Jean Moréas passe toutes ses nuits dehors, dans les cafés du quartier
Latin ou les caveaux des Halles. On le trouve presque chaque soir au
Vachette sur le boulevard Saint-Michel (au numéro 27), assis à la première
table à gauche en entrant, sur une banquette de moleskine. Le maître est
entouré d’une compagnie de jeunes écrivains. Tous l’admirent.
C’est un noctambule enragé. Il passe pour un bohème, en raison de sa vie de café, mais c’est tout le contraire : il est épris d’ordre et de mesure.
De son vrai nom Papadiamantopoulos, il est né le 15 avril 1856 à Athènes, dans une famille de magistrats et de héros de l’indépendance grecque. Il aime à rappeler qu’un de ses ancêtres n’est autre que « le navarque Tombazis qui terrorisa l’Armada du sultan ». Patricien au profil de corsaire et aux moustaches conquérantes, tête haute et façons chevaleresques, portant fleur à la boutonnière, il connaît les roses et les aime, y cherchant la perfection comme dans la poésie.
Homme baroque, intransigeant sur mille sujets, bizarre et fier, il adore les formules à l’emporte-pièce. Ses jeunes disciples ne le lâchent pas. Moréas sait aussi être un ami fidèle et dévoué.
Comme les philosophes grecs et de l’Antiquité, cet homme qui est né au pied de l’Acropole enseigne dans les lieux publics. Parmi la fumée des cigares et les buées de l’alcool, entouré de sa troupe de fidèles, il aime réciter des vers. Ceux de Ronsard, de Malherbe, de La Fontaine ou de Racine, et les siens. Pour lui, seule compte la poésie.
Guillaume Apollinaire, qui aime chez lui ce culte de la poésie, le place très haut : « Moréas est incontestablement un des grands poètes français. »
Le maître vient de terminer sa partie de dominos. Il remonte sa moustache. La tête en arrière, le monocle assuré. Très grand seigneur.
C’est un noctambule enragé. Il passe pour un bohème, en raison de sa vie de café, mais c’est tout le contraire : il est épris d’ordre et de mesure.
De son vrai nom Papadiamantopoulos, il est né le 15 avril 1856 à Athènes, dans une famille de magistrats et de héros de l’indépendance grecque. Il aime à rappeler qu’un de ses ancêtres n’est autre que « le navarque Tombazis qui terrorisa l’Armada du sultan ». Patricien au profil de corsaire et aux moustaches conquérantes, tête haute et façons chevaleresques, portant fleur à la boutonnière, il connaît les roses et les aime, y cherchant la perfection comme dans la poésie.
Homme baroque, intransigeant sur mille sujets, bizarre et fier, il adore les formules à l’emporte-pièce. Ses jeunes disciples ne le lâchent pas. Moréas sait aussi être un ami fidèle et dévoué.
Comme les philosophes grecs et de l’Antiquité, cet homme qui est né au pied de l’Acropole enseigne dans les lieux publics. Parmi la fumée des cigares et les buées de l’alcool, entouré de sa troupe de fidèles, il aime réciter des vers. Ceux de Ronsard, de Malherbe, de La Fontaine ou de Racine, et les siens. Pour lui, seule compte la poésie.
Guillaume Apollinaire, qui aime chez lui ce culte de la poésie, le place très haut : « Moréas est incontestablement un des grands poètes français. »
Le maître vient de terminer sa partie de dominos. Il remonte sa moustache. La tête en arrière, le monocle assuré. Très grand seigneur.
-
- On croit que c’est facile de jouer aux dominos. C’est une erreur.
C’est très difficile.
-
- On vous imaginerait plutôt disputant une partie d’échecs ?
-
- Les échecs, voyez-vous, c’est un jeu qui a l’air très difficile, mais au
fond ce n’est rien du tout. C’est trop compliqué, on n’arrive jamais à être sûr de soi. Tandis que les dames... Ah ! les dames... Tout le monde croit bien y jouer, mais il faut savoir jouer parfaitement aux dames, autrement c’est comme si l’on ne savait rien. Eh bien ! La poésie c’est comme le jeu de dames, il n’y a que la perfection qui compte.
- La poésie, parlons-en justement. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
- La poésie ! Vous ne savez pas ce que c’est ? Ce n’est rien du tout, et c’est beaucoup.
-
Mélancolique mer que je ne connais pas,
Tu vas m’envelopper dans ta brume légère ;
Sur ton sable mouillé je marquerai mes pas,
Et j’oublierai soudain et la ville et la terre.
-
- Vous aimez cultiver le paradoxe ?
-
- Le paradoxe, je ne sais pas ce que c’est. Je crois que c’est le nom
que les imbéciles donnent à la vérité.
-
- Vous êtes sincère ?
-
- Etre sincère, ça ne signifie rien. On peut écrire des banalités et être
sincère. Un imbécile aussi est sincère. J’aimerais mieux qu’on ne
soit pas sincère et qu’on fasse de beaux vers.
