André Velter est sans nul doute le seul poète français à avoir cherché son inspiration à plus de 5 000 mètres d'altitude. Directeur de la collection Poésie/Gallimard, il a trouvé au Tibet et dans l'Himalaya son unité de lieu. Dans Le Haut-Pays, le corps est à la fête et l'esprit au sommet de sa liberté. Explications.
Votre livre m’a fait
une très forte impression, une impression de vertige : bien sûr parce que
c’est un livre qui se passe en altitude, mais cette impression est aussi liée,
je pense, à la langue.
Les sources de la parole se tiennent en altitude, écrivez-vous.
C’est une phrase-clé de votre livre.
Il y a pour moi une sorte d’adéquation parfaite entre la marche, le rythme de la marche à pied en altitude et la montée d’un certain rythme poétique. Et les mots, les phrases, les vers, la scansion, le souffle, dans les deux sens, c’est-à-dire l’air que vous avez dans vos poumons et qui entre par votre bouche et vos narines, et puis la façon de transformer cela en un souffle poétique, qui fait qu’il y a une sorte d’unité presque corporelle qui est tout à fait singulière.
Il y a un deuxième sens à cette phrase. Si « les
sources de la parole se tiennent en altitude », c’est aussi que quand on
est en altitude, on va beaucoup vers les sources. Il se trouve que c’est
quelque chose qui m’a été très directement inspiré par un pèlerinage aux trois
sources du Gange.
Dans le poème
intitulé « La présence », qui tient une place centrale, vous faites
le portrait d’un lama, Tuktsé Rinpoché. Qui est-il ?
Je l’avais rencontré en mai 1980, l’année où Marie-José
Lamothe et moi sommes restés huit mois dans l’Himalaya. Tuktsé Rinpoché était
connu dans tout l’Himalaya comme un immense érudit et quelqu’un qui avait été
un ermite, quelqu’un qui était resté 9 ans, 9 mois, 9 jours en altitude. C’est
certainement, dans tout le versant oriental, la personne qui m’a le plus
impressionné.
C’était un homme qui avait cette lumière intérieure. Il y a
un terme en tibétain qui définit les grands sages : quand ils vous
regardent, on a l’impression que la lumière est dedans et la peau devient
totalement transparente. Et c’était quelqu’un qui comptait pour moi qui ne suis
pas du tout croyant. J’ai un goût pour la mystique et la spiritualité, mais je
ne suis dévot de rien. Simplement, Tuktsé Rinpoché était un homme qui avait la
plus grande connaissance et la grande sagesse, avec un sens de l’humour et de
l’ironie qui ramène aux sources du bouddhisme.
Qu’est-ce qui vous a
intéressé dans le bouddhisme ?
Le bouddhisme est une philosophie qui ne connaît pas la
faute, qui ne connaît pas la malédiction. C’est-à-dire que tout est de notre
responsabilité et rien n’est jamais fini. Le cas archétypal étant celui de
Milarepa, qui commence comme un criminel et qui finit comme un délivré-vivant.
Dans une seule vie, un personnage peut passer par tous les états et il n’y a
pas de condamnation. Un enfer absolu n’existe pas. Il n’y a pas de péché
originel. Tout ce que le christianisme vous colle sur les épaules dès le départ
n’existe pas du tout là-bas.
Sois toi-même ta propre lumière. Et si tu ne peux pas être
toi-même ta propre lumière, c’est ton problème. C’est vraiment la conscience
individuelle. Dans nos civilisations, on a cela chez les Stoïciens. Après tout,
Montaigne ne dit guère autre chose. C’est simplement une autre manière de le
dire dans un environnement différent, mais le message fondamental est à peu
près le même.
Tuktsé Rinpoché était quelqu’un d’absolument impressionnant.
