Didier Manyach |
Les éditions Paraules, d’Ille-sur-Têt, ont eu l’excellente idée de publier un poème inédit de Didier Manyach, « Barrio Chino », et de le traduire en catalan. Il s’agit d’un texte de jeunesse, écrit en 1977 à l’âge de 21 ans. Un texte d’une grande force et d’une grande beauté. Mystérieux aussi. Il fallait essayer d’en débusquer quelques-uns de ses secrets, l’ausculter en conversant avec son auteur, qui vit dans les Pyrénées-Orientales, près de Perpignan. Interview réalisée « à l’arrache », selon une formule que Didier aime bien employer. Comme s’il s’agissait d’une urgence radicale.
Bruno SOURDIN: D’entrée, tu écris : « Sans amarres/ cherchant l’origine/ un pays où revivre ». L’endroit où revivre, c’est Barcelone. Où vivais-tu à l’époque, dans un pays qui ne te suffisait pas ?
DIDIER MANYACH: A l'époque j'étais dans ce triangle Paris - Barcelone- Château-Thierry. Impression violente d'être en exil de nulle-part et je cherchais plus ou moins consciemment un territoire où cesserait cette errance intérieure. Bizarrement je ne me sentais pas dans une "langue maternelle" aussi. Ce qui me rendait mutique. J'avais commencé quelques petits boulots - dont manutentionnaire sur le port de Barcelone. Entre deux, je découvrais le voyage - une forme charnelle à l'errance, à cette idée de migration qui me vient depuis l'enfance. Comme si l’altérité, il fallait la chercher, s'y confronter. Ce fut principalement l'Espagne profonde et l'Afrique. Seul et sans attaché culturel sur le dos, sans culture fixe...
Ce poème, je le vois aussi comme une quête amoureuse. Cette China, vers laquelle toutes les ramblas conduisent, c’est une femme de chair et de sang ou l’allégorie de la ville « insoumise » qui t’éblouit ?
China a bien existé. Je ne sais plus si je t'ai envoyé le "Premier cercle des sons noirs », un texte sur les concerts de Camaron de la Isla à Paris ? J'en parle aussi. Et effectivement dans l'exactitude de la rencontre j'ai ressenti, je crois, la coïncidence d'une allégorie dont China était la traductrice.
J’ai lu que tu étais issu d’une famille de musiciens itinérants en Catalogne. Ton recueil est publié en français et traduit en catalan. Le catalan, c’est la « langue perdue, celle que l’on n’apprend pas » et que tu te réappropries avec jubilation?
En effet je suis incapable d'apprendre une langue étrangère. C'est vrai le catalan mélangé de mots espagnols, du calo gitan aussi - cette famille de musiciens itinérant… qui bascule sur les frontières. Un jour les modes de vie changent et tout cela cesse.On se retrouve banni, un peu apatride. A Barcelone j'ai perdu mes illusions.
« Migration » et « piraterie » sont deux termes sur lesquels tu es revenu dans un recueil ultérieur (1). Que représentent-ils pour toi, de véritables talismans?
Migration. Comme je disais, ça me poursuit depuis toujours. Comme une vision. Migrations animales, végétales et humaines. Comme le Verbe qui dérive tout le temps.
Tu as écrit « Barrio Chino » dans un style que je trouve fulgurant, à l’âge de 21 ans. Quel était ton état d’esprit à l’époque ? Te rendais-tu compte qu’en écrivant ces poèmes, tu étais en train de trouver un style, ton style, tout de suite, spontanément, comme un état de grâce, et que ça allait chambouler ta vie ?
Disons que j'ai toujours écrit "à l'arrache", sans trop savoir.
Je cherchais peut-être une forme terrestre possible à l'errance intérieure. Beaucoup de choses étaient insupportables à l’époque. L'écriture spontanément est rentrée dans cette forme sans chercher. Comme dans une chambre noire
On comprends aussi que cette vie a pu être extrêmement difficile. « Comment revenir sans haine dans ce monde maudit », écris-tu. Et plus loin, je lis: « Nous frappons l’enfer à coups de rame/ et de mots-poignards. » Comment ne pas succomber aux chants du malheur?