-
- Alors, revenons à la poésie. Pourquoi avez-vous abandonné le vers
libre ?
-
- Le vers libre est moins libre que l’autre, il tient trop à la matière.
-
- Pourtant, dans ce domaine, vous avez été un précurseur ?
-
- Moi seul en ai écrit de bons. Et cela n’a rien d’étonnant : ils disent
tous que c’est le vers qui reproduit le mieux le mouvement de l’âme. Aussi faut-il pour s’en servir être né avec l’Acropole devant les yeux. Elle seule imprime à l’âme un rythme assez sûr. Vous voyez que ce vers ne saurait être d’un usage très répandu, et qu’il n’a pas d’avenir.
-
- Vous semblez quitter sans regret le symbolisme que vous avez
pourtant si bien illustré. Place donc à l’école romane ?
-
- J’ai le plaisir de constater que tout le monde revient au classique et
à l’antique.
-
- Que pensez-vous de cette mode qui consiste à mettre de la musique
sur des vers ?
- - Il n’y a que les vers médiocres qu’on puisse mettre en musique. La musique les embellit. Les bons vers ont leur musique à eux, qui est parfaite.
Au milieu des allées et venues des garçons de café et des rires des consommateurs, dans l’odeur âcre du tabac, Moréas lisse sa moustache, ajuste son monocle et lève les bras au ciel. Il va réciter, d’une belle voix de gorge, où les r sonnent terriblement. C’est un poème du troisième livre des Stances. Il scande admirablement les vers, les martelant presque, détaillant chaque mot et faisant curieusement sentir les syllabes muettes.
Qu’importe à la rose superbe
Le vent qui l’effeuille sur l’herbe !
Qu’importe à l’aigle étincelant
Le plomb qui l’abat tout sanglant !
Qu’importe aux accents de ma lyre Le plus injurieux délire,
Et qu’importe à ma vie encore D’avoir si mal pris son essor !
Le vent qui l’effeuille sur l’herbe !
Qu’importe à l’aigle étincelant
Le plomb qui l’abat tout sanglant !
Qu’importe aux accents de ma lyre Le plus injurieux délire,
Et qu’importe à ma vie encore D’avoir si mal pris son essor !
-
- N’est-ce pas que ce sont des vers de grand poète ?
-
- Et Baudelaire ? Diriez-vous de lui aussi qu’il est un grand poète ?
-
- Certes Baudelaire est un grand artiste, comme nous l’entendons
aujourd’hui, ou plutôt comme on l’entendait il y a quelques années. Allons, c’est un grand artiste tout simplement, c’est même un grand poète. Ce n’est pas un pur poète... Verlaine était plus naturellement poète que Baudelaire. Il n’était que cela, il l’était de toute son âme. Ses vers jaillissaient comme l’eau du rocher, et, par un mauvais miracle, ils charriaient du limon. Verlaine était habile dans son art, mais avec un désordre surprenant...
-
- Et Victor Hugo ?
-
- Victor Hugo, un imbécile !
-
- Allez, vous n’allez pas me dire que, chez lui, vous rejetez tout en
bloc ?
-
- Dans toute son œuvre, je ne vois qu’un beau vers : Frédéric de
Souabe, empereur d’Allemagne. L’imagination de Victor Hugo me
fait songer à la grosse débauche d’un vieux satyre.
-
- N’empêche qu’Hugo a eu du génie...
-
- C’est justement le plus grave.
-
- Vous appréciez Lamartine ?
-
- Lamartine est le plus grand poète de son siècle, mais il n’a pas su
créer un instrument. Il traîne comme un encombrement la langue
du XVIIIe siècle.
-
- Vous avez dû apprécier chez Leconte de Lisle son amour de la
beauté grecque, cela n’a pas dû vous laisser indifférent ?
-
- Il aimait la Grèce d’un amour tropical.
-
- Et Balzac ?
-
- C’est un Shakespeare avec des ratés.
-
- Flaubert, lui, est parfait...
-
- Parfait, mais c’est la perfection de l’eau stérilisée.
-
- Ne me dites pas que vous le trouvez ridicule.
-
- M. Homais, mais c’est lui !... Flaubert a méprisé les bourgeois et n’a
jamais été qu’un bourgeois.
-
- Et Huysmans ?
- C’est donc un écrivain, Huysmans ? On m’avait dit que c’était un boucher.
- Vous le croyez vraiment ?
- Je ne me trompe jamais. J’ai toujours raison.
- André Gide ?
- C’est un bonze qui cherche ses puces ; je n’y trouve rien à redire.
Le malheur est qu’il les donne à manger aux autres.
- Vous parliez de Shakespeare il y a un instant. En France, à qui le
compareriez-vous ?
- Pascal est une sorte de Shakespeare. Il ne lui a manqué que de
garder les chevaux à la porte d’un théâtre, comme l’Anglais.