Il avait une sorte de jovialité. Ce n’était absolument pas un maître spirituel
qui n’avait que des injonctions. Je lui ai connu très peu d’injonctions. Je lui
en ai connu une qui a eu une incidence extraordinaire. Il a dit à ma femme
Marie-José Lamothe, à un moment où elle commençait à parler tibétain mais elle
était loin de le pratiquer très correctement, une phrase qui était passée un
peu inaperçue, un jour où on se voyait. Il lui a dit : il faut traduire.
Et elle est devenue la traductrice des œuvres complètes de Milarepa… La
présence, à la limite, suffisait. En Inde il y a un mot, le darshan,
l’enseignement par la vue. On ne dit rien, on voit un maître et ça suffit.
Tuktsé Rinpoché, ce n’était pas que ça, mais il y avait ça. Il y avait une
énorme impression qui était, je ne sais pas si on peut dire cela, à la fois
physique et métaphysique. Il avait cette présence-là, cette extraordinaire
incarnation et en même temps sublimation de cet état. Par exemple, il était
assez massif. Quand il était assis en tailleur, dans la position de méditation,
il avait vraiment une assise importante. Très vite, vous aviez presque
l’impression de quelqu’un qui était en état d’apesanteur, ce qui était
totalement illusoire, puisqu’il était véritablement assis. Mais il avait une
telle présence, c’était comme si lui-même était l’émanation de lui-même. Je
n’ai jamais vu cela chez personne d’autre. C’était un être réellement lumineux.
En plus, c’était quelqu’un qui alliait une extrême douceur dans les rapports et
une extraordinaire fermeté dans la manière de se comporter ou de se conduire.
Il parlait peu.
Dans quelles
circonstances l’avez-vous rencontré ?
On l’avait rencontré à Darjeeling. La première rencontre est
tout à fait désopilante. Elle me convient tout à fait. Quand on est arrivés
dans ce monastère, c’était plutôt pour être reçus dans une communauté
monastique et comprendre un peu comment ça fonctionne. J’avais demandé à
rencontrer Tuktsé Rinpoché, qui était le principal de ce lieu. On m’avait
dit : oui, oui, il va vous recevoir, mais pas tout de suite, on a un petit
problème… Au bout d’une demi-heure ou de trois quarts d’heure d’attente, on
nous a introduits dans une pièce où le grand lama en question était en maillot
de corps, avec un énorme pansement sur le front, car il venait d’avoir un
accident de voiture. Il avait cogné contre le pare-brise. Il avait un peu de
sang sur le front. C’était vraiment le moins d’apparat possible ! Il était
vraiment au plus bas de sa forme… Et en quelques minutes, il s’est passé on ne
sait pas trop quoi… surtout que moi, j’étais plutôt dans la position du
mécréant. Et donc il y a eu une sorte de séduction évidente, peut-être pour moi
par le peu d’apparat de son apparition.
Et puis très vite, il a dit une phrase stupéfiante. Quand on
s’est quittés. Alors qu’il ne savait absolument rien de nous, il nous a
dit : nous nous reverrons l’été prochain au Ladakh. Comment pouvait-il
savoir ? Alors qu’on ne lui
avait absolument pas dit qu’on irait au Ladakh, qui est à 2 500 km de
Darjeeling. Et de fait, c’est là où on l’a bien connu. On est restés longtemps
avec lui, on a assisté, grâce à lui, à toutes les cérémonies et en même temps
on a été accueillis de façon tout à fait exorbitante. Pourquoi a-t-il tout de
suite accepté de nous recevoir longtemps, de faire en sorte qu’on se voit au
monastère ? Il nous a fait participer à l’intronisation d’un jeune lama
réincarné, qui avait 18 ans. C’était une cérémonie où il y avait 4 000 à 5 000
personnes venues de tout l’Himalaya. On est restés avec eux pendant toutes ces
cérémonies-là. On est devenus liés, et même très liés. Et de tout cela, quand
on regarde l’objectivité de la chose, est née la traduction complète de
Milarépa.
