En janvier 2008, pour préparer une
lecture-entretien que je devais animer à Saint-Malo à l’invitation des Amis de
la Tour du Vent, j’ai commencé avec mon ami Alain Jégou un long dialogue au
rythme syncopé, entrecoupé de longues plages de silence. Tonique et fraternel.
Notre conversation s’est achevée deux ans plus tard, en janvier 2010.
Bruno
Sourdin : Tu es né à Larmor-Plage, dans le Morbihan. Quel était le climat
familial ? Et comment s’est déroulée ton enfance ?
Le climat familial était excellent…
Bruno
Sourdin : Quel était le métier de ton père ?
Lorsque j’avais cinq ans, mes parents ont quitté la ville
de Lorient pour s’installer en bord de mer, dans cette maison du Fort-Bloqué
dont j’ai hérité à la mort de mon père et où je vis aujourd’hui. Comme tous les
mômes de l’après-guerre, j’ai eu ce privilège de pouvoir vivre et m’éclater au
grand air, libre de tous mes mouvements et déplacements sur ces rivages
sauvages, pas encore bouffés par le bitume et le béton. Mes parents, très
occupés par leur boulot, nous déposaient, ma sœur et moi, à l’école le matin et
nous récupéraient le soir. Durant les vacances, nous étions livrés à nous-mêmes
et nous éclations avec nos copains et copines sur la plage et dans les dunes.
C’est seulement vers l’âge de 12-13 ans que les belles
années ont mal viré, lorsque mes parents, lassés de mes indisciplines et
je-m’en-foutisme, ont décidé de me coller en pension pour me faire
apprendre les bonnes manières et le goût du travail, dans un bagne tenu par des
curetons, à 100 bornes du foyer familial. Faut dire que je l’avais bien
cherché. J’ai sacrément morflé durant les 4 ans passés dans cette taule de
maniaques en soutanes ! Quatre ans de sévices et punitions qui ont fait de
moi le rebelle et l’anticlérical que je suis et demeurerai jusqu’à la fin de
mes jours.
Bruno
Sourdin : Restons un moment dans le climat de liberté de cette enfance au
grand air. Est-ce de cette époque que te vient cette fascination pour la
mer ? Et plus tard l’envie d’en faire ton métier ?
Alain Jégou : Le fait d’être né à si peu de distance de l’océan a sûrement
influé sur mes choix existentiels et professionnels. Et puis, plus tard, toutes
mes années d’enfance passées à glander ou courir sur le rivage, cheveux au vent
et les yeux sans cesse plongés dans tout ce bleu immense, avant qu’ils
bifurquent vers les roploplos naissants et popotins jolis des petites
amoureuses estivales, je ne pouvais vraiment pas y échapper. Malgré la courte
durée d’éloignement, les périodes scolaires à me morfondre au pensionnat, puis
une année passée à faire le con dans le Pacifique (encore un océan), nourri,
logé et irradié aux frais de la princesse, sur un atoll livré aux géniaux
adeptes du thermonucléaire, et quelques escapades sur les routes d’Europe
durant ma période « vagabond céleste », je n’ai jamais vécu bien
longtemps éloigné de mon cher vioque Atlantique.
Durant mes années de lycée à Lorient, une fois viré de chez les
curetons de Redon, il m’arrivait même fréquemment d’aller bosser au port de
pêche la nuit, au débarquement du poisson et lavage de la criée, pour me faire
un peu d’argent de poche. De voir tous ces rafiots et ces forbans de matelots
qui roulaient leurs mécaniques sur les quais et dans les bistrots a dû aussi me
coller quelques idées vagabondes en tête.
L’idée a mis du temps à mûrir, car ça n’est qu’à l’âge de
28 ans, après avoir exercé quelques turbins terriens, comme manœuvre du
bâtiment en Suisse durant quelques mois ou chauffeur routier en France durant
cinq ans, que j’ai signé pour mon premier embarquement.
Bruno
Sourdin : Puisque tu parles de ton expérience de chauffeur routier, j’ai
tout de suite envie de te demander si c’est à cette époque-là que te vient ta
fascination pour la route, la Beat Generation et Kerouac ?
Alain Jégou : Non, non, c’est bien plus tôt que ça que j’ai découvert Kerouac
et les poètes de la Beat, et encore bien plus tôt que j’ai chopé le virus
aventureux. J’ai toujours été un môme barré, rêveur, idéaliste, à fleur de
tripes, tares sans doute dues aux fées bretonnes un peu pompettes penchées sur
mon berceau le jour de ma naissance. Déjà tout jeunot, j’ai toujours eu un
faible pour les marginaux, les aventuriers, tous ces êtres qui ont mené leur
vie hors des clous, sans calculs, ni jamais se soucier de la « normalité ».
Qu’ils soient porteurs d’une œuvre ou pas, ce sont ceux-là qui m’ont toujours
paru les plus dignes d’intérêt.
Je me souviens d’une rencontre faite au tout début des années
1960. Je devais avoir une quinzaine d’années. J’étais à Berlin avec ma mère et
une amie à elle. Nous nous baladions près des ruines de la cathédrale, lorsque
je découvris une petite bande de zonards, cinq ou six mecs à cheveux longs et
deux ou trois filles loufoquement fringuées, qui chantaient en grattant leurs
guitares, soufflant dans des harmonicas ou tapant sur des tambourins. Ma
première rencontre avec les « beatniks » ! J’ai tout de suite
trouvé ça génial et me suis dit qu’il fallait absolument que j’apprenne à jouer
de la guitare. Le lendemain, j’ai assisté dans le même quartier, à la terrasse
d’une taverne, à un mini-concert d’un orchestre folklorique bavarois. L’idée ne
m’a pas un seul instant effleuré d’apprendre à jouer du piston ou de la grosse
caisse. J’avais eu la révélation, c’était « beatnik » que je voulais
faire quand j’serai grand !