- Où trouver la perfection ?
- Corneille, malgré ses lacunes, et Racine, tout parfait, ont réalisé la
seule forme d’art véritable depuis l’Antiquité. Racine est un grand poète.
- Moréas remonte l’épaule, appelle le garçon, fait changer sa fine
champagne, qu’il trouve innommable. Il se fâche, l’œil terrible. On lui
apporte une bouteille, c’est probablement la même que l’on a ramenée de
la cuisine et qu’on ouvre devant lui. Il bougonne. Ce soir, il est de fort
méchante humeur.
-
- Ce café est sinistre. Je n’irai plus au café.
-
- J’imagine que c’est votre médecin qui s’en réjouira ?
-
- Les médecins sont des ânes. Je sais très bien ce que j’ai. J’ai les
nerfs malades depuis l’âge de 15 ans. Moi seul sais ce qu’il me faut. Ainsi, par exemple, quand j’ai une indigestion, il n’y a qu’une chose qui me remette l’estomac d’aplomb : c’est de manger une boîte de homard.
-
- Ne craignez-vous pas avec vos habitudes si solides de noctambule
vous abusez quelque peu de votre santé ?
-
- Ne voyez-vous pas que si je dormais la nuit, au lieu de vivre, je
vivrais justement deux fois moins ? Le calendrier me donne un peu
plus de cinquante ans. J’ai donc vécu autant qu’un centenaire.
-
- Paris, dans vos Stances, tient une place centrale...
Paris, je te ressemble : un instant le soleil
Brille dans ton ciel bleu, puis soudain c’est la brume.
-
- Vous ne quittez jamais Paris ?
-
- Plus rien ne m’intéresse. Je suis dégoûté de tout.
-
- Je voulais seulement vous demander si vous ne craignez pas, en
restant confiné à Paris, d’oublier Athènes ?
- - C’est pour mieux aimer mon pays que je l’ai quitté.
-
- A Athènes, il vous reste tout de même de la famille ?
-
- La famille, je m’en fiche. Ça n’existe pas.
-
- La solitude ne vous pèse pas trop ici ?
-
- Après 40 ans, un homme ne doit plus compter que sur lui-même et
doit se résigner à vivre seul.
-
- Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?
-
- Qu’est-ce que j’aurais fait d’une femme ? Je veux pouvoir rentrer
chez moi quand ça me plait, rester au café, manger, boire, veiller.
-
- Vous êtes très soucieux de votre liberté ?
-
- Un poète ne doit jamais aliéner sa liberté.
-
- Etes-vous superstitieux ?
-
- Je suis persuadé que si nous observions mieux, nous découvrions
que rien ne nous arrive dont les dieux ne nous aient donné l’avertissement. Je trinquais, un soir, avec des amis. Mon verre se brisa, tout à coup, dans ma main. Je sus, plus tard, qu’au même instant mourait, en Grèce, le plus cher compagnon de ma jeunesse.
-
- La mort vous fait-elle peur ?
- - Je dis ceci... Ô mort, je ne te crains plus. Je te connais trop bien.
- Vous
ne savez pas... Vous ne pouvez pas comprendre.
-
- On dit que vous êtes un païen endurci ?
-
- Le bon Dieu... Laissez-moi donc tranquille... Ce sont des bêtises...
-
- Etes-vous hostile à la religion ?
-
- Je n’ai jamais été contre les prêtres... seulement, voyez-vous, il y a
la poésie. Tout le reste est une blague.
-
- Vous avez déclaré que vous voudrez être incinéré ?
-
- Les gens qui se font incinérer sont des crétins... Je me ferai
incinérer. Il n’y a que moi qui puisse le faire. Je suis un Grec ancien. -
Les morts m’écoutent seuls, j’habite les tombeaux ;
Jusqu’au bout je serai l’ennemi de moi-même.
Ma gloire est aux ingrats, mon grain est aux corbeaux ;
Sans récolter jamais je laboure et je sème.
- La vie, la mort, c’est de la merde. Il n’y a que la poésie.
Il est deux heures du matin. Le Vachette est en train de fermer ses portes. Moréas, qui fume cigare sur cigare, proteste. « Voyons, c’est ridicule. Un café comme le Vachette devrait rester ouvert toute la nuit. » Le poète ne veut pas rentrer chez lui. Et il n’aime pas rester seul. Alors il m’invite, hautain et amical, à aller retrouver des proche du côté des Halles, là où la vie ne s’arrête pas la nuit. « A la bonne heure », s’enthousiasme-t-il.
Au petit jour, comme je le raccompagnais chez lui, près de la porte
d’Orléans, aux confins de Montrouge, où il vit dans un appartement
presque nu (un lit, une armoire et un bureau), il me parlait encore de
Ronsard. « Ronsard et moi... »
Bruno Sourdin.
Bruno Sourdin.
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