Hettie Jones |
Elles ont été longtemps ignorées. En France, personne ne parlait d’elles. Elles n’étaient d’ailleurs pas publiées, ou si peu. Qui avait eu la curiosité de lire ces femmes de la Beat Generation, pourtant si talentueuses et courageuses ?
Jacqueline Starer a été une des premières à leur prêter attention et à les traduire. Ces femmes, elle les connaissait et les appréciait. Elle en parlait avec éloquence et ferveur: « Ces femmes de la Beat Generation étaient des personnalités hors normes, avec une forte énergie, sensibles, compatissantes, tourmentées, inspirées, intelligentes et de caractère indépendant, avides de rencontres, de liaisons, d’échange », écrivait-elle dès 2004 (1).
Parmi ces femmes remarquables, elle mettait en lumière la personnalité singulière de Hettie Jones, une poète new yorkaise de premier plan, dont elle donnait les premières traductions. Première émotions. Premiers enthousiasmes.
« Plus tard, à la tombée de la nuit
en conduisant vers le nord sur la Saw Mill
dans la bourrasque, de gros nuages dérivant
au-dessus de la route comme des animaux
fiers de leurs ventres roses,
dans un moment d’intense lumière
je vis la une maison d’Edward Hopper,
à la fois si délicieusement claire et sombre,
que j’en pleurai pendant tout le trajet jusqu’à la Route 22
en ces larmes incontrôlables
« comme si mon corps entier pleurait »
et ainsi jeunes femmes
voici le dilemme
qui est aussi la solution:
J’ai toujours été en même temps
assez femme pour être émue aux larmes
et assez homme
pour conduire ma voiture dans n’importe quelle direction » (2)
Une femme sans complexes, une femme intrépide qui a élevé seule ses deux filles, une femme libre, une femme que l’on aime aussi pour ses engagements: aux côtés des femmes emprisonnées, aux côtés des déshérités, aux côtés des victimes de l’obscurantisme et de la barbarie:
Complainte, Afghanistan 2006:
là il y a deux professeurs qui sont
morts, mais rappelons-nous les
plutôt dans leurs classes.
Sauf que leur école a brûlé
complètement. Vingt professeurs tués
cette année, cent quatre-vingt-dix-huit
écoles complètement brûlées.
Ces deux professeurs étaient des soeurs,
qui ont vécu et sont mortes ensemble
derrière un mur
sur lequel les tueurs ont grimpé
avant de tirer
sur les soeurs, leur mère;
leur grand-mère, et un homme de leur famille, tous morts
pour avoir commis le crime impie d’enseigner
comme les tueurs l’avaient appris
Mais quel dieu réclame
un crime pareil? »
Hettie Cohen est née en 1934 à New York dans une famille juive de Long Island. A 24 ans, elle annonça à ses parents son intention d’épouser un poète afro-américain, dont elle était tombée amoureuse alors qu’elle travaillait pour une revue de jazz: LeRoi Jones était un poète et un dramaturge de grande envergure. Les parents de Hettie désapprouvèrent totalement le choix de leur fille, comme le raconte son amie Joyce Johnson: « Ils l’avaient chassée, en larmes, dans une voiture remplie de cartons renfermant ses affaires, lui interdisant de passer une seule nuit sous le toit de cette maison où elle avait grandi, de venir dîner chez eux lors des vacances juives, ou même de parler à sa propre soeur. Je n’ai jamais connu quelqu’un qui se soit coupé aussi radicalement de sa famille. » (3)
LeRoi Jones (Amiri Baraka) |
Nous sommes en 1958, les mariages interraciaux étaient rares et très mal vus aux Etats-Unis: pour Hettie c’était un acte extrêmement courageux.
