J.G. Gwezenneg est un des artistes les plus originaux et les plus secrets du Cotentin. Il utilise essentiellement des objets de récupération. Il s’intéresse surtout « à tous ces éléments qui ont été travaillés et transformés par la mer. La mer les a enrichis et moi je ramasse tout le temps. » Jamais de déchets, jamais de détritus, mais les épaves qu’il recueille sur le littoral, ainsi que des ossements d’animaux qu’il trouve dans les dunes ou les chemins creux de la presqu’île.
La Hague est le pays de coeur de ce Breton né à Rennes en 1941. Il y vit depuis plus de 50 ans et y est devenu un véritable « épaveur ». Son oeuvre est authentiquement haguaise. Elle reflète la puissance de ce pays et son imaginaire farouche.
A l’ouest de Cherbourg, La Hague est un pays rugueux et fort, sauvage: de grandes falaises qui dévalent vers la mer, un pays iodé battu par les flots, fouetté par les vents, un littoral semé de rochers qui hurlent avec les tempêtes, une langue qui claque et martèle, rude comme le granit, mais qui peut aussi être douce et caressante pour chanter le printemps et le renouveau.
Le grand poète de La Hague se nomme Côtis-Capel (1). Il a écrit, en langue normande, une oeuvre capitale. Né en 1915 dans une famille de pêcheurs, « fils de la Hague et plus pauvre que tous (fis d’la Hague et pus pouor qué touos l’s âotes) ». En classe de 3e, un prof l’humilia en jetant à la poubelle un poème qu’il avait écrit en français. Il se jura de n’écrire désormais qu’en normand, sa langue maternelle. Toute sa vie il sera comme cela: un écorché-vif et un homme de caractère. Et un homme de foi. Ordonné prêtre, il réalise son grand rêve, en 1950, en devenant prêtre marin-pêcheur et en embarquant comme matelot sur un chalutier. Une vocation unique. Dans son oeuvre poétique, la mer est omniprésente. « J’rariv’ de r’vei la mé. J’li coum’ tinse à brachie » (Je rentre de revoir la mer. Je l’ai comme tenue embrassée), écrit-il dans un poème célèbre.
Tous ses livres ont emprunté leur titre au vocabulaire maritime. Son premier grand recueil, en 1965, s’intitule « A Gravage ». Aller à gravage, c’est ramasser sur la grève ce que la mer a rejeté. C’est ce que les Haguards entreprennent depuis toujours. C’est justement ce que réalise J.G. Gwezenneg depuis qu’il a installé son atelier à Teurthéville-Hague au début des années 70: il travaille à marée basse sur l’estran (« le pllan », comme on dit en normand), il collecte toutes sortes de matériaux qui ont été broyés et ont macéré pendant des lustres dans l’eau de mer. « Ces éléments étaient voués à la destruction totale, dit-il. Je donne une deuxième vie à ce qui allait mourir. »
Le thème de la mort est sans cesse présent dans cette oeuvre en perpétuelle gestation. « Tout mon travail, affirme-t-il, se joue sans arrêt entre la vie et la mort. »
Le peintre de La Hague dans son atelier au Poutrael. |
En 50 ans, il a composé une oeuvre impressionnante. Il est à la fois peintre, graveur et sculpteur. Ses dessins à la plume, d’abord, sont extrêmement minutieux. Ils figurent un monde de cellules qui s’imbriquent et se développent à l’infini. Dans un sens, Gwezenneg le miniaturiste a raison lorsqu’il dit qu’il « organise le chaos avec beaucoup de rigueur ».
Ses dessins figurent sur des bois récupérés en forme de totems, de croix ou de barques. Sa « Barque des morts » est une oeuvre centrale. Elle provient d’une épave qui a été broyée par des paquets de mer dans le Raz Blanchard, le courant extrêmement puissant situé entre la pointe la Hague et l'île anglo-normande d’Aurigny, à l'entrée du passage de la Déroute. L’épave est venue s’échouer sur les galets de la pointe de Goury et l’artiste haguais a beaucoup travaillé sur les fragments de ce grand bateau éclaté.