C’est au lycée que j’ai découvert Kerouac et les poètes de la
Beat. On the road, la grande beigne dans le bulbe ! Après Rimbaud,
Corbière, Cendrars… un frangin de plus m’accompagnerait tout au long de mon
chemin d’humain. Ces écrivains ont bouleversé mon existence, mais y’avait sans
doute déjà quelque chose, une espèce de virus chopé à la naissance. J’ai trouvé
dans leurs œuvres matière à encourager et attiser la petite flamme qui cramait
déjà en moi.
Bruno
Sourdin: Avais-tu dans ton enfance une passion pour la lecture. Et quelles sont
les livres qui ont marqué ton enfance et plus tard ton adolescence ?
Alain Jégou: Oui, on peut effectivement parler de passion en ce qui concerne
mon rapport à la lecture. Toute ma vie, et depuis que j’ai appris à lire, j’ai
dévoré des tonnes de bouquins et de revues, une véritable boulimie ! Mes
premières découvertes, j’en ai pas un souvenir bien précis, sans doute des
livres pour mômes, genre contes de Perrault, d’Andersen ou de Grimm, puis des
BD pour petits mecs comme Pim Pam Poum, Kit Carson, Blake le Roc, Tintin, Bibi
Fricotin, les Pieds Nickelés… J’aimais bien les Pieds Nickelés. Ces drôles de
zigotos, impertinents et inconvenants, roublards et rebelles, étaient mes héros
préférés, déjà un signe, non ?
Ensuite, je me souviens avoir été particulièrement agrippé par
les bouquins de Jack London, tous ces trucs sur le Klondike, la ruée vers l’or,
la forêt, la baie de San Francisco. J’ai tout lu. J’aimais ces récits
aventureux, où les héros se colletaient avec une nature hostile et se
retrouvaient dans des situations carrément dingues, devaient lutter 24 heures
sur 24 pour leur survie, oubliant toutes leurs petites tracasseries physiques
et états d’âme à la noix. La vraie vie, quoi !
Puis j’ai découvert les classiques, au collège bien sûr, comme
tout le monde, enseignés par des profs souvent chiants et imbus de leur savoir.
Mauvaise façon d’aborder la littérature. Je suis quand même parvenu à conserver
ma passion intègre en lisant, en marge du programme imposé, tous les écrits
occultés des grands auteurs et ceux des auteurs écartés.
Les grandes révélations de mon adolescence, pour les plus
marquantes et influentes, pêle-mêle : Arthur Rimbaud, Tristan Corbière,
Jehan Rictus, Jules Vallès, Eugène Sue, Victor Hugo, Blaise Cendrars, Henry
Miller, Boris Vian, Antonin Artaud, Louis-Ferdinand Céline, Jack Kerouac… et
j’en oublie sûrement.
Bruno
Sourdin: Tous ces écrivains, fort dissemblables, ont ouvert des pistes. Ils ont
aussi en commun un type d’écriture, directe et percutante, sans fioritures. De
qui te sens-tu le plus proche ?
Alain Jégou: De tous ces auteurs évoqués, je pense qu’il n’y en avait pas
qu’un dont je me sois senti vraiment proche à une certaine période de ma vie,
mais trois qui m’ont profondément marqué, dans l’ordre chronologique de mes
lectures : d’abord Rimbaud, vraiment découvert quand j’avais une quinzaine
d’années, puis Corbière, vers l’âge de 17 ans, et Kerouac, à peu près au
même moment.
Depuis ces années de l’adolescence, une flopée d’autres écrivains
sont venus se joindre à la tribu des intimes, des mecs comme John Fante,
Richard Brautigan, Charles Bukowski, Bob Kaufman, Gregory Corso… mais aussi
quelques Français comme Gaston Criel, André Laude, Yves Martin… Et celui dont
je me sens le plus proche aujourd’hui, c’est incontestablement Claude Pélieu.
Claude est et restera à jamais le poète qui m’a le plus marqué et influencé.
Sans lui, sans la découverte de ses bouquins comme Jukeboxes et Tatouages
mentholés puis son Journal blanc du hasard, mon écriture aurait
certainement été toute différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Claude a été
dans les années 1970, sans le vouloir, une espèce de fanal, un grand frangin
qui a ouvert et éclairé la piste pour bon nombre de jeunes poètes de notre
génération. Ça le ferait sûrement marrer s’il m’entendait dire ça.
Bruno
Sourdin: Tu étais un des amis les plus proches de Claude Pélieu. Comment
l’as-tu connu et, plus tard, dans quelles circonstances l’as-tu
rencontré ?
Alain Jégou: J’ai d’abord connu Claude par ses livres, ceux publiés en
édition de poche, chez 10/18 – un des rares poètes publiés
directement en édition de poche – puis ceux de chez Bourgois et le
gros Cahier de l’Herne : Burroughs, Pélieu, Kaufman. On s’est
ensuite côtoyés dans quelques revues et anthologies, comme le « Star
Screwer » de Bernard Froidefond repris par Lucien Suel dans les
années 80, ou Le Nouveau Réalisme, une anthologie réalisée par Jacques
Donguy pour la collection Poésie 1 des éditions Saint-Germain-des-Prés, ou
encore La Nouvelle poésie française par Bernard Delvaille chez Seghers.
Je suivais les publications de Claude et achetais tous ses
bouquins dès leur sortie, aussi ses traductions des poètes de la Beat pour
Bourgois. J’ai souvent eu envie de le contacter, mais n’ai jamais vraiment
cherché à obtenir son adresse. Retenu par une espèce de timidité à la
con ! C’était vraiment idiot, car on aurait pu gagner une bonne vingtaine
d’années de chouette complicité. Ça n’est qu’en 1997 que je lui ai écrit, après
avoir obtenu son adresse par l’intermédiaire de Lucien Suel, pour lui demander
de participer à l’ouvrage collectif La Grande Table que je préparais
avec Hervé Merlot pour les éditions La Digitale. Claude m’a tout de suite
répondu et on est devenus rapidement potes. Il connaissait mon écriture pour
m’avoir lu dans les revues et anthologies où nous figurions souvent ensemble.