Mariés dans un temple bouddhiste, Hettie et LeRoi emménagèrent dans un modeste appartement au Greenwich Village, 7 Morton St. « A vingt-quatre ans, LeRoy Jones était chaleureux, drôle, sans prétention. Hettie percevait aussi son intelligence et le feu qui brûlait en lui », se souvient Joyce Johnson. « Une sorte de reconnaissance rare et profonde les attirait inexorablement ensemble. »
Mais tout a changé en 1965 après l’assassinat de Malcolm X. LeRoi Jones quitte son épouse blanche et leurs deux enfants, s’installe à Harlem pour lancer le Black Arts Movement en liaison avec le parti séparatiste des Black Panthers. Finis les bons sentiments. LeRoi Jones prend le nom d’Amiri Baraka, se convertit à l’Islam et écrit désormais une poésie de combat véhémente et stridente « à la gloire de l’homme noir » et ouvertement antisémite. Barry Miles se souvient qu’Allen Ginsberg et son père Louis avaient des avis très divergents sur les Black Panthers, « Louis les considérant antisémites et son fils non ». « Allen estimait que leurs sentiments anti-juifs se fondaient sur le nombre important des propriétaires de leurs taudis et des commerçants dans le ghetto noir qui étaient juifs. » Son père qui avait rencontré Jones à plusieurs occasions à l’époque de Yugen se souvenait au contraire de ses discours de haine « enveloppant tous les Juifs ». (5) Louis Ginsberg avait raison. Baraka ne réussit jamais à se débarrasser de son racisme et de son antisémitisme: en 2001, dans un poème complotiste ridicule sur l’attaque terroriste du 11 Septembre, il s’en prenait encore aux Juifs («Qui a prévenu les quatre mille employés juifs du World Trade Center de rester à la maison, ce jour-là?»), et fut destitué de sa chaire de Poète lauréat du New Jersey!
Drive c’est d’abord une célébration de la vie pied au plancher, de l’allégresse de la route avec ses vociférations et ses grands frissons, ses syncopes et ses mélodies sauvages. C’est le bonheur de rouler à toute allure et de retenir son souffle:
« la femme à la voiture verte
ne sait pas où elle va
donc elle y va à fond
il faut avoir son petit pied ferme sur l’accélérateur
comme elle veut gagner
du temps
comme elle
fonce
(…)
elle passe devant le camion trop large, évite
les phares, les mains serrées sur le volant
la peur c’est la mort
trompe-la encore une fois ».
Ode à la voiture. Éloge de la mécanique et de la vitesse. De la vie vite. Hettie se souvient de toutes les voitures qu’elle a aimées: la Plymouth 53, la Ford et les deux Ramblers, la Chevrolet 56 et
« la super Maverick verte, qui a toujours bien roulé
jusqu’à ce qu’elle rende l’âme et me conduise à toi,
ma chère Honda bleue, au look si moderne, à l’allure
impeccable, sans une éraflure, au moteur puissant.
Et tes secrets - les cent mille kilomètres
que tu as parcourus avant moi. »
Dans les rues de New York, sa ville, Hettie mélange volontiers le présent et le passé:
« En cette fin d’après-midi
je traque les dernières lueurs du jour
je poursuis le soleil jusqu’à Washington Square ».
Elle se souvient de ses amis poètes, Allen Ginsberg, Frank O’Hara et ses poèmes déjeuner écrits sur le pouce et en vitesse. Elle se souvient de cette merveilleuse communauté des jazzmen noirs, qu’elle a tant aimée, Thelonious Monk, David Murray, Albert Ayler:
« Albert, hier soir ils ont joué pour nous
Flowers for Albert
et la musique a ébloui nos oreilles
elle a flotté
au-dessus de nos têtes, et soudain
le monde a pris une couleur fuchsia
un fandango a retenti
à l’extérieur du club
et un tango
a traversé la ville
jusqu’à la rivière
Albert!
hier soir la musique
t’a fait revivre
elle t’a sauvé de la noyade ».
