Lorsque j’ai fait sa connaissance en 1974, Léon Bensimon enseignait le yoga depuis de nombreuses années à Paris. Il habitait une mansarde rue de Vaugirard, à deux pas du jardin du Luxembourg. Sur les murs de la modeste chambre où il recevait ses élèves et où je pris mes premiers cours de yoga, quatre ou cinq photos retraçaient les rencontres qui l’avaient marqué à jamais en Inde : on le voyait en compagnie du pandit Nehru, du jeune dalaï-lama et de l’héritier spirituel de Gandhi et apôtre de la non-violence, Vinoba Bhave, qu’il avait bien connu et auprès duquel il avait vécu. Un dernier cliché représentait le visage de Léon Bensimon dans la posture yogique du lion, le visage tendu et la langue tirée.
- - Ça, m’avait-il dit d’entrée en riant, c’est pour accueillir les visiteurs !
Très petite, la chambre était claire et dégageait une forte impression d’équilibre et de quiétude, comme si le temps n’avait pas de prise dans cet univers. Un lit, une table de travail et un lavabo : l’occupant des lieux ne s’entourait que du strict nécessaire. Pour lui, seule la vie intérieure comptait vraiment. Etre détaché, totalement détaché. Et libre.
La recherche de la pureté et de la perfection, c’était cela aussi qu’il avait rapporté de ses longues randonnées sur les routes de l’Inde.
- - Il ne faut s’identifier avec rien si l’on veut être libre.
Mais il ajoutait aussitôt, avec un grand éclat de rire :
- - Ceci ne veut pas dire que j’ai réussi à l’atteindre, la liberté !
Avec le maître B.K.S. Iyengar. |
- - Il faut qu’ils soient sincères et décidés à persévérer. Dans les exercices, il faut être présent à tout instant, avec une respiration appropriée. Il faut que le corps soit décontracté pour que cette énergie qui maintient le monde entre en nous. Tant qu’il y a un bout de doigt crispé, vous ne pouvez aller plus loin.
Pendant ses séances, je m’en souviens, il procédait de manière intuitive :
- - Pour chaque élève, aimait-il à répéter, je sens ce qu’il faut.
Léon Bensimon était arrivé en Inde en 1951 comme volontaire du Service civil international (SCI). Les idéaux pacifistes de cette vieille ONG fondée en 1920 lui convenaient parfaitement : construire la paix par la coopération internationale, être utile aux autres, travailler au développement durable et à la justice sociale par des moyens non-violents.
Léon Bensimon invité à un congrès jaïn pour la paix. |
- - En allant le voir le voir, j’avais de multiples questions qui bouillonnaient dans ma tête. Lorsque j’ai été devant lui, tout est devenu soudain très clair. Je n’avais plus de question à lui poser. Quand je suis sorti dehors, je n’existait plus : il n’y avait plus de Bensimon, j’étais la vache, j’étais le porteur d’eau… j’étais tout.
Vinoba Bhave. |
Mais de tous ces sages, c’est Vinoba Bhave qui l’a le plus impressionné. Vinoba est le fondateur du Bhoodan, le mouvement de collecte et de don de terres. Sillonnant le pays à pied dans un dénuement total, il poursuivait depuis des années un pèlerinage pour convaincre les propriétaires de donner volontairement leurs terres aux paysans. Lanza del Vasto lui a consacré un ouvrage (1).
- - Il y a toujours eu une attirance magnétique entre Vinoba et moi, même avant de le rencontrer physiquement. La première fois que j’ai reçu ce choc, c’était le 18 avril 1951, à Grenoble, et je ne pouvais pas savoir, à l’époque, qu’il s’agissait de Vinoba. Ce jour-là, je sortais de chez un médecin-acupuncteur. C’était l’heure où les gens quittaient leur bureau et je me suis senti soudainement d’une grande affection envers tous ces gens.
Léon Bensimon a fermé les paupières pendant une longue minute avant d’ajouter :
- - En juin, je suis parti au Pakistan au Service civil international. Plus tard, je me suis installé en Inde, à l’ashram gandhien de Sevagram. C’est là que j’ai lu pour la première fois un article sur cet homme qui allait de village en village, toujours à pied, pour demander des terres et les distribuer. Je suis alors allé le voir.