Je suis allé le voir à deux reprises à Norwich, en 1998 puis en 2000. Il était
déjà bien malade et morflait terriblement. Pourtant il continuait à déconner et
faire le pitre. Claude était un grand môme qui planquait ses blessures et
souffrances derrière un masque de roi de la provoc et de l’humour décapant.
Après sa mort en 2002, j’ai gardé le contact avec Mary et suis
allé la voir à deux reprises, à Norwich, puis à Cherry Valley. Mary est morte
en 2006. Aujourd’hui, je suis toujours en relation avec Pamela et Jeffery, les
enfants de Mary, et le poète beat Charles Plymell, mari de Pam.
Bruno
Sourdin: Est-ce que tu pourrais raconter ces jours passés auprès de lui à
Norwich ? Il a dû être fou de joie de voir débarquer un ami poète
français, alors qu’il se plaignait constamment, à l’époque, d’être condamné à
vivre « au milieu de nulle part » ? Se sentait-il en exil ?
Alain Jégou: Oui, Claude était ravi de notre venue à Norwich. Il tournait en
rond dans ce bled où il ne se passait jamais rien de captivant. Il s’emmerdait
à mourir et les visites étaient si rares ! Surtout celles de ses amis
frenchies. Je crois que Michel Bulteau était venu le voir une fois, et Michel
Collet aussi. Pierre et Nicole Joris descendaient de temps en temps d’Albany,
ainsi que Pam et Charles Plymell de Cherry Valley. Hormis ces proches, y’avait
pas grand monde à suivre la piste Mohawk pour venir partager avec lui quelques
instants poilants sur les rives de la Chenango River.
Claude aurait bien aimé retourner vivre à New York, Mary aussi,
mais ils n’avaient plus les moyens de louer un appart à Manhattan ou une piaule
au Chelsea, comme ils l’avaient fait quelques années plus tôt. La vie avait
viré salement duraille pour eux deux ! Le manque de fric et la maladie les
contraignaient à demeurer dans cette ville de Norwich, encalminés « au
milieu de nulle part ».
Sans doute qu’il se sentait en exil, exilé de toute vie culturelle
surtout. Bien qu’il fût en relation épistolaire avec bon nombre d’artistes et
poètes de tous horizons, il pâtissait du manque de contacts réels. Je ne crois
pas qu’il regrettait la France, mais qu’il se morfondait tout simplement dans
ce trou perdu de l’état de New York. Il souffrait avant tout de ne plus pouvoir
fréquenter les lieux, ni les personnes, qui avaient le plus compté dans les
meilleures années de sa vie : Paris, Londres, New York ou San Francisco.
Tout cela lui manquait énormément.
La première fois que je suis allé les
voir à Norwich, je suis resté seulement une journée. J’avais loué une bagnole à
Manhattan et devais la rendre le lendemain matin. Je suis arrivé chez eux vers
15 h et les ai quittés vers 1 h du mat pour faire le trajet de retour
dans la nuit. On avait pas mal picolé toute la journée avec Claude et j’étais
pas trop clair pour me taper les 400 bornes jusqu’à la Grosse Pomme. Je suis
juste arrivé à l’aube pour rendre la Chevy à l’agence de location. J’étais
carrément HS, mais sacrément heureux de ma virée !
Lors de ma deuxième visite, j’ai séjourné quelques jours à New
York puis j’ai rejoint Albany pour descendre ensuite à Norwich. On a passé une
petite semaine ensemble. Je pieutais dans un motel à la sortie de la ville et
me pointais chez eux tous les jours vers 10 h du mat, pour retourner au
Super 8 Motel vers minuit. Claude ne pouvait pratiquement plus marcher. On
restait assis dans la cuisine ou dans le salon toute la journée, à picoler et
délirer sur toutes sortes de sujets et gens de notre connaissance. On se
bidonnait comme des mômes dissipés et je crois que c’était une chouette évasion
pour Claude de pouvoir déconner de la sorte.
Lorsque je suis retourné à Norwich à l’été 2002, Mary était
seule à la maison. Claude avait déserté le foyer pour établir ses quartiers au
cimetière catho de la ville, où j’ai été le saluer dès mon arrivée. J’avais
vraiment pas le cœur à rire, mais n’ai quand même pas pu m’empêcher de dérider
lorsque j’ai découvert le blaze de son plus proche voisin de sépulture :
Piccolo, qu’il s’appelait ce défunt. J’imaginais le pauvre mec se faisant
chambrer à longueur de jours et de nuits par un Claude hilare et gouailleur.
Cette pensée me permit d’éviter de me répandre en chialeries tartes sur sa stèle
dressée au milieu du gazon. Ça tombait bien, car j’suis sûr qu’il n’aurait pas
aimé m’entendre chougner comme une madeleine.
Bruno
Sourdin : Revenons à ton parcours. As-tu un souvenir précis de tes débuts
en poésie ?
Alain Jégou : C’est Guy Benoît qui m’a permis de publier en revue pour
la première fois. C’était en 1972, je crois. Il dirigeait la revue
« Périmètre », publiée par Millas Martin. J’avais adressé un
manuscrit à Millas Martin pour le prix François-Villon, un long poème sur
Artaud. Vivisection, ça s’appelait. Tout un programme ! C’était ma
période « méchante déglingue ». Faut dire que je venais tout juste de
débarquer de Papeete et Mururoa quand j’ai écrit ça. Guy a aimé ce texte et m’a
demandé si j’acceptais qu’il en publie un extrait dans « Périmètre ».
Bien sûr, j’ai accepté illico. Puis, comme je n’avais pas remporté le prix,
Millas Martin m’a proposé de publier le recueil, moyennant une petite
participation financière, pas grand-chose. Ça se faisait beaucoup à l’époque et
je connais pas mal de poètes, aujourd’hui fort connus, qui ont aussi accepté de
cracher au bassinet pour voir leurs poèmes imprimés et leur nom en majuscules
sur une couverture de bouquin. Un premier recueil, c’est comme un premier
amour, une première expérience sexuelle, le truc qui te reste gravé en tripes
et en tête jusqu’à la fin de tes jours. Tu penses si je m’en souviens de cette
première publication !