Hettie Jones fascine par sa liberté de ton: elle est directe et cash quand elle raconte un souvenir intime douloureux et obsédant:
« J’avais dix ans
quand l’autre, l’oncle irréprochable
que son arrogance rendait intouchable,
m’a touchée. Je veux dire vraiment touchée,
de la façon dont les vieux messieurs touchent
les filles aux seins naissants, en estimant légitime
et sans se soucier des conséquences.
J’avais dix ans
ce jour-là je les ai perdus. »
Elle est émouvante (et drôle) lorsqu’elle évoque les disputes de ses parents, son enfance, le départ de ses enfants et « le syndrome du nid vide », son parcours de femme libre et joyeuse (« J’ai connu un homme/ qui pouvait s’occuper du toit,/ de la voiture, de ma chatte, ou/ de quoi que ce soit qui avait besoin d’attention »), ou bien lorsqu’elle raconte, avec retenue, un souvenir amoureux et trouve les mots justes:
« En conduisant, je retire ma main
du volant
pour toucher mes lèvres
adoucies
par tes baisers
Par deux fois tu m’as embrassée
Par deux fois
je touche mes lèvres
Tout cela a duré
plus longtemps
que je n’aurais pu
l’imaginer ».
Je la trouve pertinente, et bien dans son siècle, lorsqu’elle expose les horreurs de l’Apartheid, le siège sanglant de Sarajevo, le chaos de Beyrouth, ou bien lorsqu’elle fait revivre une scène insoutenable de châtiment à Kandahar:
« Voici comment ils sont morts au nom de l’amour:
Eux qui avaient péché sont morts sous les pierres
jetées par ceux qui n’avaient pas péché
Voici comment ils sont morts au nom de l’amour:
Dans le désert, enterrés dans le sable
jusqu’à la poitrine. Puis
bombardés de pierres, des pierres de la taille
de la main d’un homme qui n’avait pas péché.
Voici comment elle est morte au nom de l’amour:
Dans son linceul, dans sa burqa bleu ciel
qui voilait ses larmes,
dissimulait sa douleur
et son sang. Voici comment elle est morte
au nom de l’amour: sous les pierres,
enterrée dans le sable jusqu’à la poitrine, étouffée
sous le poids des pierres de la vertu
jetées par les hommes qui n’avaient pas péché. »
Qu’elle parle du sort monstrueux fait aux femmes dans le monde, de sa vie de femme amoureuse, d’une rose qui fleurit sur la sixième avenue chaque hiver ou de la réparation de la chasse d’eau de ses toilettes, Hettie Jones célèbre, sans complexes et sans tabous, sa foi en la vie, « une flamme si fragile ». On n’est jamais lassé de la suivre dans les rues et les cafés de New York, où elle vit toujours aujourd’hui, en pleine forme, à 86 ans. Elle incarne, mieux que quiconque, la Beat Generation au féminin.
Bruno SOURDIN.
Drive, de Hettie Jones, traduit de l'anglais par Franck Loiseau et Florentine Rey, Éditions Bruno Doucey, 2021.
- Article publié dans le Journal des poètes (Bruxelles) en 2004. Repris dans le n° 200 d’Action Poétique, en juin 2010. Jacqueline Starer a publié Les Écrivains Beats et le Voyage, aux éditions Didier en1977, un ouvrage qui fait date.
- Traduction de Jacqueline Starer, publiée le livre CD What’s up? Femmes poètes de la Beat Generation, par Jean-Marc Montera, Radio France, Harmonia Mundi, 2013.
- Joyce Johnson: Personnages Secondaires, Sylvie Messinger éditrice, 1984. Dans ce livre, l’actrice raconte sa liaison amoureuse avec Jack Kerouac.
- Propos rapportés par Abigail Lang, dans Beat Generation, l’incertitude volontaire, sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne (CNRS Éditions, 2018).
- In the seventies, aventures dans la contre-culture, de Barry Miles, Le Castor Astral, 2016.
- Beat Attitude, femmes poètes de la Beat Generation. Une anthologie établie par Annalisa Mari Pegrum & Sébastien Gavignet, éditions Bruno Doucey, 2018.
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