26/04/2022

Entre parole et silence, la poésie inouïe de Roberto Juarroz


Une voix autre. Une parole unique, inouïe, qui touche, dans sa verticalité, à la fois les étoiles et les profondeurs de la terre. Roberto Juarroz a composé une œuvre poétique d’une rare intensité. Il est sans conteste une des grandes figures de la poésie intérieure contemporaine. Un poète absolu et très pur.

 

Roberto Juarroz a publié son premier livre en 1958 : Poésie verticale I. Tous les recueils suivants auront le même titre. Poésie verticale II, Poésie verticale III… Seul un numéro permet de les distinguer. Et à l’intérieur de chaque recueil, l’auteur ne donne pas de titre à ses poèmes, ils se suffisent à eux-mêmes. Ce qui donne, au final, une œuvre d’une unité extraordinaire.

 

Le poète argentin part d’un double mouvement chez l’être humain : une tendance implacable vers la chute et, en même temps, un élan vers la haut, une montée, une ascension vers l’inaccessible. Une poésie « entre hauteur et précipice », souligne Réginald Gaillard.

 

« Un abîme vers le haut.

Un autre abîme vers le bas.

Et entre le haut et le bas,

coagulé entre deux abîmes,

l’homme,

rien de plus qu’un autre abîme.

 

Et il ne peut choisir parmi les autres,

non pour être le troisième,

mais parce qu’un abîme ne peut choisir :

il ne peut qu’être abîmé ou n’être rien.

 

Nous ne savons pas même

laquelle des deux choses est la meilleure.

Nous ne savons pas encore

quelle forme de l’abîme est notre forme. »

 

Juarroz n’est pas un homme de foi, mais il dit avoir été marqué « par quelque chose proche de la mystique, qui apparaît et réapparaît dans ma poésie, qui est maintenant ma seule religion ».

 

Proche de la mystique ? En effet, le poète de Buenos Aires a puisé dans les grandes traditions, de Maître Eckart et des mystiques rhénans à Suzuki et au bouddhisme zen. « Juarroz reconnaît que ce qui le séduit dans le zen, c’est qu’il ne prétend offrir aucune réponse. D’où l’importance des questions… », explique Réginald Gaillard qui, dans cette édition des Poésies verticales, a choisi de reprendre les quatre premières et la onzième, auxquelles il a ajouté un entretien intitulé Poésie et réalité. Dans ce texte fondamental, Juarroz reprend un koân zen éclairant. Le voici : « - J’ai passé toute ma vie à expliquer le zen, confessa un jour Bashô, et pourtant je n’ai jamais pu le comprendre.  - Mais, dit son interlocuteur, comment peux-tu expliquer ce que toi-même n’entends pas ? - Oh, s’exclama Bashô, je devrai même expliquer ça ? »

 

Roberto Juarroz affirme qu’il n’est pas de poésie sans silence ni solitude. Mais, ajoute-t-il, « la poésie est sans doute la façon la plus pure d’aller au-delà du silence et de la solitude. Elle ressemble en cela à la prière, pour celui qui peut encore prier. Pour le poète, la poésie occupe le lieu de la prière ; elle la remplace et, en même temps, la confirme. »

 

Les mots viennent du silence profond de l’homme. Les mots du poète argentin sont, eux, d’une grande simplicité. Ils ont une présence très jubilante. « La poésie, disait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible. En tant que poète, j’ai intensément cherché cet espace. »

Un espace d’éveil.

 

« S’éveiller c’est un coup de fouet dans l’œil. 

Mais qui donne le coup de fouet ?

 

La nuit ne s’éveille pas dans le jour,

ni la vie dans la mort,

ni toi en moi.

 

S’éveiller c’est sentir que le visage se retourne,

comme si le vent de la substance

changeait soudain de sens.

 

Le rêve seul peut s’éveiller dans le rêve,

les yeux ouverts dans les yeux ouverts,

le mal dans le mal,

la terre dans la terre. »



 




La poésie, affirmait-il, est toujours une poursuite de l’impossible, « une recherche constante de l’autre côté des choses, du caché, de l’envers, du non-apparent, de ce qui semble ne pas être ».

 

« Il ne s’agit pas de parler

non plus de se taire :

il s’agit d’ouvrir quelque chose

entre la parole et le silence.

 

Lorsque tout sera passé,

la parole comme le silence,

restera peut-être cette zone ouverte

comme une espérance à reculons.

 

Et sans doute ce signe inverse

sera-t-il une marque d’attention

pour ce mutisme illimité

où manifestement nous nous enfonçons. »

 

Pour Roberto Juarroz, la poésie est la réalité absolue, une expérience vivante de l’absence et de la présence, « pensée et non-pensée, au delà et en deçà de la pensée ». C’était, pour lui, la seule voie possible.

 

Bruno SOURDIN.

 

Poésies verticales I-II-III-IV-XI, de Roberto Juarroz, traduit de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen, édition bilingue. Édition de Réginald Gaillard, Poésie/Gallimard, 2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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