Ensuite, ça a été très vite, par l’intermédiaire de Guy Benoît
et grâce à ce premier recueil, j’ai connu une flopée de poètes, comme Marc
Villard, Jean-Pierre Begot, Pierre Drachline, Ghislain Ripault, Didier
Arnaudet, Francis Leroy, Patrice Delbourg, Jean-Marie Gibbal, Jean-Marie
Flémal, Gaston Criel, Bernard Froidefond, José Galdo, et bien d’autres… Tous ces
mecs faisaient aussi dans l’édition. Ça foisonnait, les revues et petites
publications de poésie au début des années 70, souvent bidouillées à la ronéo
ou à la photocopieuse. Toutes profitaient des pages d’annonces de la grande
frangine « Actuel » pour se faire connaître et dégoter leurs
abonnés. Magnifique époque !
Bruno
Sourdin : Je me souviens très bien de Vivisection, ce recueil mythique
qu’on trouvait dans les librairies alternatives de Paris : à Actualités,
rue Dauphine, où on dégotait aussi tous les Zap comics et les revues
underground du monde entier, et aussi à Parallèles dans ce quartier des Halles
qui n’allait pas tarder à devenir un énorme chantier. C’était vraiment l’époque
de toutes les utopies ! Mais c’était quoi au juste ta période « méchante
déglingue » ?
Alain Jégou : J’ignorais que Vivisection fut un recueil mythique…
Millas-Martin ne m’ayant jamais tenu au courant de la vie du bouquin, j’ai
toujours cru qu’il n’avait touché qu’une infime minorité de lecteurs, quelques
losers comme moi qui se retrouvaient dans ce flux déjanté. Ça me laisse tout
baba ce que tu me dis là ! « Un recueil mythique » ! Ah, la
vache ! Si j’avais su ça, ça m’aurait été sacrément utile pour séduire
certaines jeunes pétroleuses, particulièrement sensibles aux poètes à fiole de
carême et renommée montante. Dommage que je ne l’apprenne qu’aujourd’hui !
La « méchante déglingue », c’est ce que j’ai vécu à
mon retour de Polynésie. Je savais plus trop bien qui j’étais, où j’allais, le
genre de trip qui m’attendait, alors je cherchais toutes sortes d’échappatoires
pour éviter de regarder mon avenir en face. Nous étions pas mal de jeunes mecs
dans ce cas-là, d’ex-mômes idéalistes qui s’étaient fait gruger, chourer leur
beau rêve révolutionnaire, entubés jusqu’à l’os, sévèrement déçus et écœurés,
sacqués par un pouvoir qui se vengeait du fantastique boxon qui avait bien
failli faire exploser la République en 68. Les pires de nos aînés avaient
repris nos destinés en mains. Les flics et les généraux de Pompidou avaient
reçu l’ordre de nous mater, d’extraire de nos jeunes ciboulots toutes ces
mauvaises pensées qui avaient mis leurs précieux principes et autorité en
péril, et ils s’y employaient avec une belle ardeur.
Quelques mois après mon retour en Bretagne, après des semaines
de dérives merdiques, j’ai migré vers la Suisse. Pourquoi la Suisse ? Tout
simplement parce que j’avais un pote là-bas, marié à une Lilou de Lausanne, qui
m’avait proposé de venir les rejoindre. C’était sympa de vivre à plusieurs sous
le même toit, même à Lausanne, dans cette cité de trouducs helvétocs, persuadés
de leur supériorité ethnique, et imbus de leur réussite économique. Je
fricotais alors avec une copine lorientaise que j’avais kidnappée à un
garagiste parigot, marié et père de famille, qui l’hébergeait, à l’insu de son
épouse, dans un petit appart minable en échange de quelques câlineries
furtives.
Arrivés en Suisse, après moult emmerdes à la frontière, car ma
mie était encore mineure, nous avons posé nos fluettes valoches rue du
Reposoir, tout près du lac, dans un quartier tout ce qu’il y avait de plus
peinard. Mon pote nous a recueillis dans l’appart qu’il occupait avec sa femme
et son môme. J’ai rapidement dégoté un boulot de manœuvre dans le bâtiment,
travailleur émigré, non déclaré. J’étais pas bégueule et prêt à accepter
n’importe quel travail pour assurer notre survie. Tous les matins, je prenais
le bus pour aller sur le chantier, un véritable palace appartenant à un
armateur grec, tout proche de la résidence de Simenon. Ça me faisait tout drôle
de me retrouver dans la peau d’un travailleur émigré. Levis, pataugas et parka,
couvert de plâtre, ciment et poussière de gravats, lorsque j’entrais dans le
bus, je percevais le changement d’attitude et les regards hostiles. J’avais le
look ad hoc pour faire grimacer de dégoût les mémés et comptables du cru. Et je
peux t’affirmer qu’ils ne s’en privaient pas, ces enfoirés ! Avec mes
cheveux longs et ma dégaine de forban breton, même blondinet aux yeux bleus,
j’étais catalogué d’office, répertorié dans la caste des moins que rien.
Mon amie avait trouvé une place d’aide infirmière dans un hosto
de Lausanne. Elle poussait les chariots, lessivait les piaules et vidait les
urinoirs. On marnait juste pour se nourrir et acheter l’essentiel, c’est-à-dire
les clopes, quelques bouquins et le fendant (un pinard suisse) bas de gamme.