Sur ces bois récupérés, Gwezenneg dessine donc des formes étranges, des proliférations minutieuses, ce qu’il appelle, dans son langage fort, des « sécrétions» (qu’il écrit d’ailleurs avec un accent grave sur le deuxième « e »). Concrétions, sécrétions, créations. On pense à toutes les matières qui sortent du corps, sécrétions des larmes, sécrétions de la salive, sécrétions de la bile… C’est également un rappel des fils de soie qui composent les toiles d’araignées, que l’artiste protège et laisse proliférer depuis des années dans sa maison de Teurthéville.
"Manteau calciné des sécrètions" |
Ses couleurs, il les fabrique lui-même « à partir de terres broyées », des terres ocres rouges, ocres vertes, roses ou bleutées comme la pierre du pays. De ses escapades dans la campagne, il a ramené des milliers d’os de mulots ou de lapins. Il a récupéré des pelotes de chouettes dans les clochers des villages alentour. Sans parler des crapauds momifiés, des crânes de chats, des petits animaux séchés du bocage normand.
Tout cela va constituer un univers envoûtant, recueilli dans des reliquaires ou des assemblages d’ossements et de bois marins récupérés. Pour redonner vie à ce monde en décomposition, il est important que les mots entrent en scène. Les titres des oeuvres sont choisis soigneusement. C’est un prolongement poétique indispensable. Les mulot deviennent des Lutoms, les araignées des Arach’s, les balais des Albias… Ainsi ces quelques titres, glanés au fil des ans: « Fenêtre sécrétions des Arac’hs blancs »; « Arac’hs sécrètions des os engloutis »; « Feuillet du mangeur d’Arac’hs »; « L’oiseau de la Tour des Lutoms »; « Regards de la haute tour des Lutoms »; « Le tombeau des Albias »; « Le regard surgissant du Bois des nuits »; « Rêveries et errances autour des barques-épaves d’Hague en sécrètions»…
"Les Arac'hs à la bouche de Lainps". |
Le travail de l’artiste haguais est un exutoire. Hanté par la mort, il cherche à la conjurer et on n’entre pas sans violence dans cette bonne nuit. Mais il faut lire aussi son oeuvre comme un hymne à la vie. Un combat qu’il livre sans relâche entre mort et résurrection. C’est la magie Gwezenneg. Sa passion est d’être porteur de vie.
Bruno SOURDIN
(1) Côtis-Capel est le nom de plume d’Albert Lohier, né à Urville-Nacqueville en 1915 et mort à Cherbourg en 1986. Il est considéré comme un des poètes les plus inspirés de la langue normande. La Hague, la mer et le métier de la pêche sont au centre de son oeuvre.
Photo Jean-Yves DESFOUX. |
HAGUE
à J.G. Gwezenneg
Ici c’est le pays des sécrétions
Dans le port de Goury qui est comme un nid d’ossements et de bois flottés
passe et repasse la barque des morts
Si enragé d’être dans La Hague
Après l’écume la chute dans la cendre des bûchers
Flots flammes glaives des falaises de Gréville
Gémissements des dunes de Biville
Pas un seul linceul Baie d’Écalgrain aux étraves broyées
ni derrière le Nez de Jobourg trop érodé pour y dresser nos totems
Ici c’est le royaume de la grande faucheuse mais ce qui manque surtout
c’est la gaité des étoiles
Les chouettes ont la colère des noyés
Une voix récitait ce vers de Dylan Thomas
« N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit »
et c’était toi
Ensemble nous avons tremblé et nous restions parfois des heures
à prendre le pouls des marées
Sept heures du soir
On n’entend plus s’échouer le pilleur d’épaves
Viens vite
Dans la tour nos tambours résonnent et si l’océan ressuscite ses ouragans
nous lui dirons
« Est-ce ainsi que tu trouves l’apaisement? »
Rien n’est plus obscur au monde que la blessure de ces rochers
Aujourd’hui je ne pense plus guère à ce pays que comme un astre
à la chute du soir.
Bruno SOURDIN.
Article et poème parus dans la revue "Les Hommes sans Épaules", n° 52, deuxième semestre 2021. Un numéro consacré aux poètes normands et illustré par les oeuvres du grand artiste haguais.
www.leshommessansepaules.com
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