Pradip Choudhuri, lors de sa visite à Paris, le 22 mai 1996. Ici en compagnie de Richard Belfer (Le Tamanoir) et Bruno Sourdin. |
Sur Pradip Choudhuri
Né le 5 février 1943, Pradip Choudhuri est un poète bengali qui se situe, d'une façon très obstinée, dans la lignée de Jack Kerouac. On a rencontré régulièrement son nom au sommaire des revues beat et post-beat, qu'elles soient éditées au Canada (Alpha Beat Soup), aux Etats-Unis (Inkblot), au Japon (Blue Jacket), ou en Belgique (Fugit Tempus). On le retrouve en bonne compagnie (celle d'Allen Ginsberg, de Lawrence Ferlinghetti, de John Montgomery et de Joy Walsh) dans l'anthologie Québec Kerouac Blues, publiée à Montréal à l'occasion de la rencontre Jack Kerouac de 1987.
A Calcutta, il a créé sa propre revue, Phoo, dans laquelle il a imposé une relecture fervente du Vagabond Céleste. Chez Jack, qu'il appelle son "frère éternel", il aime, d'une manière obsédante, la soif de la liberté, l'amour de toute chose et, plus encore, cette capacité de trouver, au milieu de la vaste route, l'éternel silence "où tout a un sens car rien n'a un sens, comme lorsque l'on est en état de satori". Voici encore ce qu'il écrit: "Je connais toute la signification de l'expression "nostalgie de Ti Jean" et l'horreur de ce moment qui vous paralyse quand vous extirpez votre foie pour savoir qui vous êtes dans une vaste ville comme Calcutta."
Calcutta. Effroi et terreur. Aucun poète au monde n'est peut-être mieux placé que Pradip pour observer journellement la folie et l'étrangeté du monde, l'incroyable Jeu du monde (la "Lila" des textes sacrés hindous).
Avec un petit groupe de poètes ardents et révoltés, Pradip a formé, vers 1964, la Hungry Generation, qui partage les objectifs de la Beat Generation américaine (révolte contre le conformisme, contre l'académisme littéraire et l'ordre social). "Quand le mouvement de la Hungry Generation est apparu, il a fait l'effet d'une bombe au cobalt sur la scène littéraire somnolente de Calcutta." Ces poètes se sont mis à secouer très fort le cocotier. Résultat: Pradip a été arrêté, accusé d'obscénité (comme Ginsberg en Amérique) et expulsé de l'Université de Calcutta.
Par la suite, la Hungry Generation a donné naissance à une littérature différente, alternative, qui a balancé quelques beaux pavés contre l'establishment culturel indien (que Pradip appelle joliment "le mercier séculaire de la tradition littéraire bengali").
Depuis, ce terrible vent d'Est souffle sur la route. Ecoutez son chant acide, nerveux, énergique, insensé, halluciné. C'est le blues déjanté de Calcutta. Un sacré feu de Bengale.
B.S.
Ratri
1.
Enfin, c'est l'obscurité
grâce à son puissant rayon de lumière
Ratri qui m'a serré fort
contre sa poitrine
regarde avec langueur au fond de mes yeux;
elle se tord de douleur
avant la floraison complète.
Avec de la musique, des explosions
et une tour de télévision en arc de cercle
une ville alternative s'est dressée dans son abdomen.
Les atomes du corps de Ratri
commencent à pénétrer par les pores de ma peau
et cette ville se réduit en cendres quant nous nous enlaçons.
Un autre monde se forme
alors que l'espoir de remonter l'horloge
s'en est allé.
Après s'être infiltrée en moi
Ratri se repose, calme et tranquille.
Moi aussi comme un père éternel,
je suis entré dans le corps de Ratri
essayant, en vain comme toujours, de deviner le sens
de la vie et de la mort.
Nos doux baisers et nos jeux précieux
étaient achevés avant le début
de cette fête irréelle du travail et de la peine.
Dans le champ abandonné
de l'autre côté de l'horizon
une minuscule fleur de jasmin est tombée
du ciel et des cheveux hérissés de Ratri.