C’était pas franchement le pied, mais on se sentait quand même bien ensemble,
jusqu’au jour où on s’est fait lourder de l’appart par la belle-sœur de mon
pote qui en était la propriétaire. Alors on a erré de piaules d’hôtels en
squats miteux et on a fini par se séparer. La mistoufle arrive toujours à bout
des belles passions et sincères sentiments. Elle est rentrée en Bretagne et moi
je suis resté encore quelques semaines, à bosser sur le chantier le jour et
écrire des poèmes la nuit. C’est ainsi que j’ai composé ce long texte dédié au
Momo. Lessivé et cruellement déprimé, j’avais le bon beat pour écrire
ce genre de poésie.
Bruno
Sourdin : Dans Vivisection, tu as une perception très physique et
émotionnelle des mots. Ton style est à la fois simple, direct et totalement
déjanté, entre le cut-up et l’écriture automatique. Comment t’est venue cette
écriture ?
Alain Jégou : La poésie, c’est de l’émotion pure et dure, tout un fatras de
sentiments qui te remontent de la tripe, t’envahissent et te lâchent plus, ne
te laissent aucun moment de répit tant que tu n’es pas parvenu à les étaler sur
ta feuille de papier. Du sang, du foutre, de la sueur et des larmes, tout ce
flux furibard de toi que tu ne maîtrises pas, ce bouillonnement intérieur qui
fait vibrer et morfler ton cœur d’humain ordinaire. Un foutu programme pour un
furieux tempo que tu t’efforces de retranscrire avec tes mots. C’est ce que
j’ai essayé de faire dans ce texte et tous ceux qui ont suivi : vider mon
sac à émotions en m’efforçant de trouver les tonalités et vocables appropriés.
Je pense que mes lectures de L’ombilic des limbes et du Pèse-Nerfs
d’Artaud, ainsi que celles de Jukeboxes et Tatouages mentholés et
cartouches d’aube de Claude, ont été pour beaucoup dans cette façon de
déballer débraillé. Sans oublier les longues heures d’écoute des
enregistrements de Thelonious Monk, Charlie Parker, Miles Davis, Chet Baker… ou
de Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Bob Dylan, Frank Zappa et bien
d’autres. L’écriture s’est faite au fil des expériences, mais aussi des
connivences et partages essentiels. Ce « style simple, direct et
totalement déjanté », s’est imposé tout naturellement, sans doute en
réaction contre tous les discours et ouvrages gonflants imposés à mon jeune
ciboulot en pleine ébullition, mais surtout pour affirmer, revendiquer mes
aspirations et affinités, avec la même force que mes rejets et exaspérations.
Bruno
Sourdin : Vivisection est un recueil hanté par l’idée de folie et
singulièrement par la figure d’Antonin Artaud, « le suicidé de la
société ». D’où venaient cette vision de fureur et cette souffrance ?
Alain Jégou: J’étais vraiment mal dans ma peau quand j’ai écrit ce texte. Je
dérivais, énervé, embringué au fil du courant naze qui ne convenait pas du tout
à mes aspirations, prêt à péter les plombs. Je me retrouvais dans ce qu’avait
écrit le Momo, Artaud Le Cri : « fureur… souffrance… »,
incandescence et refus, j’étais bouleversé. Vivisection, ce fut ma façon
de cogner sur le billot, de brailler mon désarroi, ma rage et mon dépit, comme
lui 25 ans plus tôt à la clinique d’Ivry. Un brin suicidaire, je me
sentais en phase avec ce suicidé-là.
Bruno
Sourdin : Où étais-tu, que faisais-tu en mai 68 ?
Alain Jégou : J’étais à Lorient en mai 68, loin de la grosse baston et des
barricades. Y’avait pas d’université ici. C’était un peu chaud dans les lycées
et les travailleurs des arsenaux commençaient à groumer. Moi je glandais et
j’ai pas vraiment pris part au mouvement. J’avais pas attendu le mot d’ordre
des gonzes de Nanterre pour ruer dans les brancards. Ça faisait déjà quelques
années que je m’étais engouffré dans le flux libertaire. Les trotskos, les
maos… j’avais franchement du mal à supporter. J’avais pas tort de me méfier. On
a vu ce que ça a donné et ce que sont devenus ces révolutionnaires-là.
Par contre y’avait toute une bande de mecs des beaux-arts de
Lorient, proches des Situationnistes, vers qui allait ma sympathie. Toute une
équipe de joyeux drilles qui organisaient des manifs et débats dans différents
lieux de la ville. C’était la grosse fiesta !
Tous les mômes se prenaient pour le Che, Fanon ou Lumumba. Et
ils y croyaient à leur putain de révolution ! Et j’y ai cru aussi. Tous
ces gniards, conçus dans la liesse de la Libération, allaient montrer à leurs
parents de quoi ils étaient caps, qu’eux aussi avaient la fibre résistante (et
pas de la dernière heure, la leur) foncièrement allergiques à toutes ces
conneries de vie d’un autre âge que quelques généraux gâteux voulaient leur
imposer. Ils allaient voir, les vioques, de quels idéaux ils se
chauffaient !
Hormis le bel élan idéaliste, ce qui m’a le plus enthousiasmé
dans cette révolution, c’est la façon dont les filles ont fait sauter le
cadenas de leurs ceintures de chasteté, comme elles nous ont mis leur libido en
pogne pour nous inviter à la faire exulter. Rien que pour ça, ça valait
vraiment le coup de la faire, cette foutue révolution !
Bruno
Sourdin : A la fin des sixties et au début des seventies, nous avons été
des milliers à prendre la route. Tu as déjà parlé de ton expérience genevoise.
Quels sont les autres lieux que tu as sillonnés en quête d’une vie
nouvelle ?
Alain Jégou: Mon séjour en Suisse, c’était à Lausanne. Je me suis aussi
trimbalé dans pas mal d’autres pays d’Europe du nord : Allemagne,
Belgique, Pays-Bas, Danemark, Suède, Norvège, Royaume-Uni. On était
effectivement toute une flopée d’allumés qui traînions nos pataugas sur le
bitume à cette époque-là. On se retrouvait sur le bord des routes, dans les
halls de gares, dans les squats, et toutes sortes de planques plus ou moins
louches. Y’avait une solidarité entre mecs (et mecquesses) de la route. On se
filait des plans, des adresses… On partageait fastoche : de la bouffe, du
shit, quelques pièces de monnaie… C’était plutôt sympa tout ça.