A mon avis, Tuktsé Rinpoché avait un sens extraordinaire des
potentialités. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il avait prévu que Marie-José soit
la traductrice de Milarepa, mais il avait dû sentir quelque chose et, en tout
cas, ça s’est totalement réalisé.
Vous insistez peu sur
les péripéties du voyage. Vous cherchez surtout à rendre compte d’une
expérience intérieure ?
C’est absolument ça. Et c’est pour cela que j’ai choisi ce
titre. J’aurais très bien pu faire un titre qui rappelle le Tibet ou
l’Himalaya. Je ne l’ai pas fait. Pour moi, le Haut-Pays, c’est quelque chose de
très physique, c’est ce pays qui existe disons au-dessus de 3 000 m dans
le Tibet, dans l’Himalaya et même dans une partie du Turkestan chinois et dans
une partie de l’Afghanistan. C’est toute cette zone dans laquelle j’ai vécu
longtemps. Mais c’est aussi le Haut-Pays que l’on a en soi, que l’on est
capable de découvrir, et, bien entendu, c’est plus le témoignage d’une
expérience vécue qu’un descriptif de tel ou tel lieu. Il faut que je m’appuie
sur sa matérialité, mais pour aller ailleurs, pour être dans un état de
conscience d’une autre nature.
Et puis aussi parce que je ne voulais pas que ce soit un
livre qui puisse entrer dans le corpus des écrivains-voyageurs.
Je voulais délibérément ne pas trop incarner les choses. Il
y a quelques notions de lieux, mais plutôt comme des sortes de repères. C’est
un livre que j’ai écrit au cours de plusieurs années dans les mêmes lieux ou
souvent dans des lieux identiques, mais je ne voulais pas que ce soit trop
situable. Parce que, quand vous êtes à 5 000 m au Ladakh ou au Tibet,
très franchement, ce qui se passe dans votre corps, c’est pareil.
Vous êtes le premier
poète français à cheminer à plus de 5 000 m ?
Oh, je n’en sais rien (rires)… Et je suis monté beaucoup
plus haut que cela ! J’ai fait un sommet qui est à 6 200 m. À
vrai dire, je ne sais pas très bien. Peut-être qu’il y en a un qui va se
découvrir…
Et Segalen ?
Il est allé très bas (rires)… Segalen, c’est une des grandes
découvertes de ma vie. J’en parle dans L’Arbre-Seul.
En 1988, quand j’ai fait le voyage d’Islamabad à Pékin sur la route de la Soie,
j’ai passé le col dont il parle merveilleusement dans Équipée. Un texte qui m’avait toujours ébloui et que j’enrageais
même de ne pas l’avoir écrit moi-même ! En fait, c’est 2 300 m,
c’est un col microscopique… J’arrivais moi-même de l’Himalaya, où j’avais passé
des cols à 5 000. Pour lui qui venait de Chine, c’était très haut. Et donc
c’est là où on voit bien que les sensations sont en fonction de la relativité
dans laquelle on est. J’en ai fait un petit texte dans L’Arbre-Seul, mais pas du tout pour dévaloriser Segalen, juste pour
montrer comment des sensations peuvent être différentes. Et en plus, ça
m’excitait beaucoup de passer le col qu’avait passé Segalen. Évidemment, il
l’avait passé à pied, les pieds dans des sabots avec de la paille et il avait
une façon de marcher qui était assez rustique. Et moi, parce que maintenant il
y a une route, je l’ai passé dans une jeep chinoise avec de la musique pop à
fond que mettait le chauffeur. Donc ça crée vraiment une distorsion. Vous savez
combien Segalen est un auteur qui compte pour moi. Je n’avais que de l’attente
célébrationniste. Et en fait, c’est devenu quelque chose de tout à fait décalé
et d’un peu incertain… Ca m’a intéressé : comment le positionnement des
uns et des autres nous amène à avoir des perceptions vraiment très différentes.
