire kafkaïenne », commente Pradip.
Poètes de la Hungry Generation: Arun Banik est à gauche, Pradip à droite. |
Fin de la séquence Hungry Generation. Pradip se consacre maintenant pleinement à l’écriture et commence à publier ses propres livres. « Pphoo », sa revue trilingue (bengali, anglais, français), prend vraiment de l’ampleur et s’ouvre au monde. Elle fera sa célébrité.
"Pphoo", un numéro de 2008, en bengali, anglais et français. |
En 1966, il reçoit les premières lettres de Claude Pélieu, qui le met en contact épistolaire avec Ginsberg, Ferlinghetti (l’éditeur de City Lights), Burroughs, Corso… qu’il va publier dans sa revue « avec une grande ferveur ». Il reconnaît volontiers que cette amitié avec l’écrivain français traducteur de la Beat Generation l’a beaucoup aidé à faire connaître ses propres oeuvres et les voir publiées en Amérique, en Europe et même au Japon. « J’ai grandement profité de cette fraternité phénoménale parmi les poètes du monde entier. » Pour autant, et en dépit de ses relations épistolaires avec Ferlinghetti, Ginsberg ou Harold Norse, il ne s’est jamais considéré comme un Beat Poet. A ce propos, Pradip, qui était parfois d’humeur à attiger la cabane, m’avait même expliqué qu’il considérait que la vision des Beats était limitée! : « Parfois ils manquent d’imagination créative. Les poèmes d’Allen peuvent être carrément ennuyeux. En revanche, les créations de Claude Pélieu sont beaucoup plus diverses et d’une fraîcheur unique, qu’aucun poète Beat n’a égalée. » (6) Jack Kerouac était finalement le seul auteur de ce mouvement qui l’a beaucoup inspiré. Il lui a d’ailleurs consacré un livre, « L’Existence phénoménale de Jack Kerouac ».
En 1990, paraît en anglais aux éditions Inkblot d’Oakland, en Californie, « The Black Hole » (Le Trou noir), son recueil mythique, qui reprend des poème écrits depuis 1964. Le titre est une allusion à une période tourmentée de l’histoire de l’Inde et au début de la colonisation par les Britanniques. Mais, comme Pradip l’a expliqué dans un entretien à Denis Emorine (7), il avait surtout utilisé cette expression astronomique comme une métaphore de la vie: « Dans cette civilisation dominée par l’argent, la puissance et le sexe, on se sent souvent enfermé dans un grand trou noir sans issue. »
Pradip à Paris, sur les quais de la Seine, en 1996. |
Pradip cherchait depuis longtemps à voyager en France. En 1993, Claude Pélieu m’a invité à entrer en contact avec lui. S’en est suivie, pendant 28 ans, une abondante correspondance. Je l’ai finalement rencontré à Paris en mai 1996 et nous sommes devenus amis. Son voyage était organisé par Harry Wilkens et Christine Zwingmann, poète et danseuse de Genève. Ils lui avaient réservé une chambre à l’Hôtel du Vieux Paris, l’ancien rendez-vous des Beats, rue Gît-le-Coeur, devenu un hôtel 3 étoiles. Je me souviens de longues discussions enflammées sur le Rimbaud d’«Une Saison en enfer » et des « Illuminations » qu’il avait lu avec ardeur à 20 ans, sur le destin fascinant de Jack Kerouac et sur notre amitié commune avec Claude Pélieu, qu’il considérait un peu comme un frère. Je me souviens de flâneries inspirées dans les rues du Quartier Latin, le long des berges de la Seine, au Louvre, où il se fit voler son portefeuille, à la librairie Shakespeare and Company, le rendez-vous cosmopolite, et dans un restaurant de cuisine juive de la rue des Rosiers avec Richard Belfer. Je me souviens aussi de sa lecture fervente et brûlante à la librairie A Tire d’Aile dans l’île Saint-Louis.
Pradip devant la librairie Shakespeare & Company, rue de la Bûcherie. |
Bruno Sourdin, Pradip, Harry Wilkens et Christine Zwingmann. |
Dans l'île Saint-Louis avec Richard Belfer (à gauche). |
A la librairie A Tire d'Aile avec Christine Zwingmann (à droite). |
Flânerie dans une rue de Paris en mai 1996. |
Il est revenu une seconde fois en France à l’invitation du maire-poète de Guyancourt, Roland Nadaus.