Bruno
Sourdin : Regrettes-tu les années 60 ?
Alain Jégou : Oui, je regrette surtout le formidable élan rénovateur, toutes
les idées subversives et fantasques qui foisonnaient en ces années-là. Je
regrette les idéaux aujourd’hui disparus, le fort sentiment que nous avions de
pouvoir changer le monde. Je regrette la belle utopie, trop vite galvaudée,
salopée, écrabouillée, par le pouvoir du fric et les ambitions personnelles. Je
regrette qu’on ne soit pas parvenus à poursuivre notre rêve, qu’on ait aussi
vite replongé dans la nuit et la froideur de sentiments, après avoir connu tant
de luminosité et de chaleur humaine. Voilà tout ce que je regrette de ces
années-là, et puis un peu de ma jeunesse aussi bien sûr. Foutue
nostalgie !
Bruno
Sourdin : Quand as-tu décidé de revenir en Bretagne au pays natal et
comment es-tu devenu patron-pêcheur ?
Alain Jégou : Le séjour en Suisse fut ma dernière expérience hors du
Breizhland. Les autres vadrouilles, c’était avant, entre 17 et 21 ans, par
épisodes plus ou moins longs, selon l’humeur et la saison. C’est quand même
plus sympa de voyager, dans les conditions farfelues qu’étaient les nôtres, aux
beaux jours plutôt qu’en hiver, surtout dans les pays nordiques.
A Lausanne, malgré quelques rencontres de zozos du cru
sympathiquement barrés, la présence de mon pote Roger et de sa Suissesse de
Lilou, il m’a suffi de quelques semaines pour avoir ma dose de cet univers
aseptisé, coincé et gonflant. Cet univers-là n’était vraiment pas fait pour
moi. Alors, ne sachant trop où aller, je suis revenu au pays pour m’aérer
l’esprit aux bons vieux vents du large, retrouver mes marques auprès de mon
cher océan, ma vision et mes belles sauvages sensations. J’avais rien connu de
mieux ailleurs, finalement.
De retour au bercail, j’ai mis un peu de temps avant de trouver
ma voie, quelques années à me disperser en de multiples activités avant de
céder à l’appel du large. Ça n’est qu’en 1976 que j’ai signé pour mon premier
embarquement, en octobre 76 exactement. C’était à Doëlan, quartier maritime de
Concarneau, sur un caseyeur de 13 mètres. On était cinq à bord. On levait entre
600 et 700 casiers tous les jours au large des îles Glénan. Je m’en souviendrai
toute ma vie de ce foutu mois d’octobre 1976, il faisait un temps dégueulasse,
coup de vent sur coup de vent, le pire qui puisse arriver à un matelot
débutant. J’ai sacrément morflé, mais j’ai tenu bon, parce que je voulais faire
ça, me prouver que j’étais cap de le faire, et que j’aimais ça, me colleter
avec cette somptueuse fureur océanique, j’avais rien connu de plus exaltant. Ça
peut paraître curieux, incongru, inconcevable de vouloir faire un tel boulot,
d’accepter de trimer dans de telles conditions, avec tous les risques que ça
comporte. Oui, sûrement que ça l’est et que nous passons pour de sacrés barjots
pour la majorité des gens, mais nul ne sait comme cette vie peut-être
passionnante s’il ne l’a vécue.
Bruno
Sourdin : Au bout du compte, ce n’est ni dans l’errance ni dans l’exil que
tu as trouvé le trip salvateur mais plutôt en allant respirer l’air du large au
bout de ton jardin ? Stevenson avait raison : « Le Dehors
guérit. »
Alain Jégou : Oui, il a suffi de tourner le dos aux nuisances continentales,
de revenir m’aérer les bronches et l’esprit au bon air d’ici pour trouver
« le trip salvateur ». Profondément allergique aux bruits et fureurs
des cités carnassières, il devenait impératif pour ma survie de m’esbigner au
plus vite, aussi de m’investir à fond sur un rafiot. Rien de tel qu’un shoot
d’océan pour te redonner goût à la vie. Sans ce choix du large, je pense que ça
se serait très vite et très mal fini, comme ça s’est passé pour beaucoup de mes
amis de l’époque. Stevenson avait effectivement raison, moi aussi le Dehors m’a
guéri.
Bruno
Sourdin : Comment devient-on marin-pêcheur ?
Alain Jégou : La façon la plus courante, c’est d’être né dans une famille où
l’on est marin-pêcheur de père en fils. Tu vas en mer l’été, pendant les
vacances, avec ton vieux ou quelque autre membre de la famille, pour
t’amariner, puis tu fais l’école de pêche où l’on t’apprend tous les rudiments
du métier, avant de t’envoyer faire ton apprentissage à la mer sur les
chalutiers du large ou les côtiers. C’est ainsi que l’on devient marin-pêcheur
lorsqu’on est issu de la tribu. Ce qui n’était, bien sûr, pas mon cas. En 1976,
on était une infime minorité de matelots à la pêche dont les parents n’avaient
rien à voir avec la profession. T’étais considéré comme un curieux zozo,
d’abord par les terriens qui ne comprenaient pas que tu veuilles faire ce
boulot de barge, et puis pareillement par les marins de père en fils qui se
demandaient qu’est-ce que tu venais foutre dans leur univers. Fallait te
montrer à la hauteur, prouver de quoi tu étais capable, pour te faire accepter.
La pêche, c’est pas qu’une profession, c’est aussi une façon de vivre,
d’éprouver et de se comporter, un fort sentiment d’appartenance à un monde hors
du commun. C’est un rude boulot et une fierté pour ceux qui l’exercent. Si
t’éprouves pas ça, même si ton père et ceux qui l’ont précédé l’ont exercé
avant toi, tu ne peux pas faire de vieux os dans ce métier.