C’était très drôle. Mais j’ai plus que de l’admiration pour Segalen… Gracq a
inventé une formule que j’aime beaucoup, pour essayer de comprendre ce qui
avait pu relier à un certain moment tous ces jeunes gens qui se sont engagés
dans le surréalisme. Il parlait à leur propos de consanguinité d’esprit, et je
pense que j’ai ça avec Segalen.
Et avec Daumal aussi,
bien sûr ?
La consanguinité d’esprit avec Daumal, elle est flagrante.
D’abord, il y a un phénomène biographique qui est très troublant, c’est que
Daumal est né dans les Ardennes, très exactement à 15 km de là où je suis
né. Mon père était instituteur à Signy-l’Abbaye, le père de Daumal était
instituteur à Boulzicourt. On a un contexte familial extrêmement proche.
J’étais à l’école à Charleville puis j’ai fait moi-même des études d’hypokhâgne
à Reims.
A 16-17 ans, j’ai commencé à lire Daumal et le Grand Jeu. Et
tout de suite, j’ai été absolument fasciné par Le Mont Analogue, qui est resté un de mes livres-phares. Mais
j’ignorais quand même beaucoup de choses sur le parcours de Daumal, sur son
parcours intellectuel, mais aussi sur un certain nombre de travaux qu’il avait
été amené à faire. Bien des années plus tard, en 1976, pendant que j’écrivais Le livre de l’outil, j’ai appris tout à
fait par inadvertance que dans les années trente, pour vivre, Daumal avait
rédigé des notices sur les outils pour une encyclopédie. Et en plus il avait
traduit des Vedas. Alors ça commençait à faire beaucoup…
Il y a eu, à partir d’un certain moment, une sorte de rapprochement
par des tas de biais. Je ne vais pas jusqu’à me prendre pour la réincarnation
de Daumal (rires)… Encore que dans les dates, ce serait possible : il est
mort en 44 et je suis né en 45. Franchement, je n’y crois pas, mais il y a
quelqu’un, un Daumalien, qui a écrit un truc là-dessus… C’est assez cocasse,
mais franchement, je n’y crois pas. Je ne crois pas en la réincarnation.
Alors, à quoi
croyez-vous ?
Je vais citer trois vers, que je cite souvent, d’un poète
soufi qui s’appelle Saadi, mais la traduction est de moi et elle est un peu
bricolée… C’est-à-dire que l’original persan n’est pas aussi net. Voilà ce que
je crois : Le vent d’est passera
tant sur cette terre/qu’il portera chacun de nos atomes/en un lieu différent.
Je crois à la diffusion cosmique de ce qui nous constitue.
Je n’arrive pas, je le regrette, à imaginer une recomposition à l’identique
d’une personnalité ou d’une conscience. Je ne crois pas à la résurrection des
corps, je ne crois pas qu’il y ait un paradis. Je pense qu’il y a une
transmutation qui est possible entre notre être physique. Et le problème qui se
joue, ce n’est pas sur l’être physique, c’est sur l’être conscient… Quelle onde
émanera de nous et où elle ira s’incarner ? Donc, j’ai une grande
attirance et parfois même plus, une fraternité avec certains mystiques, surtout
les mystiques orientaux, mais aussi avec Jean de la Croix, mais je n’arrive pas
à faire le saut… Pour moi, la mystique d’ailleurs, c’est le contraire de la
religion. La religion, ça n’est qu’un ensemble de dogmes, un ensemble de
contraintes mises bout à bout. En revanche, la mystique, c’est une libération,
très souvent selon des modes personnalisés. Et c’est pour cela que j’aime, dans
le bouddhisme tibétain, l’idée de ce qui est la voie du Vajrayana : il n’y
a pas de recette, chacun doit trouver sa propre voie, l’explorer et la mener à
bien. Alors je pense qu’on peut mettre sa vie sur ce vecteur-là, avec une sorte
de quête de ce type.
