Côtis-Capel, marin-pêcheur à bord du "Mimi Charlot" dans les années 50. |
Sa langue est magnifique. Inégalable. Côtis-Capel est un grand poète de langue normande; les spécialistes disent même : le plus grand. "Aucune naiveté, aucun régionalisme, la dureté de l'existence est en filigrane dans sa poésie", souligne Christophe Dauphin dans son anthologie des poètes de Normandie, Riverains des falaises (aux Editions Clarisse).
Albert Lohier est né dans La Hague en 1915, à Urville-Nacqueville, dans une famille de pêcheurs. Fils de la Hague et plus pauvre que tous (fis d'la Hague et pus pouor qué touos l's âotes).
Il signe ses livres du nom de Côtis-Capel. Côtis est le surnom qu’il avait gardé de son enfance. On les appelait, lui et les membres de sa famille, "les P’tis Côtis" (en langue normande, les côtis désignent des petites collines de fougères qui descendent vers la mer). Ils habitaient le hameau Capel. En classe de 3e, un prof l’humilia en jetant à la poubelle un poème qu’il avait écrit en français. Il se jura de n’écrire désormais qu’en normand, sa langue maternelle.
Ordonné prêtre, il est aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne à Cherbourg sous l’Occupation, puis, en 1950, réalise son grand rêve, en devenant prêtre ouvrier et en embarquant comme matelot sur le « Mimi Charlot ».
Grand reporter à Ouest-France, François Simon a bien connu ce "curieux abbé". Il en dresse ce beau portrait.
La mer était son église
Le « Va » s’en va. Et pour une fois, ce 24 avril 1951, un petit groupe de six personnes salue le départ en pêche du chalutier de Pierre Vimard, un de ces patrons grandcopais installés à Cherbourg.
Le pourquoi de cette cérémonie des au revoir au bout de la petite jetée? La présence inédite d’un homme du bord. Un gars grand, maigre, timide, novice de 34 ans. Il s’appelle Albert Lohier. Il prend la mer pour la première fois. Il est - enfin – « inscrit maritime ». Et, qu’à Dieu ne plaise, curé dans le civil. Si l’on peut dire.
Un curé marin-pêcheur… Jamais encore il n’y en avait eu un à bord d’un bateau de pêche dans tous les ports français. Les prêtres-ouvriers, on connait. Des curés matelots au commerce aussi. Mais un homme d’Eglise sur le pont d’un chalutier, jamais encore. Eh bien voilà, c’est fait.
Le premier c’est lui : Albert Lohier, né natif d’Urville dans la Hague, fils de marin-pêcheur pratiquant le petit métier.
L’homme a du tempérament et déjà de solides états de service. Pendant la guerre, jeune vicaire, il a mouillé sa soutane au service des requis du STO. Les années cinquante d’un monde qui bouge l’ont vu épauler les mouvements de jeunesse JOC et JAC (Jeunesse ouvrière et Jeunesse agricole chrétiennes).
Et puis, il a pris le sillage de la Mission de la mer. Non, Albert n’a rien d’un curé de canton assigné à résidence. La foi qui brûle cet écorché vif est d’une toute autre nature.
Cette mer qui entoure de tous côtés sa pointe du Cotentin, il y sent le terrain propice d’une Eglise incarnée. Et il veut côtoyer ces hommes qui triment dessus, résistants à la peine et imperméables aux sermons du dimanche. Mais pas du haut d’une chaire du dimanche. Pas depuis le quai. A bord. En mer. Au milieu d’eux. Fraternellement et pour de bon : « Il ne faut pas que je joue au marin, se promet-il, il ne faut pas que j’arrête quand ça me fait plaisir. Il ne faut pas que je débarque l’hiver. »
Il va tenir parole et enquiller les marées.
Peu à peu, celui que les matelots appellent encore « l’abbé » va devenir Albert. Car Albert travaille comme tout le monde. Albert souffre comme les autres. Albert parle le patois des matelots et pas le latin d’Eglise. Il a même laissé presque tomber son bréviaire. On ne le voit guère prier. Il ressemble à ses compagnons de labeur. Albert a froid aux mains et met du cœur à l’ouvrage. Albert fait son quart.
Et lui qui se rêvait un peu comme un missionnaire, va être évangélisé par le milieu. Il découvre la complexité humaine, la chaleur solidaire des hommes qui risquent leur peau à aller traquer un animal sauvage : « Ce métier, je l’aime », lâche-t-il le jour où le pape de Rome exige des prêtres au travail qu’ils reviennent au bercail et à leurs occupations.
Albert Lohier est prié, comme les autres, de décapeler la vareuse et de renfiler la soutane. La mort dans l’âme, il se soumet. Il doit quitter le bord du « Mimi-Charlot », un chalutier de pêche hauturière. Il a le mal de terre. Mais pour lui, hors du travail, point de salut. Albert Lohier, neuf années de navigation au compteur, s’occupera désormais de la gestion de Socopêche, la coopérative maritime du port cherbourgeois.
L’honneur est sauf, même si le bonheur est brisé : « Il a obéi à son Eglise, il a aussi obéi à sa conscience », souligne Alain Le Doaré, le Douarneniste qui a soutenu une thèse de doctorat sur les prêtres marins. Et s’est particulièrement attelé aux multiples facettes de ce curé cherbourgeois, pionnier des embarqués, en avance d’une marée sur une Eglise qui n’allait pas tarder à ouvrir les vannes de Vatican II.