Relevant les yeux, il continue son récit en me regardant maintenant fixement :
- - J’ai su par la suite que c’est le 18 avril 1951 que Vinoba a commencé son premier « don de terre ». C’était ce jour-là que j’avais ressenti une grande compassion à Grenoble. J’ai expliqué cela à plusieurs swamis de l’Inde. Ils n’ont pas du tout été surpris.
- - Et c’est depuis ce temps-là que Vinoba est devenu votre maître ?
- - Vinoba ne veut pas être un gourou. Il n’enseigne rien du tout. C’est un frère vénéré. D’ailleurs on ne découvre rien que l’on ait déjà en soi. Tout le monde est votre maître, votre gourou… Une manifestation de jeunes, la concierge qui ronchonne… On n’a jamais fini d’apprendre.
En continuant à sourire très calmement, il s’assoit sur son lit, repliant sa jambe droite sous sa cuisse gauche.
- - L’univers est constitué d’énergies subtiles. Quelqu’un qui n’est pas pris dans ce grand cirque (il désigne, à travers la lucarne de sa chambre le monde qui s’agite, au-dehors) tend à être dans le courant de cette énergie. Ce qui l’empêche, c’est sa formation, son hérédité, qui bloquent l’épanouissement de son véritable être.
Comme s’il répugnait trop à parler de lui, il revient à Vinoba, celui qui lui a « empli le cœur au-delà de toute mesure ».
- - Nous avons toujours été ensemble et le demeurerons toujours, même après la disparition de nos corps matériels. La dernière fois que je l’ai quitté, Vinoba m’a dit : « Où que vous soyez, je serai toujours avec vous. »
Vinoba Bhave toujours à pied, de village en village pour le don des terres. |
Léon Bensimon a plusieurs fois accompagné le saint homme au corps frêle et malade qui parcourait tous les jours, inlassablement, de longs kilomètres à pied dans les tempêtes de poussière, sous les trombes de la mousson ou dans l’épaisseur de la jungle. En 13 ans, Vinoba a ainsi parcouru 50 000 km. Il aimait à dire : « Le Gange ne s’arrête pas, pourquoi m’arrêterais-je ? » Cet homme infatigable, qui préconisait à ses disciples la purification de soi et l’humilité avant d’aider les autres, a fait distribuer 2 000 000 d’hectares de terres et a créé plus de 20 000 villages communautaires où les terres sont distribuées équitablement. Il incitait les paysans à vivre en autarcie : cultiver les coton, le tisser, construire sa propre maison et enfin se passer le plus possible de l’argent. Chaque village, disait-il, doit devenir une république. »
- - On se levait à trois heures du matin, puis on se réunissait pour prier. A quatre heures, Vinoba partait et nous, on cavalait derrière ! Lorsqu’il arrivait dans un village, souvent les enfants venaient l’accueillir, les femmes faisaient des haies d’honneur et on nous distribuait des colliers de fleurs.
Le détachement qui était le leur, le village que l’on quittait chaque matin pour un autre sans jamais se fixer, l’énergie extraordinaire qui émanait de Vinoba, tout cela avait apporté à Léon Bensimon une réelle sensation de liberté, de joie et de paix. Et ce qui l’avait attaché à Vinoba, outre l’expérience mystique, c’était son esprit toujours pratique, sa lutte perpétuelle contre la famine et l’injustice.
- - Vinoba lui-même n’agit pas, il est « agi ». C’est le type même du yogi, celui qui a rejoint ses sources. Il disait lui-même qu’il était un instrument entre les mains de l’Eternel.
Après être revenu l’Inde que lui, le citoyen sans frontières, considérait comme sa seconde « patrie », Léon Bensimon reconnaissait volontiers qu’il ne se sentait plus tout à fait lui-même. Paris, le bruit et l’agitation permanente d’une grande ville, tout cela n’incite guère au recueillement. Mais l’Inde, il fallait pourtant la quitter un jour.
- - Je suis parti le jour où je me suis dit : tu as bien rempli tes poches, maintenant va les vider ailleurs. Va partager ce que tu as appris. Je suis content quand un élève a décidé d’aller en Inde après m’avoir rencontré. Je me dis alors que mes dix ans là-bas n’auront pas été inutiles.