Savoir, après, ce qui risque de se passer… Après tout,
Alexandra David-Néel, à 101 ans, à la veille de mourir, avait dit : ça va
arriver et ça sera sûrement passionnant. Alors, on verra bien.
De la cime ou du vent/Qui chante au sommet ?/Ni l’un ni l’autre
dit-on/L’esprit seul se fait entendre. Quel cet esprit du vent ?
Est-ce une expérience de type mystique ?
C’est ce que j’ai perçu. Les éléments pour moi sont très
importants. Il y a une symphonie de la nature et au sens le plus matérialiste
du terme.
Ce que j’essaie de transmettre dans ce livre, c’est que le
réel est beaucoup plus vaste que ce que l’on croit. C’est que notre perception
de la réalité, elle est souvent « jivaro », elle est souvent dans un
esprit rétréci, avec une conscience rétrécie, elle est souvent avec une
lucidité rétrécie. Ce que l’altitude vous donne, et en tous les cas me donne à
moi, c’est une perception accrue. Il y a des perceptions qui englobent beaucoup
plus que ce qui vous est donné de percevoir d’habitude. Par exemple, dès que
vous êtes au-dessus de 4 000-4 500 m, dès que vous abordez les
cols à 5000, il est extrêmement rare de ne pas avoir des choses que l’on peut
qualifier de visions. Vous voyez des choses qui sont à la limite de
l’imaginaire et du réel. Le réel s’étend et une partie de ce qui pourrait
apparaître comme des visions devient une sorte de réalité.
Tout cela est décrit d’une façon très précise dans les
petits textes du début, Une fresque
peinte sur le vide. Vous avez tous ces petits personnages qui sont comme
des personnages de vie réelle mais qui, en même temps, touchent presqu’à la
mythologie. Et qui racontent des sortes de fables. En fait, ces sortes de
fables, je les ai improvisées en même temps que je marchais. Qu’est-ce que je
pouvais tirer dans mon écriture de personnages rencontrés, comme un moine
itinérant, un archer, un cavalier… Là, vous êtes dans un état de perception
d’une réalité mais avec une liberté beaucoup plus grande. Ce n’est plus du tout
du réalisme, ce n’est pas du surréalisme non plus, c’est un autre état. C’est
un état d’extrême acuité et d’extrême capacité à décrypter le réel. Et à ce
moment-là, vous voyez très bien que la distinction que l’on fait entre le corps
et l’esprit disparaît complètement. On est dans un état fusionnel.
Et de toute façon, si vous voulez, je n’ai pas de croyance
de l’incroyance… Je suis extrêmement réticent sur tout le fanatisme que les
religions, les unes ou les autres, ont pu engendrer, certaines à une certaine
époque et d’autres aujourd’hui. Et ça me terrifie complètement, cette espèce de
normalisation des consciences, de mise au pas par le biais des croyances. Je
trouve cela absolument terrifiant, mais pour ce qui est des expériences les
plus hautes, d’abord je ne fais pas beaucoup de distinction entre toutes les
différentes mystiques. On est avec une telle authenticité dans l’expérience que,
pour le moins, on ne va pas ricaner en face de cela. Qu’est-ce qui se passe,
qu’est-ce qu’il advient dans le corps, ça m’intéresse beaucoup. J’insiste
beaucoup là-dessus, parce que pour moi c’est très important. C’est pour cela
que l’altitude, dans ce livre-là, doit être perceptible.
Méditer, c’est
s’asseoir et faire le vide. Pratiquez-vous vous-même la méditation ?
Chacun dans le bouddhisme doit trouver ses supports de
méditation. Et moi, pendant des années, c’était le tir à l’arc. Dans le tir à
l’arc, ce qui est absolument extraordinaire, c’est la maîtrise du souffle. Pour
un Occidental, la chose la plus importante, c’est la visée, c’est viser juste.