La poésie était sa grande passion. Il aimait répéter son mantra: « Fais de ta vie un poème. » Il avait plus de 500 poètes-amis dans le monde entier. « Je publie mes poèmes avec eux dans leurs pays respectifs. C’est la victoire de la poésie. » Avec obstination et fidèle à son esprit rebelle, il a tenu à bouts de bras sa fameuse revue pendant plus de 50 ans. Dans son anthologie « Trésor de la poésie indienne (des Védas au XXIe siècle) », Zéno Bianu retient deux poèmes de Pradip Choudhuri (8). Il le présente en ces termes: « Ardent, ultra-sensible et foncièrement iconoclaste, Pradip Choudhuri perçoit la poésie comme l’ « ultime religion de l’homme », seule capable de fissurer toutes les formes d’immobilisme. » On ne peut pas mieux dire.
Sreemanti Sengupta. |
« Pradip vivait à Kolkata comme un outsider, il avait très peu d’amis dans le monde culturel d’ici, » m’avertit de son côté Sreemanti Sengupta. Tout au long de sa vie, il a surtout auto-publié ses écrits dans sa revue. Pour lui, «Pphoo » comptait plus que tout et il n’a jamais cherché à se faire publier ailleurs, sauf à l’étranger. Aujourd’hui à Calcutta, sa réputation reste vivace mais seulement dans un petit cercle littéraire. C’est aussi le cas des autres protagonistes de la Hungry Generation: ils continuent d’intéresser les jeunes écrivains, on édite régulièrement des compilations de leurs écrits, de nombreux articles sont publiés sur leur mouvement, en particulier sur Malay Roy Chowdhury. « Cependant, m’explique mon amie Sreemanti, tout cela se fait en dehors des médias de masse. Au cours des six dernières décennies, les poètes et écrivains Hungry n’ont presque jamais écrit en dehors de petits magazines. Pourtant, ce mouvement littéraire est toujours considéré comme l’un des plus influents du Bengale. »
Pour les jeunes poètes bengalis, Pradip est à la fois une inspiration et une énigme, comme le dit si bien Sreemanti: « Son regard brûlant et toute sa vie sont remplis d’audace. Il était mon Beat. Plus que ce qu’il a écrit, sa personnalité et sa philosophie de la vie continuent de me motiver. Il a toujours été brûlé par l’urgence de la vie et de la poésie. J’ai toujours rêvé d’une vie comme la sienne: insouciante, audacieuse et en continuité avec la poésie. C’est ce qui m’inspire. »
Pradip éprouvait pour la France une inclination sentimentale. Les rues de Paris touchaient son coeur, comme si c’était le centre ardent du monde. J’aimais sa fougue joyeuse et sauvage. Pradip était unique: rebelle, iconoclaste, inspirant et libre. Viscéralement libre.
Bruno SOURDIN.
- Les bidis sont des cigarettes indiennes, roulées dans une feuille d’arbre tropical. Le vin rouge est un des plaisirs qu’il a découvert en France. Bidis et vin rouge: un pont entre l’Orient et l’Occident.
- « Spered Gouez » n°16, octobre 2010.
- Subo Acharya est devenu un adepte d’une société religieuse hindoue fondée par Anukul Chandra Thakur, réputée pour ses vues anti-féminines et sa justification rigide du système des castes. Ce qui paraît totalement contraire aux idées de la Hungry Generation.
- Saileswar Ghose est un poète et Subhas Ghose un prosateur. Ils ne sont pas apparentés, seulement des amis qui partageaient le même logement.
- Allen Ginsberg a raconté son séjour en Inde dix ans plus tard. Les « Journaux indiens », la version française de ces carnets, ont été publiés par Christian Bourgois éditeur en 1977, avec une traduction de Philippe Mikriammos.
- Lettre de mars 1995.
- L’entretien avec Denis Emorine a été repris dans le recueil « Grosse bise à toutes les chiennes égarées », en 2004.