En Inde, dans les pas de Vinoba, Léon Bensimon vécut, comme il me l’a souvent avoué, des instants de pure joie et d’harmonie, « des instants où l’univers entier vous traverse ». C’est ainsi qu’en compagnie de celui que les Indiens considéraient comme un saint qu’il se sentit enfin heureux, « plus qu’heureux », de partager cette vie des pèlerin du monde.
Bruno SOURDIN.
(1) Lanza del Vasto : Vinoba ou le nouveau pèlerinage, Denoël, 1954.
J’ai parlé pour la première fois de Vinoba dans Le Livre de la Tribu des Soleils en 1975. Il s’agissait du dernier numéro de la revue Le Tamanoir qu’animait Richard Belfer. Revue parallèle underground des années 70, héritière du surréalisme, dans la mouvance de la contre-culture américaine et de la rock-music. Poésie de l’urgence et de l’appel de l’Orient. Dans ce numéro ultime, on retrouvait l’esprit sauvage des Upanishads, d’Alan Watts, de William Blake et de Lin Tsi, le maître bouddhiste chinois qui a laissé cette interrogation fameuse : « Il n’y a rien hors de l’esprit ; rien non plus à trouver dans l’esprit. Que cherchez-vous donc ? »
C’était aussi le lieu de faire la fête aux musiques venues d’ailleurs, le rock de Gong, « rock des premiers âges d’une autre galaxie », la musique planante de Jerry Garcia, de Terry Riley, le yoga du son… Tout est musique. Tout est une invitation à entendre chanter tous les atomes de l’univers : « Que chacune de vos respirations soit une fête, que chacun de vos gestes et de vos pensées soit danse et musique. » Initiative joyeuse.
A Berlin en 1986, pèlerin de l'amitié |
Frère Ben
Léon Bensimon était né au Maroc dans les années 30. Il parlait peu de son enfance à Meknes dans une famille juive. J’en ignore les raisons. Il considérait l’Inde comme sa véritable patrie. Il était un pacifiste convaincu. Il puisait ses forces dans la non-violence.
Dans les dernières années de sa vie, il vivait dans une résidence-appartement proche des quais de Notre-Dame. Grâce au réseau d’hôtes Servas, il partait chaque année, sac au dos, à la découverte de contrées nouvelles. Il appelait ces voyages ses « pèlerinages de l’amitié ». Il put ainsi retourner en Inde et à Ceylan la bouddhiste. Il aimait retrouver ses amis en Auvergne, en Bretagne et en Normandie. Les pays scandinaves l’attiraient singulièrement.
A l’été 1985, Léon Bensimon eut la grande joie de revoir Krishnamurti en Suisse. Ce dernier, qui venait d’avoir 90 ans, lui offrit un joli bouquet de fleurs. Une manière délicate de se dire adieu.
Léon Bensimon quitta son corps le 31 mai 1991. Il aurait voulu que ses cendres soient dispersées en Inde mais, faute de moyens, il fallu se contenter du jardin du souvenir du Père Lachaise. Tous les écrits qu’il avait rédigés au fil des années, mais pour lesquels il n’avait laissé aucune instruction, ont été brûlés.