C’est absurde. La visée, c’est ce qui vient tout à fait à la fin de
l’expérience. En fait, ce qui se passe dans le corps à ce moment-là, c’est plus
la mise en condition, une sorte de méditation active, si vous voulez. Il faut
avoir un équilibre parfait, il faut avoir une maîtrise du souffle, qui devient
de plus en plus parfaite. Cela vous donne un état intérieur à la fois d’une
extraordinaire acuité et d’une grande neutralité. Faire disparaître au maximum
les émotions… On dit tout le temps que, quand une flèche a quitté l’arc, elle
n’existe plus. Parce que si vous gardez l’émotion de savoir où elle va, la flèche
suivante va en être imprégnée. Et si vous êtes ému parce que la flèche est
allée en plein centre de la cible, la flèche d’après, vous ne serez pas dans
l’état intérieur qu’il faut pour la lancer. Soit que vous êtes trop content,
soit que vous êtes trop déçu… Et donc il faut arriver à cette sorte
d’équanimité qui n’est pas simple à obtenir. Vous disiez tout à l’heure :
faire le vide. C’est ça d’une certaine manière. C’est en tout cas une manière
de maîtriser le souffle. C’est très important dans le tir à l’arc. Le tir à
l’arc c’est avoir une sorte de verticalité, donc une grande assise du corps, et
en même temps une grande maîtrise du souffle.
Les premiers exercices qu’on fait faire, dans le tir à
l’arc, c’est de fermer les yeux. Et si vous avez la position correcte du corps
et la maîtrise du souffle, les yeux fermés, la flèche ira dans la cible.
Peut-être pas au centre, mais elle ira dans la cible. Parce que vous êtes
positionné comme il faut. Ce n’est qu’après que vous allez perfectionner cela
par de tout petits ajustements. Donc, c’est ce que j’appellerais une méditation
active. Et j’ai fait aussi cette expérience-là dans le karaté, qui est un art
martial d’une tout autre violence, mais qui avait aussi pour moi un énorme
intérêt : c’était une maîtrise de la violence musculaire, et c’est
important de se maîtriser de toutes les façons : maîtriser son souffle et
maîtriser aussi ses possibilités physiques.
Beaucoup de mes amis, par exemple, n’arrivent pas à
comprendre comment je peux faire beaucoup de choses. Ils ont tous l’impression
que je n’arrête pas de m’agiter dans tous les sens. C’est totalement
faux ! Ils seraient effarés de voir le nombre de temps que je passe
strictement à ne rien faire. Et c’est certainement là que je récupère l’énergie
qui me fait faire tant d’autres choses par ailleurs. Je suis tout à fait
capable de rester longtemps sans avoir l’angoisse du temps perdu, de la
non-productivité. La rencontre avec l’Himalaya, avec l’aire de la culture
tibétaine, le bouddhisme d’une façon, le taoïsme d’une autre façon, n’ont fait
que me renforcer dans cette manière d’être. Et puis, ça m’a énormément apporté
sur la façon un peu distanciée de voir les choses. J’ai compris une chose
fondamentale là-bas, c’est que le non-agir n’était pas le contraire de l’agir.
Mais les deux vecteurs, comme dans un moteur ou dans un alternateur… Il faut
allier l’agir avec le non-agir, pour qu’il y ait un mouvement de vie possible.
Chez les taoïstes par exemple, le non-agir c’est le contraire de ne rien faire.
Ici on a l’impression que le non-agir, c’est devenir un légume. C’est absurde.
Et puis ce que l’Orient apporte de formidable, c’est cette capacité à unir les
contraires et à en faire des forces dynamiques. Dans la vie d’aujourd’hui, où
le chaos est à peu près partout, c’est la seule façon d’arriver à garder une
lucidité. Moi, ce qui m’intéresse dans tout ça, c’est cette sorte de
préservation de l’énergie vitale. Et tout ce que je fais, je le fais en
fonction de cela. Et les livres témoignent de cela, j’espère.
Est-ce qu’il existe
une œuvre ou un écrivain dont on peut dire qu’il a changé votre vie ?