Je la relâche d'un geste brusque
d'une main maladroite
et Ratri sait que je n'arriverai plus
à cueillir cette fleur.
Ratri sait que je suis seul et que je ne trouverai pas
les mots pour dire au revoir;
un brouillard épais et funeste
ne cesse d'assombrir la ville
en ce soir d'hiver;
je cesserai de la chercher
même lorsque nous resterons enlacés;
Ratri le sait...
j'ai tout découvert
juste après l'avoir possédée.
Je ne suis ni un disciple ni un ennemi de Dieu.
Ratri sait qu'après l'amour
je mettrai dans son poing la poussière de la route,
un morceau de brique calcinée qui a bâti cette ville.
Il n'y a pas d'autre monde que celui-ci
et Ratri sait que j'ai besoin d'elle
pour me faire entrer dans une nouvelle dimension.
Baignée de lumière Ratri met au jour
dans mon âme une fontaine de création.
Me serrant de ses deux mains
Ratri attend que des ténèbres
jaillisse un monde inventé par un poète.
2.
La tuerie est terminée.
maintenant on entend jouer
les notes matinales du shehnai.
La vierge Ratri est assise en face de moi
un mouchoir parfumé dans la main.
Ratri et moi nous regardons
sous un ciel radioactif.
Après la CHUTE, je repose
ma tête sur le sein informe de Ratri.
Ca, c'est mon monde:
au-delà du tourbillon de la vie et de la mort.
C'est ma vérité:
Ratri m'aime.
Après cette liaison cuisante
il n'y a plus rien entre nous
que l'échange d'un amour éternel.
En explorant le coeur de BLACK HOLE, le Trou Noir,
je suis tombé la tête la première
et j'ai récupéré Ratri.
Peut-être est-ce Elle ou quelqu'un d'autre
monde inconnu qui m'exhorte
à écrire un nouveau poème.
(Ratri est la déesse de la nuit des Védas, c'est un prénom féminin courant au Bengale. Le shehnai est un instrument traditionnel de l'Inde, un hautbois, dont on joue, le matin, après la nuit de noces. The Black Hole (Le Trou noir) est aussi le titre d'un livre de Pradip, publié par Inkblot publications, à Oakland, Californie, USA, en 1990.)
Jayeeta attend avec impatience une planète lointaine
1.
Eh bien oui, on est resté debout sur deux planètes rivales.
D'ici je ne peux voir ni toucher son corps
ni elle le mien.
Les vents du désert sont engloutis entre nos lèvres.
Quelque part du fond de la poitrine
une voix humaine s'épanche
et ne reviendra plus jamais chez elle.
C'est seulement le spectre d'un enfantement
qui se pose sur les muscles de mon épaule
et me fait plier.
Dans la seconde moitié de ma vie
confusion, vision ou illusion
le rêve mystérieux
d'une rangée de dents sur le corps d'une femme, eh oui!
Toutes mes réactions humaines sont rehaussées
par de telles acrobaties nocturnes.
Un semblant de salive se dilate mystérieusement
et une lumière phosphorescente éclaircit
la terre aux couleurs d'automne.
En transe, je circule
des salons de la ville aux sentiers désertiques,
de la rue à la cuisine.
Devant la porte de la prison
un tremblement sans fin m'a presqu'étranglé.
Seule la frayeur nous rapproche.
2.
Jayeeta attend avec impatience
la planète lointaine
où j'ai laissé ma veste accrochée,
fiévreux et puissant
mon désir la réveillera.
Dans la nuit froide de décembre
de peur des assassins
elle ne sautera plus du lit
et ne s'enfuira plus épouvantée
en tenant son doigt douillet
sur l'ulcère d'un poète.
Oui, j'en suis sûr, dans le besoin urgent
de faire fondre des amas de neige,
Jayeeta va m'obliger
à lui laisser mon gilet de cuir
pour toujours.
(Deux poèmes traduits par Bruno Sourdin)
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