Bruno
Sourdin : Quel type de pêche as-tu pratiqué en 28 ans de navigation
et dans quelles zones ?
Alain Jégou : Casiers puis filets. J’ai commencé par les casiers, à Doëlan,
comme matelot, puis j’ai continué lorsque j’ai acheté mon premier bateau, le
« Skrilh Mor » (« Grillon de la mer » en breton, ou
langouste), en 1978. Puis, comme bon nombre de caseyeurs bretons, j’ai opté
pour la pêche aux filets, ciblant le poisson, lorsque les pêcheurs anglais se sont
mis à pêcher le tourteau pour l’exportation et à inonder le marché français.
Nous n’étions plus compétitifs, alors nous avons dû changer de type de pêche.
Avec le « Skrilh Mor », j’avais déjà diminué le nombre de mes casiers
pour augmenter petit à petit celui des filets, d’abord les grands maillages à
lottes, raies, turbots, puis ceux à lieus jaunes, merlus, juliennes. Mais le
bateau n’était pas adapté pour ce type de pêche, alors j’ai décidé de faire
construire l’« Ikaria », le faisant aménager et équiper à mon idée,
avec l’accord et la complicité du directeur du chantier de La Presqu’île, au
Croisic. C’était en 1986.
L’« Ikaria », comme le « Skrilh Mor » avant
lui, était armé à la petite pêche et nous fréquentions essentiellement les
zones côtières de Bretagne Sud, des îles Glénan au sud de Belle-Ile. Nous
faisions la journée, durant la majeure partie de l’année, départ à 3 h du
matin et retour vers 15 ou 16 h, 6 jours sur 7, et partions pour la
semaine durant les mois d’avril-mai dans le sud de Belle-Ile, 7 heures de route
de notre port d’attache, pour pêcher le rouget barbet, départ le dimanche soir
et retour dans la nuit du vendredi au samedi. Nous avions une cale réfrigérée à
bord et pouvions stocker jusqu’à 2 tonnes de poisson, mais nous venions débarquer
la pêche en milieu de semaine à Lorient ou Quiberon pour assurer la qualité du
poisson. Nous quittions la zone de pêche dans l’après-midi du mardi pour faire
l’aller-retour dans la nuit et arriver sur zone le mercredi à la pointe du jour
pour remettre en pêche : 14 heures de route. Beaucoup de boulot et peu de
repos durant ces campagnes de rouget. Il m’est arrivé de ne dormir qu’une
petite quinzaine d’heures sur 5 jours. C’était vraiment lessivant, mais la
saison du rouget durait peu de temps, alors il ne fallait surtout pas la rater.
Avec les pêches de soles en janvier, février, mars, c’était une part importante
de notre chiffre d’affaires de l’année.
Bruno
Sourdin : Le métier de marin-pêcheur est devenu extrêmement compliqué,
pour des raisons de quotas de pêche, de directives communautaires, de prix du
gas-oil inabordable… Aujourd’hui, est-ce qu’un jeune peut encore se lancer dans
ce métier comme tu l’as fait il y a 30 ans ?
Alain Jégou : Oui, c’est devenu vraiment compliqué et il faut être sacrément
motivé pour se lancer dans le métier actuellement. Mais il y a encore
possibilité de s’éclater et de gagner sa vie sur l’océan. Il faut être
suffisamment passionné et passer outre tous les problèmes pour vivre sa
passion, c’est ce que font certains jeunes aujourd’hui, comme je l’ai fait il y
a trente ans, car ça n’était pas simple non plus à l’époque, ça ne l’a jamais
été à aucune époque, pour aucune génération, dans ce métier.
Le problème majeur aujourd’hui est celui du carburant qui ne
cesse d’augmenter. Pour les chalutiers, c’est vraiment dramatique. Par contre,
pour les ligneurs, fileyeurs ou caseyeurs, ça l’est moins, car ils ne
consomment vraiment que durant le temps de route, lorsqu’ils se rendent sur
leur zone de pêche. Lorsqu’ils relèvent leur matériel, le moteur tourne au
ralenti. Leur consommation est donc bien moindre que celle des chalutiers qui,
pour tirer leur engin de pêche, ont besoin d’une forte puissance motrice.
Quelques solutions sont à l’étude, comme un allégement du train de pêche :
réduction du diamètre des câbles, du poids des panneaux, du fil du chalut, etc.
Mais ces améliorations ne permettent d’effectuer que quelques économies bien
dérisoires. Tant qu’il y aura besoin de gas-oil pour tracter les chaluts et que
le prix du baril continuera d’augmenter d’aussi vertigineuse façon, je ne vois
pas comment vont pouvoir s’en sortir les chalutiers. Et ce ne sont pas les
promesses en l’air d’un président agité, pas plus que les cataplasmes
ridicules, comme un allégement provisoire de charges ou une taxe sur le prix du
poisson payée par le consommateur, proposés par son ministre, qui vont régler
le problème.
La ressource, les quotas, si c’était bien géré par des gens
compétents, en bonne concertation avec les pêcheurs, ça ne serait pas un problème,
bien au contraire, mais hélas…
Bruno
Sourdin : En octobre 1998, la revue « Travers » publie Ikaria LO
686 070, un titre qui peut paraître étrange mais qui est tout simplement
le nom de ton bateau et son numéro d’immatriculation au quartier maritime de
Lorient. Dans ce livre, tu racontes la vie quotidienne sur tes lieux de pêche
en Bretagne. C’est un livre unique, qui parle de la mer comme personne n’en
avait parlé, un livre qui dégage une grande force et, à mon avis, qui restera
comme un classique. Comment est né ce superbe projet ?