J’en vois plusieurs, mais disons qu’il y a, au départ, un
phénomène très étonnant. Je devais avoir 11 ou 12 ans, en 4e,
j’avais un professeur de français au cours complémentaire de Signy-l’Abbaye.
J’écrivais déjà depuis plusieurs années, comme un gamin écrit, c’est-à-dire
très imitatif. Je devais écrire à la manière de La Fontaine, à la manière de ce
qu’on devait lire. Et puis il y a eu ce texte qu’il nous avait mis entre les
mains. Il nous réunissait à quelques-uns, on n’était pas plus de 3 ou 4, après
l’école. Il nous parlait de choses qu’il aimait, de façon très libre. Ce que je
trouve le comble de l’enseignement, et je lui dois beaucoup. Je n’arrête pas
d’entendre des gens qui expliquent que les enseignants ne leur ont rien
apporté. Je m’inscris complètement en faux là dessus. Moi, l’école, j’ai plutôt
aimé. J’étais plutôt bon élève. On est à une époque où il faut absolument
arriver à dire qu’on était un cancre pour être pris au sérieux… Il y a une
inversion des valeurs qui commence à devenir absolument insupportable. Je ne
dis pas ça pour Pennac qui est un copain (rires)… Bien sûr qu’on peut avoir été
un cancre et devenir un grand écrivain… C’est comme les gens qui croient que
Rimbaud était le mec qui dormait au fond de la classe, appuyé contre le
radiateur… Il a collectionné tous les prix au concours général ! On peut
être un voyou et être aussi un érudit, il ne faut quand même pas tout mélanger.
A 11 ou 12 ans, cet instituteur professeur de cours
complémentaire nous a mis à quelques-uns entre les mains un poème de
Baudelaire, Les Hiboux. Je ne sais
pas ce qui s’est passé, mais du jour où j’ai lu ce texte, j’ai compris que la
poésie c’était autre chose qu’une petite ornementation, une petite façon de
mettre des mots les uns à côté des autres pour faire joli, que c’était
pratiquement un engagement de vie, qu’il y avait un avant et un après, que
quand on commençait à écrire certaines choses que l’on sortait de soi, son
destin était tracé autrement. Et donc, j’ai su à cet âge-là, à cause de ce
poème de Baudelaire, qu’il n’y aurait plus rien qui serait comme avant. Donc
c’était une rupture, si vous voulez. Ou c’était un accomplissement
supplémentaire, en tout cas un éveil à autre chose. Et peut-être effectivement
on peut dire que ça a été une sorte de rupture avec l’écriture. C’est-à-dire
que du jour au lendemain, je n’ai plus du tout écrit la même chose et j’ai
compris que l’écriture n’était pas une partie de plaisir pour faire des
compliments à la fin des repas. La poésie c’était une chose à vivre et pas
seulement écrire pour la gloriole d’avoir écrit quelque chose d’élégant.
D’autres livres m’ont marqué de façon décisive. Les Sept piliers de la sagesse sont pour
moi un livre tout à fait décisif. Et je le couple immédiatement avec le livre
de Thesiger, Le désert des déserts. C’est
certain que je n’aurais pas vécu mon expérience afghane, qui a duré 3 ans, si
je n’avais pas intégré à ce point l’expérience de Lawrence et de Thesiger. Et
c’est vrai que j’ai un goût très marqué pour les déserts. Je l’ai eu très tôt.
Mais ces livres-là m’ont ouvert, ils m’ont montré que la réalité était plus
vaste que ce que je croyais. Ils m’ont aussi montré que le courage physique et
l’expérience dans le corps, la mise en condition ou en risque du corps, est
quelque chose de très fondamental.
Quelle est votre
conception de la poésie ?
Pour moi, la poésie, c’est un mode de vie, ce n’est pas
simplement faire des livres. Donc, je crois à la poésie vécue, expérimentée et
je crois à la responsabilité absolue de l’écrivain qui doit, en tout cas en
poésie, ne dire que ce qu’il a expérimenté lui-même.