Léon Bensimon ramassant des algues sur la plage de Granville en 1982. |
Ode à Léon Bensimon
« La vie est un souffle énigmatique et ce qui en résulte ne peut être qu’un souffle énigmatique »
(Jean Arp)
« Souffle souffle aussi profondément que tu peux »
(Jack Kerouac)
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
ce soir
je voudrais écrire un poème
l’angoisse et la pitié du monde me font
baisser les yeux
ma vie
me semble si morne
et si inutile ô mon Dieu
pourrai-je un jour écrire
de rien
ces si beaux vers mystérieux
pourrai-je un jour baiser
le doux murmure
de ma princesse de loin
les jours s’écoulent et je
ne vois venir que les draps de l’Ankou
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
je pense à vous ce soir frère Ben dans la paix cosmique
de votre mansarde
assis apaisé vibrant dans le silence de la conscience divine
et aucune voix ne viendra vous ravir
pas même le rire frais des princesses
je vous salue pur esprit sans peur dans le brouhaha
des cellules humaines
contemplant par la lucarne la constellation
de la Croix du Sud
alors que tous les cœurs se retournent
et vous observent nu dans la clarté des torrents
un enfant verse depuis vingt-huit siècles
sur votre précieuse tête des centaines de litres de lait
et le maître vous dit
frère Ben on me dit que vous travaillez trop dur aux champs
je vous en prie n’exagérez pas
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
j’ai longtemps marché sans rien dire
et aujourd’hui je revois tes rouilles de l’hiver
je relis avec attention l’épitaphe
du noble et vaillant Rodolphe de Rust bourgeois de Colmar
ne demande pas qui je suis et qui je fus
pense à ce que tu es et à ce que toi aussi tu seras
et je songe à ces années de grand deuil
où je voulais bien passer entre les mains
de madame Tussaud c’est vrai je l’ai écrit
je voudrais décrire le blanc trépas des lys
comme l’a fait il y a un siècle le poète Jean Lorrain
saigner pour des parfums
et me laisser mourir
comme Renée Vivien ma sœur vénérée ne buvant plus
qu’une coupe de Champagne par jour
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
souffle souffle dans l’odeur des bayous
souffle souffle comme les lourds cheveux du vent qui peigne les ruisseaux
près du village de Folle-Pensée
j’ai plongé mes pieds dans l’eau glacée de la fontaine
Graal lapis exilis je m’emplis
de tes rosées
montre-moi le Champ du Tournoi
où tant de larges terres furent conquises par combat
et le Pont-Secret
où apparut le Cerf Blanc
au même moment les amants éternels
se sont enfuis épouvantés dans un premier baiser
ô Brocéliande
quand Myrdinn à l’anneau d’or dans sa prison d’air
pincera sa harpe
ce vieux monde renaîtra
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
je te revois dans la folle agitation des rues du Caire
tes vêtements te collent à la peau
tu t’arrêtes tu pleures
soudain tu as tout compris
cette humanité à la dérive
n’offre plus de résistance à la Mort
et tu appelles cette vision l’insouciance heureuse
je te revois au pied du Fleuve
fixant les géants aux poings serrés
tu aimes le vide de leur regard
et comme eux tu regardes
couler la vie avec sérénité
La illaha illa ILah
il n’y a pas de vérité si ne n’est la Vérité
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
mon cœur ô mon cœur est las et les heures m’abandonnent
las je voudrais m’enrouler dans les draps de l’automne
à la brune le dieu Thor lance son marteau de foudre
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
un murmure
de harpe
descend
vers la mer
dans la clarté mortelle qui m’effleure
je partirai
à l’aube
vers
le Toit du Monde
sans instruments de navigation
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
je pense à vous frère Ben en ce soir de Pâques
et votre frère Vinoba Bhavé le Pur
est assis auprès de vous les mains jointes
ivre comme le Gange dans cette aura de clarté
et votre paisible histoire frère Ben a débuté
à Grenoble un 18 avril 1951 lorsque vous avez ressenti
soudain une si grande affection pour tous les êtres vivants
on vous l’a dit plus tard c’était ce même jour
que Vinoba commençait dans l’Inde son premier don de terre
aussi je pense à vous heureux anéanti ardent
et merveilleux disciple
cavalant comme un bienheureux à l’aube
dans les rues de Sevagram
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
je revois les prairies roulées à la fin du jour
et les arbres rangés dans leur étui
je voudrais être le plus actif des hommes
et cependant le plus serein
il y a des mois que je n’ai pas revu l’Afrique
la rose de mai et le chant des oiseaux
me rendront fou
au printemps je prie pour mon amour lointain
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
je pense à vous ce soir frère Ben
ô pur vaillant soldat de la paix
debout au pied de la montagne sacrée Parasnath
ou discutant dans les fleuves avec les plus grands sages de l’Inde
qui vous ont dit vis et laisse faire
et vous méditez aujourd’hui ces paroles
dans un triste sanctuaire
vous avez prouvé votre foi frère Ben
vous vivrez des jours heureux
aussi je pense à vous en transe immobile paisible
et je m’efforce de croire à la sainteté
des formes de la vie
et je vous demande frère Ben
est-il raisonnable d’interpréter
le monde avec raison
souffle goûte l’heure et passe
souffle et laisse le bon temps rouler
(« Syncopes », 1981)
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