Pour ne pas succomber je dirais maintenant qu'il faut de la chance. Et puis la vie nous rappelle sans cesse que tout est possible même si rien n’arrive, jusqu'au dernier mot (la Lampe qui veille).
Le livre s’ouvre avec une série de petits poèmes courts. Il s’achève avec un texte en prose très lyrique dédié à un cireur de chaussures du Barrio Chino. La tonalité n’est plus la même, le style d’écriture non plus. Qu’est-ce qui a changé?
Ce qui change peut-être c’est, quand on parle de l’autre, on change de peau, l'ailleurs de soi et un soi de rechange. L’altérité comme un coup de patte. C’est comme se retrouver à 3h du matin, après un vol pas cher, à la sortie d'un aéroport d'une ville du tiers monde...
FJ Ossang a résumé parfaitement, je trouve, la singularité de ton écriture: « C’est de la Poésie - sans rimes et et vécue - complètement imaginale. » Bien vu, non?
Je connais Ossang depuis longtemps - époque de la revue « CEE ». Il était à Aurillac-Toulouse et moi Reims-Château-Thierry. J’organisais des concerts dans une petite salle avec des groupes locaux. MKB (2) devait venir et puis il y a eu de grosses intempéries. En 77, je crois. J'ai tout de suite aimé ce qu'il faisait.
Entre éblouissement et malédiction, les jours et les poème se succèdent. Mais la mort est toujours à l’affût. « Les pierres ont tremblé/ Le Dragon s’est réveillé/ Et China est morte enragée. » La mort a eu le dernier mot. Et te voilà errant, « comme un enfant perdu ». La douleur est trop intense. Insoutenable. Est-ce pour cela que tu as gardé ton recueil inédit si longtemps?
J’ai beaucoup de choses - manuscrits etc. - mais je n'ai jamais vraiment cherché à publier. C'est le hasard qui l'a fait à ma place.
« Barrio Chino », de Didier Manyach, traduction en catalan de Cristina Giner et Jordi Sale i Bernus, Editions Paraules, 2020.
(1) « Migration, Piraterie et merveille de grâce », de Didier Manyach, Editions K’A, 2013.
(2) Dans le années 80, MBK (Messagero Killer Boy) est un groupe de rock formé par FJ Ossang, genre punk et musique industrielle
BARRIO CHINO
2
C’est l’hiver
au fond du Barrio Chino
et je marche vers la mer.
Des voix me poignardent.
Sans amarres
cherchant l’origine
un pays où revivre
je dérive de chambre en chambre
de corps en corps prisonnier des rues
exilé de nulle part.
Je vais par tous les chemins.
C’est l’hiver
au fond du Barrio Chino
et je marche
en tremblant de fièvre.
L’Impossible est ma rumeur.
L’Ultime sera ma défaite.
7
Les pierres ont tremblé.
Le Dragon s’est réveillé
et China est morte enragée.
Sous la nuit étoilée
d’immenses caisses
remplies de poissons et de viande salée
descendent des navires.
Devant la façade maritime
je décharge toute la misère
et l’abondance du monde.
Nous frappons l’enfer à coups de rame
et de mots-poignards.
Dès l’aube trahie
les clandestins se dispersent dans la ville.
Migration & Piraterie.
Sous l’arc rutilant des néons
le dos contre le mur
nos bras levés
témoigneront de la traque
de la fin du réel et des Merveilles
de la chasse à l’homme
de l’encre-azur des oliviers
où China du Barrio Chino
s’est blottie une dernière fois
pour ne plus jamais être déterrée
par le gibier divin.
12
Allongé je fus l’Autre.
Je suis revenu au Même.
Sans Langue et sans Réalité.
Seul le vide de l’univers
me renvoie l’écho de ton nom.
Sur la stèle des Évadés.
Didier MANYACH
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