Il n’y a pas de réponse stéréotypée et simple à des
questions que vous posez. Par exemple le problème de la croyance. Il y a une
coloration que l’on peut faire à des sujets comme cela, avec des modulations. Ce
n’est pas des choses qui sont coulées dans le bronze. C’est des choses qui sont
dans le mouvement même de la vie et pour moi tout est mouvement. Je ne veux pas
vivre dans le fixe. Bien sûr que j’ai des balises intangibles. Il y a des
choses qui me font horreur et ça ne bougera pas. Le racisme, évidemment que ce
n’est pas négociable. Mais pour le reste, disons qu’on est sur du doute, mais
ça peut être un doute extrêmement tonique, et non pas désespérant. Même avec
des expériences que j’ai pu vivre et qui ont pu être tragiques, il y a une
aimantation du vivant. Être au monde, c’est une façon de transcrire cela. Le
bouddhisme le dit très bien : l’incarnation de l’homme, c’est la plus
extraordinaire.
En fait, on passe dans notre propre vie et parfois dans la
même journée par tous les états intermédiaires. On peut à certains moments de
la journée être dans un état infernal et à un autre moment être dans un état
quasi divin. Et on peut dans la même journée passer par les enfers et tutoyer
les dieux mais avec la certitude que le point d’équilibre c’est quand même
l’incarnation humaine qui donne accès à tous ces différents états. Et c’est la
seule, à mon avis, où la lucidité et la conscience sont à leur plus haute
période.
On ressent
constamment dans votre écriture une forme de jubilation.
En dépit des épreuves cruelles que peut donner la mort des
autres et auxquelles on est confrontés sans cesse, car il n’y a pas de pire
épreuve, il reste une aimantation du vivant. Même après toutes ces épreuves, il
y a une gaieté de l’être. Nietzsche parlait du gai savoir… Moi, je crois qu’il
y a une manière ontologique de toucher à la gaieté. Vous parliez de jubilation,
c’est vraiment un terme qui me va bien.
Propos recueillis par Bruno Sourdin.
Novembre 2007-mai 2008
Entretien publié dans la revue Diérèse, n°41, été 2008.
Né à Signy-l’Abbaye, dans les Ardennes en 1945, André Velter
est l’auteur d’essais et de nombreux ouvrages de poésie chez Gallimard (parmi
lesquels Midi à toutes les portes,
L’amour extrême et autres poèmes pour Chantal Mauduit, Zingaro suite équestre,
L’Arbre-Seul, Du Gange à Zanzibar). Il a reçu le Goncourt Poésie en 1996.
Il dirige la collection Poésie Gallimard. Résolument attaché à la « voix haute »,
il tente d’inventer une oralité nouvelle, créant régulièrement avec comédiens
et musiciens de vastes polyphonies. C’est aussi un grand voyageur (Afghanistan,
Inde, Népal, Tibet).
« Le
Haut-Pays », suivi de « La
traversée du Tsangpo », qui est paru chez Gallimard en 2007, rassemble
tous les poèmes écrits au Tibet et dans l’Himalaya. « La traversée du
Tsangpo » existe également en CD, avec une musique de Jean Schwarz, les
voix de Laurent Terzieff et André Velter, et des chansons en tibétain par
Tenzin Gönpo, aux éditions Thélème (10, rue de Pontoise, 75005 Paris)
INVOCATION
Ayant pris pour
viatique le grand secret de la réalité
Découvre chaque jour
un peu moins d’imposture
Le sens irrigue le
ciel
Mais c’est un fleuve
sans remous sans reflet sans ombre
Une énergie verticale
qui capte l’univers
Cette vision donne un
corps à l’immuable
Ce qui est se dit mot
à mot
Les sources de la
parole se tiennent en altitude
Le souffle ne s’écoute
pas
Il impose sa présence
et l’éternel présent
André VELTER