- « Un feu au coeur du vent. Trésor de la poésie indienne (des Védas au XXIe siècle », édition de Zéno Bianu, Poésie/Gallimard, mars 2020. Les deux poèmes figurant dans cette anthologie sont « Ratri « et « Jayeeta attend avec impatience une planète lointaine ».
Les livres de Pradip Choudhuri en français:
« L’Existence phénoménale de Jack Kerouac », Tempus Fugit, Belgique, 1987.
« Ratri (la Nuit) », édition Pphoo, Calcutta, 1996.
« Le Trou noir », édition Pphoo, Calcutta, 1996.
« Poésie-Religion », édition le Givre de l’éclair, Troyes, 2000.
« Grosse bise à toutes les chiennes égarées », édition Pphoo, Calcutta, 2004.
Snigdhendu se souvient de son ami Pradip
Snigdhendu Bhattacharya. |
Snigdhendu Bhattacharya est un journaliste indépendant de Kolkata. Il avait 21 ans lorsqu’il s’est lié avec Pradip Choudhuri, qui en avait 40 de plus. Pendant ses années universitaires, il s’était vivement intéressé à la littérature de la Hungry Generation. C’est la raison pour laquelle il avait souhaité rencontrer Pradip. Et ils étaient devenus amis.
Pradip dans un village du Bengale en 2011. |
« Son accueil était chaleureux. Nous avons parfois discuté chez lui mais nous sommes surtout sortis pour aller nous promener du côté de l’université de Jadavpur. Il emmenait sa petite fille avec lui. Malgré son très jeune âge, Lia était préoccupée par la consommation de cigarettes et de bidis de son grand-père. Elle détruisait toutes les cigarettes qu’elle trouvait sur lui et cherchait à l’empêcher de fumer. Mais je pense que Pradip n’a jamais accepté aucune interdiction dans sa vie. Je me souviens qu’il m’a dit, avec un rire insouciant : Qu’est-ce que je peux y faire ? C’est ma reine. Si elle veut détruire mes cigarettes, elle le fera. Mais je dois continuer à fumer et je le ferai lorsque je serai loin d’elle. »
Lia, la petite-fille de Pradip. |
En arrivant aux environs de l’université ou sur le campus, Snigdhendu et Pradip s’arrêtaient pour boire un thé. Parfois Pradip déposait pendant quelques minutes sa petite-fille chez un commerçant qu’il connaissait.
« Nous pouvions alors partager une cigarette ou un joint que j’avais roulé. Ensuite, nous bavardions pendant des heures en discourant sur la poésie, les gens, ou la politique, tout en arpentant les ruelles du quartier ou le campus.
« Pradip aimait le vin mais pouvait se contenter d’une bière locale, il fumait de la ganja lorsqu’il était en compagnie mais il n’était pas toxicomane. Il était intoxiqué par ce que j’appellerais le breuvage de la vie, les gens, les sons, les images… »
La mort de sa femme, Gori, a créé un grand changement. Pradip avait l’habitude de dire que sa petite-fille Lia était la seule personne qui le rattachait à son foyer.
« Il a essayé de s’impliquer et à faire grandir sa créativité et son imagination. Mais je pense qu’il a très vite compris que ses interventions ne l’aideraient pas à sa réussite scolaire. Dans sa vie, Pradip avait remis en question tous les principes de la réussite sociale mais il n’a pas voulu imposer ses idées à son fils et sa belle-fille. Il a fait la même chose avec sa petite-fille. Il n’était pas enthousiaste en pensant à la jungle dans laquelle elle se trouverait un jour mais il ne voulait pas rendre les choses difficiles à ses parents. Après tout, disait-il, quelle responsabilité puis-je assumer ?
« La responsabilité est un mot qu’il considérait avec une profonde méfiance. Il ne s’est jamais envisagé comme un père responsable. C’est sa femme qui s’est occupée de l’éducation de son fils, Dimitri. Lui, s’est occupé de sa propre liberté, il a passé sa vie à écrire, à voyager, à discuter, à écouter, à explorer la vie au-delà du train-train quotidien. Cependant, à la soixantaine, il a admis avoir regretté de ne pas s’être impliqué dans le rôle de parent. C’était une expérience qui lui manquait, m’a-t-il avoué à plusieurs reprises. Mais je ne pense pas qu’il ait été affecté par un quelconque regret, si tant est qu’il ait jamais regretté quoi que ce soit.
