Claude Pélieu à Colleville-Montgomery (près de Caen), 15 novembre 1993. (photo B.Sourdin) |
Claude Pélieu est mort le mardi 24 décembre 2002 à Norwich, NC, USA. Il venait d’avoir 68 ans. Il souffrait d’un mauvais diabète depuis des années et brusquement, au mois de juin, tout s’était accéléré. Hospitalisation d’urgence. Double amputation d’une jambe. Et un cancer horrible dans le poumon, qui venait de sauter dans le foie et qui était inopérable. Pauvre Claude. Il souffrait. Shooté à la morphine toutes les deux heures. Il savait qu’il était dans une sale galère. « Je suis en train de caner, me confiait-il au téléphone. Ici, dans cette maison de vieux, c’est trop sinistre ! Je n’ai plus qu’à attendre. Ca durera ce que ça durera. »
« Je suis mal barré », me répétait-il à chaque
fois que je le joignais au téléphone. Et certains jours, il ajoutait :
« Je suis naze ! C’est la crevaille ! Mon cierge est dans
l’escalier ! »
Mais Claude était surtout bien emmerdé pour Mary.
« C’est vachement dur pour elle. Je ne sais pas comment elle va tenir le
coup. » Alors, pour se sortir de là, il a serré les dents et a vraiment
fait tout ce qu’il pouvait, tous les exercices possibles et imaginables, pour
pouvoir enfin tenir debout et rentrer chez lui. Et Mary, de son côté, me disait
au téléphone : « Ah ! C’est vraiment terrible. Il essaye très
fort de sortir de cet endroit. Il est vachement courageux! » Claude
se battait tellement pour vivre que nous, ses copains, on s’est mis aussi à
espérer et on y a cru.
La dernière fois que je l’ai eu au bout du fil, j’ai tout de
suite pigé qu’il était très mal. Très fatigué. Épuisé. Il s’excusait de perdre
ses mots, mais il m’a quand même parlé avec enthousiasme de ses dernières
lectures, De Lillo, Nick Toshes, Dantec, le dossier Céline que je lui avais
envoyé… « J’ai lu des milliers de pages ces derniers temps, mais
maintenant trois pages me fatiguent… » Il a embrayé sur le black-out des
éditeurs à son égard et son pessimisme a ressurgi brusquement. « Pourquoi
on a été évincés ? Parce qu’on était illisibles (soupir). Ils s’en rincent
le cul de la poésie ! »
Comme à chaque fois, il m’a demandé des nouvelles de ma
femme Angel. « Comment vont ses parents en Afrique ? Est-ce qu’ils
tiennent le coup après tous les massacres ? » L’après-midi, à la
maison, on venait de fêter les dix ans de ma fille Fidélise. « Ah oui,
Capricorne, c’est vrai. Et moi je suis Sagittaire. » Puis il m’a parlé de
Mary, qu’il attendait cet après-midi-là. Après un silence, il a soupiré.
« Je pédale dans la choucroute vénézuélienne pleine de
pétrole ! » On a éclaté de rire tous les deux. Sacré Claude,
maintenant il se marrait comme un bossu. Et c’est là qu’il m’a lancé :
« Je suis coincé, c’est horrible. Mais du moment qu’on a la santé, comme
disait l’autre… »
Que dire ? Claude ne savait plus où il en était.
Complètement déjanté avec toute cette morphine. « C’est comme si j’étais
pété tout en étant sobre, ce qui est une injustice incroyable. Quelle
vie ! » Et le putain de téléphone a fait bip bip…
Trois jours plus tard, Claude s’en allait. On the road
again. Sur la route d’où l’on ne revient jamais, nous laissant avec tous ces
cons du Bureau des Idées, de l’Administration Totale… Et nous voici errants
dans les rues grises et froides, dans la hantise de l’Hiver Nucléaire, de la
Guerre Totale… Tristesse des lendemains d’ivresse. Tristesse, douleur et
solitude. La Fosse aux Visions est pleine à craquer. La Vieille Bête ricane.
Les écrans crépitent dans la nuit.
Mes pensées se bousculent. Je fouille dans ma mémoire. Cette
nuit, sous mon arbre, j’entends sa voix. Elle me rappelle ce haïku d’Issa, le
vieux maître japonais qu’il adorait :
« Ne pleurez pas
bestioles
Même les étoiles qui
s’aiment
Doivent se quitter »
Grand frère, tu nous manques énormément…
Bruno Sourdin
Claude Pélieu, 15 novembre 1993. |
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