Albert Lohier, curé pêcheur ? Prêtre ouvrier ? Chaluteur d’âmes ? Disons un curieux abbé converti à la mer par l’humanité navigante. Un chavirant mystère…
François SIMON.
« J’ai gardé le cap »
Une école porte son nom. Une médiathèque de La Hague aussi : dans le Cotentin, le nom d’Albert Lohier dit encore bien des choses. Trente-deux ans après sa mort (il a disparu en 1986), la figure de ce curé suscite encore de l’intérêt. Sans doute parce que, au-delà de son drôle de sacerdoce, Albert Lohier, a écrit. Quasiment que de la poésie. Et exclusivement en parler normand. Et superbement. Son œuvre signée du pseudonyme de Côtis-Capel (six ouvrages) est au programme des étudiants dialectologues de l’Université de Caen. Cet homme à plusieurs facettes méritait bien un livre. Charles Cerisier, son copain, prêtre comme lui, est allé fouiller dans les archives, a retrouvé les témoins d’une vie dense, active, militante et hors normes. J’ai gardé le cap tente de faire le tour du bonhomme, le curé, le pêcheur, le poète et le militant d’un monde plus juste.
F.S.
(Editions Isoète, Cherbourg, 2008, avec un CD 16 titres)
Dans men prêchi
Coumbyin de feis m'assyisaut lenreit où hâot de la tablle
Coume hiyi coume à c'sei tenaut ma taête à pouégnie
J'érais vouli ichin dire dé dequei d'indîsablle
Et je restais en jé n'sais. Je viyais touot s'alouégni.
Je serai-t-i dire la maé, sa graudeu incriyable
La maé et sa couleu, la maé et sa biâotaé,
Ses surgettes trop malènes, ses colères immaniablles,
Itou sen calme-bllaunc et ses seiraées d'étaé.
Je sérai-t-i dire l'ouovrage des syins qui la travaâlent,
Lassaés enniés, en souen, berchis, haguis, secouaés,
Et touot lus corps ernaée, et lus mans en meindrâle,
Et le pllaisi dé reterri ampraés eune belle corvaée.
Je serai-t-i dire la terre, souvent p'saunte et si nâtre,
Qu'i fâot tréjouos souégni, qu'i fâot tréjouos dréchi,
Là que les pouores gens enhannent, là qu'i dâobent et qu'i s'vâtrent
Et la terre du renouvé, je serai-ti en prêchi?
Je serai-t-i dire la jouée quand eun éfaunt vyint de naître;
La jouée des syins qui s'aiment, la jouée des petiots jostaunt
La jouée d'en d'dauns du queue, je sérai-t-i la recounaître?
Et sousos le frount de la graund-mère, j'en verrai-t-i le restaunt?
Dauns men locei normaund pique ch'est ainchi qu'je prêche
J'guette d'eun bord et de l'âote et touot ne vyint coume i deit
Touot m'arrive en débord, touot s'mêle et touot se vouêche
Dauns le loceis dé tcheu nous, jé n'sis brin à l'étreit.
Côtis-Capel
(Note. Le prêchi c'est le parler ancestral, le parler normand (le locei normaund), le parler dé tcheu nous).
Les livres de Côtis-Capel
A Gravage,1965. Le recueil est sous-titré Poèmes en langue normande. Aller à gravage, c’est aller à la grève, c’est ramasser ce que la mer rejette. Dans Avaunt-drényire, Charlot, le vieux pêcheur (le vuus péqueus), préfigure Ganache, le personnage principal de l'oeuvre en prose qui sera publiée en 1987 à titre posthume.
Raz-Bannes, 1971. Les Raz-Bannes sont des rochers situés au large d'Urville. La mer est la source d'inspiration principale de ce recueil. On a dit avec raison qu'elle était "l'âme soeur" du poète haguard.
Graund Câté, 1985. C'est le nom d’un rocher qui domine la mer à Gréville. Côtis-Capel exprime la vie quotidienne des pêcheurs et paysans de la Hague. Poète engagé, il s’insurge contre l’implantation des industries nucléaires dans la presqu'île du Cotentin et la construction, dans l'Arsenal de Cherbourg, de bateaux de guerre: "eun baté à ma, baté d'tueries, baté d'guerre" (un bateau de malheur, bateau de tueries, bateau de guerre).
Les Côtis,1985. Sa biographie poétique. Prêtre, pêcheur et militant de la langue normande. Les 12 premiers poèmes sont biographiques. Ils balisent sa vie depuis l’enfance, l’école, la vocation, les études, l’embarquement, les gens, les ouvriers, les engagements politiques (au PS) et son combat pour la défense des Droits de l’homme (Amnesty international). "Ma vie comme un bateau".
Ganache le vuus péqueus,1987. Sa seule œuvre en prose. La Hague y est omniprésente. La misère de la vieillesse, le mutisme de Ganache, le stoïcisme des Haguards. Côtis-Capel y exprime sa fidélité à ses origines et son milieu, au monde de la pêche, à la pauvreté, à sa langue. Il a rassemblé ses souvenirs avec les pêcheurs d’Urville, « ce que j’ai ressenti moi-même en pratiquant le métier ». Une œuvre intime.
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