« Il ne se souciait pas beaucoup de l’avenir et vivait principalement dans le présent. Il était quelqu’un qui refusait de s’installer. Il voulait rester une pierre qui roule. Il s’était fortement endetté dans les années 60 et 70, en raison de toutes les dépenses qu’il avait faites avec sa carte de crédit, dont la plupart étaient improvisées, certaines lors de ses voyages à l’étranger. Le remboursement mensuel a enlevé une grande partie de sa pension et il avait de grandes difficultés financières à boucler la fin du mois. A certaines occasions, il a même vendu des livres qu’il possédait. Je me souviens de lui avoir acheté un livre de Millar. Plus tard, lors d’une visite chez lui, j’ai remarqué qu’il avait fait imprimer une version PDF de ce livre. Je me suis vraiment senti mal ce jour-là de lui avoir pris ce livre contre de l’argent. J’aurais dû lui donner cet argent sans contrepartie. Auparavant, il m’avait bien offert des livres, dont l’un de ses Dostoïevski préférés. Mais Pradip n’a jamais demandé d’argent. Il a même généreusement prêté de l’argent, sans souvent se faire rembourser.
« Quelques années avant sa mort, son fils, Dimitri, l’a soulagé du stress financier, en remboursant le prêt en totalité, et Pradip a dû rembourser Dimitri en plus petits versements. Lorsqu’il nous a annoncé cela, nous lui avons dit qu’il devait être reconnaissant à son fils d’avoir assumé ce fardeau. Pradip n’était pas d’accord. Il pensait que son fils s’était acquitté de ses propres responsabilités. Il vit dans ma maison, m’a-t-il dit, et si je les chassait ?
« Franchement, j’ai été un peu choqué d’entendre cela. Etait-il vraiment si impoli, si ingrat ? Ou avait-il seulement peur que l’initiative de son fils puisse l’entraîner à certaines contraintes. Il ne voulait ni contraintes ni obligations. Il voulait être libre.
« Pradip n’avait pas beaucoup d’amis. Il avait quelques compagnons comme moi, avec lesquels il pouvait passer de temps en temps un moment « complice ». Il était un reclus. Il n’aimait pas la foule. Pendant les premiers jours de notre amitié, si je peux appeler ainsi notre relation, Pradip a suggéré que je lui rende visite seul plutôt qu’avec d’autres membres de mon cercle d’amis. Deux c’est de la compagnie, trois c’est une foule, m’a-t-il dit. Il croyait que les meilleurs échanges ne se produisaient que lorsqu’il n’y avait que deux personnes, toute présence supplémentaire créerait des diversions et des distractions. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles il évitait les rassemblements littéraires ou culturels. La seule chose que je l’ai entendu déplorer, à plusieurs reprises, était le peu de personnes à Kolkata avec qui il pouvait parler, des personnes ni rigides, ni engagées et libres. Il cherchait désespérément des amis, surtout dans la jeune génération, mais je doute qu’il en ait jamais trouvé. Il était toujours très scrupuleux de ne pas empiéter sur l’espace des autres. Il tenait beaucoup à la dignité humaine et à la sienne en particulier. Il n’aurait jamais supporté d’être dépendant. Sa seule dépendance, je pense, était ses anti-dépresseurs.
« La fréquence de mes rencontres avec Pradip a diminué au fur et à mesure que je m’impliquais dans le journalisme. Il y a eu tant d’occasions où il m’a demandé de venir à l’université de Jadavpur pour une heure ou deux ou de passer chez moi, mais cela ne pouvait pas se faire en raison de mes horaires de travail imprévisibles. Il me poussait à me libérer des chaînes de ce travail professionnel et à profiter de la vie. Mais mes pas ont toujours été plus mesurés que les siens.
« Dans une certaines mesure, je suis comme lui. Je ne m’embarrasse pas de regrets. Mais je ne suis peut-être pas aussi rigide que lui. Je regrette ces rendez-vous manqués. Je me sens triste en pensant qu’il n’est plus là. »
Propos recueillis et traduits par Bruno SOURDIN.
***
Sept poèmes de Pradip Choudhuri
Rimbaud
1.
De tous les ivrognes
je suis le plus jeune et le plus fou
peu importe le bien-être de cette planète
c’est mon autorisation
qu’ils exigent
je ne suis habitué ni à l’éternité
ni à l’homme
mon amour est instable
et sans méthode
tout ce que je sais c’est comment aller
au-delà de la carte &
Paris!
oui, toi, tu es emprisonné
dans ces chiottes de dingue
les cuisses trempées de sperme
tu me gonfles avec ton hymne
secret de la vie immortelle
je suis de ta tribu hirsute
& je suis drôlement excité
à défaire les noeuds de toute la paperasserie
de cette ville maléfique
il est minuit maintenant
& je suis assis tout seul
dans ce parc hostile
je continue à considérer Calcutta
même dans le noir
avec mes yeux sauvages
les images du village branlant d’où je viens
& de ma mère qui m’y a laissé tomber
me hantent à ce moment-là comme un coup de fouet
c’est tout, oui, &
comme alternative à l’horreur
je sors une bouteille d’alcool du pays
et l’avale comme le paria que je suis
les poils de mon corps se dressent
comme les énormes piquants
d’un porc-épic
ah, maintenant je peux comprendre
la fin de Paris
et la mienne
& l’indifférence de PAN et d’APOLLO
les flics envoyés pour me dévorer
battent en retraite tête baissée
insultés par rien d’autre
qu’un garçon capricieux — oh ouais ?
2.
la fameuse fournaise de l’enfer
était-elle si différente de ça?
est-ce que la nature de l’homme a été aussi disséquée
ici comme ailleurs ?
enfin, fou que JE SUIS,
j’accompagne une jeune fille
ravie de sa virginité
qui sort pour mordre dans une pomme
qui vient de tomber du ciel
je me précipite dans des salles à manger
de Marseille à Calcutta
pour manger les racines angéliques
de cette jeune personne
mon amour
ma renaissance
mon incarnation
ma représentation des mille bulles évanescentes
de son visage
reflétées derrière cette porte
où j’entre en hallucination —
ouais, tout ça
est ce qui est en jeu !
je saccage la chambre
remplie d’atomes explosés
je trébuche
je culbute à ses pieds
couverts de rayons de lune
je commence à haleter
& je suis couvert un moment
d’un drap d’impuissance
je suis impressionné par l’étrange
aveuglement de cette planète
pourquoi les femmes d’ici sont-elle nées
pour allumer les feux des hommes
même sans allumette ?
je suppose qu’il est indispensable
de regarder en haut vers la Tour Eiffel
mon corps s'immobilise, oui
un instrument métallique baise les cieux
et maintenant la progéniture de Dieu ne tarde pas à descendre
c’est vraiment une merveilleuse invention !
à l'intérieur du crâne compliqué
de l'homme
ouais, la même peine éternelle sans la moindre signification
Et ils m'appellent fou
parce que je vois
& le dis.
Soupe chinoise
Ma chère demoiselle se retire
en tenant un bol de Chine énigmatique à la main.
La fumée de la luxure m’éblouit les yeux.
Je peux dire à quel point elle pèse
lorsque j’entends le bruit de ses pas de 55 kg.
Jalousie, un appel nocturne la plonge
dans un sommeil inerte.
La fumée de la luxure,
& seulement au bout de 40 minutes
Elle déchire cette terre orange —
puis reste immobile comme une morte.
L’écume qui ne cesse de couler de ses mâchoires
ne s'évapore pas même après le long
long reflux de la marée.
On ne peut voir que les éclaboussures roses
du sang qu’elle a perdu
sur la toile sombre de la nuit.
Pauvre de moi !
Elle a compris alors que son désir ressemble
à un feu, en crachant
à la figure à son dieu privé.
Elle a vidé le bol de Chine
en une seule gorgée.
Kanya Kumari/ 1
Même après le premier naufrage de ma vie
mes yeux sont à la fois immobiles et blancs;
les femmes en saris de soie descendent les marches du Cap
je n’ai aucun désir; je suis LIBRE
je ne regarde que leurs cardigans rouges
Kanya Kumari/ 2
Un tourbillon engloutit ma poitrine,
rêves du Vésuve
en dessous —
j’aperçois un garçon inconnu au loin
Le trou noir #2
Je suis pisté dans l’ombre des ruelles secrètes
du sud de la ville —
des trous noirs:
annulaires et rouges.
Entre deux postes de surveillance on croise
une horde de zèbres de couleur cancéreuse
étalant leurs os le plus longtemps possible.
Une meurtrière se penche
sur une poitrine anonyme —
un drapeau sanglant à la main:
« La fécondation in vitro, c’est ce que j’exige ».
Après avoir beaucoup bu 6 jeunes grossiers
plongent les mains dans leurs poches
puis les ressortent;
6 couteaux aiguisés clignotent au-dessus de leur tête.
Il n’y a aucune trace de ciel nulle part.
Dans un coin ombragé de la corniche déserte,
un tas de sous-vêtements,
tenues amples pour mes potes — des zobbas &
un tas de serviettes centenaires…
Le christ rouge interné — Dhritarashtra —
Père aveugle où es-tu ?
Oh ça !
Du sud de la ville des trous noirs apparaissent —
avec la fille de la vierge.
Un ruisseau d’eau dorée suinte
de ses ganglions gonflés
et elle rit
en avançant bouche bée.
Elle me refoule avec les 6 autres.
Personne à part nous ne sait
comment un satellite maléfique a atterri
dans ce trou humain de nulle part.
Une main noire est entrée dans mon sang
Une main noire est entrée dans mon sang
« Donne-moi quelque chose » — un écho, un frisson
dans tout le corps
Je ne peux rien offrir à cette main gourmande.
Fin de mes sombres tractations.
J'entends le rire nerveux de quelqu'un
dans ma veine.
C'est moi.
Harakiri
Un matin trouble toute la horde —
père mère amant voisin et même dieu,
blottis tous ensemble sur le seuil &
oui, eh bien, pour arracher un maximum de plaisir &
de haine, aux yeux de tous, pour créer
une orgie d’Amour…
on commence:
nu comme un ver je sors de la salle de bain
jambes écartées & je me tiens
juste devant père mère
amant voisin et même dieu
& sans attendre une seconde
je me perce le ventre
avec leur couteau aiguisé
& dresse dans le vide une poignée
d’entrailles appétissantes;
oui, Basho! quelle excitation
des soleils distants s’illuminent
entre chaque paire de cuisses —
même celles de dieu.
Poèmes traduits par Bruno Sourdin
Notes sur ces poèmes
Rimbaud: « Une saison en enfer » est la première grande oeuvre occidentale que Pradip Choudhuri a découverte, « avec ardeur », à 19 ans. Il aimait comparer le génie de Rimbaud à celui de Ramakrishna.
Calcutta: capitale de l’état du Bengale-Occidental. Une agglomération de 14 millions d’habitants. La ville s’appelle désormais Kolkata, de son nom bengali.
Kanya Kumari: la ville de Kanyakumari se trouve à l’extrême sud de l’Inde dans l’état du Tamil Nadu. Anciennement Cap Comorin.
Le Trou Noir: Pradip Choudhuri utilise cette expression astronomique comme métaphore de la vie.
Zobbas: des vêtements amples que portent les ascètes hindous.
Dhrirarashtra: un des personnages mythiques du Mahabharata (une grande épopée de 106 000 vers, le livre sacré de l’Inde). Dhrirarashtra est un roi aveugle qui eut cent fils.
« On commence »: en français dans le texte. Pradip aimait le français, qu’il avait appris tout seul. Il le parlait et l’écrivait.
Basho: un des plus grands poètes japonais, né en 1644, moine, grand voyageur et maître incontesté du haïku.
*
Poèmes publiés dans le N° 86 de la revue Diérèse (8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière), hiver-printemps 2023.
*
Deux poèmes de Pradip Choudhuri ont été publiés dans Trésor de la poésie indienne, des Védas au XXIe siècle, édition de Zéno Bianu (Poésie/Gallimard, 2020): Ratri et Jayeeta attend avec impatience une planète lointaine.
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