Alain Jégou : C’est Philippe Marchal, l’animateur de la revue
« Travers », avec qui j’étais en relation depuis déjà une petite
dizaine d’années, qui m’a proposé de me consacrer un numéro complet, comme il
l’avait déjà fait avec d’autres poètes, comme Jacques Josse, Serge Pey, Jules
Mougin ou Vodaine. Il souhaitait publier une soixantaine de pages de textes
inédits, accompagnés de quelques interventions d’amis poètes et des repros de
pastels de mon vieux pote Georges Le Bayon. Comme il me laissait entièrement
libre du choix des textes et du thème abordé, je me suis dit que ça pourrait
être l’occasion de raconter quelques moments de vie en mer, faire partager
certaines aventures et émotions âprement vécues. J’avais déjà écrit quelques
poèmes évoquant tout cela, mais jamais un recueil traitant uniquement de ce
sujet.
J’ai fait le choix de la prose, tout en travaillant
teigneusement la langue, comme en poésie, pour trouver le bon rythme,
retransmettre le swing de l’océan. Je ne sais pas si ce livre restera, mais il
continue sa route depuis voilà dix ans, puisque le numéro de
« Travers » ayant été rapidement épuisé, il a fait l’objet de deux
rééditions depuis, l’une chez Blanc Silex en 2004 et l’autre chez Apogée
(augmenté de Passe Ouest) en 2007.
Une fois les textes écrits, c’est Philippe qui a tout
organisé : le choix des caractères, la mise en pages… Et pour effectuer
les dernières corrections, faire le choix des pastels pour le cahier central,
je suis allé chez lui à Fougerolles, en Haute-Saône, en compagnie de Georges.
Moments inoubliables de partage et d’amitié. Sans doute que cette belle et
forte complicité y est pour beaucoup dans le succès et la durée de ce livre.
Bruno
Sourdin : Entrons dans ton univers salé. Chaque texte du recueil prend le
nom d’une zone de pêche. Le deuxième s’appelle « Coursive du suet »
et commence ainsi : « Je hume les odeurs du large, m’imprègne de
l’air vif et frisquet qui m’envape délicieusement les neurones. » Être en
mer, pour toi, c’est d’abord une jouissance ?
Alain Jégou : Oui, tout à fait. C’est particulièrement jouissif de se sentir
en harmonie avec les éléments, loin de toutes les mesquineries et turpitudes
auxquelles on est confronté à terre. C’est la totale évasion, le trip absolu.
Et puis il y a un formidable rapport charnel avec la mer. Même s’il y a la
coque du rafiot entre elle et toi, tu la sens qui vibre, bouge, ondule,
tressaille… en permanence sous toi, telle une femme avec qui tu ferais l’amour.
A la différence qu’elle serait plutôt mante religieuse que femme aimante, la
mer, cap de te becter une fois la petite affaire terminée. Elle est comme ça.
Elle sait se montrer docile, câline, voluptueuse à souhait, puis virer chieuse,
hargneuse, dangereuse, sans que tu aies fait quoi que ce soit pour la mettre en
de tels états. Les rapports sont souvent compliqués avec elle et tout son
attirail atmosphérique, mais on peut aisément lui pardonner, passer outre
toutes ses sautes d’humeur, lorsqu’on est franchement mordu. A la vie, à la
mort. Même lorsqu’on a posé définitivement son sac à terre, qu’on a cessé de
lui caresser quotidiennement la croupe, le désir est toujours là et on ne peut
mater ses formes, humer ses fragrances iodées, sans en être tout tourneboulé.
Bruno
Sourdin : Une deuxième raison, je pense, te pousse à prendre le large,
c’est le désir de laisser derrière toi le monde aliénant des villes, de fuir ce
cauchemar climatisé, pour te retrouver « là où les cloportes n’ont aucune
chance de survie », comme tu l’écris. Partir en mer c’est faire un pas vers
un autre monde mais c’est peut-être aussi, pour toi, une façon de défier le
système ?
Alain Jégou : Sans doute une façon de défier le système en lui tournant le
dos, en affirmant par ce geste qu’il y a une vie possible ailleurs qu’entre ses
rets étrangleurs et principes aliénants. Être marin, c’est faire le choix du
danger mais aussi d’une certaine forme de liberté. Prendre le large n’est pas
une fuite, mais une façon d’aller chercher ailleurs, dans la solitude de
l’immensité marine, de grands moments d’exaltation, de plénitude, impossibles à
vivre sur terre. L’océan demeure un des rares espaces où l’homme puisse encore
accomplir son rêve aventureux, se réaliser sans être sans cesse emmerdé par
toutes sortes de rabat-joie au service de l’État.
Bruno
Sourdin : En mer, la quiétude ne dure jamais très longtemps… Parmi les
situations extrêmes auxquelles tu as été confronté, qu’est-ce qui a été le plus
terrible à vivre ?
Alain Jégou : J’ai, à maintes reprises, dû faire face à quelques situations
vraiment scabreuses, voire limites, comme cette fois où nous faisions route
terre par mauvais temps avec tout le matériel à bord, 7 km de filets, plus
les gueuses, orins, pavillons, rangés dans le parc arrière, et que nous avons
pris une déferlante par le travers bâbord, qui a fait glisser tout le tas de
filets sur tribord, faisant gîter et déstabilisant dangereusement le navire.
Fort heureusement pour nous, je suis parvenu à le remettre bout à la lame
tandis que l’équipage s’efforçait de rééquilibrer la charge sur le pont. Une
manœuvre délicate qu’il faut effectuer en quelques secondes pour éviter le
pire. Une deuxième déferlante prise dans cette position et c’était le
chavirement assuré. Avoir le bon réflexe au bon moment, c’est le genre de chose
qui te permet de rester en vie dans ce métier.
Les situations extrêmes sont monnaie courante à la mer et on
sait gérer ça. Bien sûr, les accidents sont fréquents, et y’a malheureusement
des marins qui y laissent leur peau chaque hiver, mais ça fait partie des
risques acceptés. Si t’as les foies, tu ne fais pas ce métier. J’ai souvent été
en colère contre les conditions qu’il m’a fallu affronter, vraiment énervé
contre toutes les entourloupes et tracasseries subies, voire un brin découragé
lorsque tout allait de travers, mais je n’ai jamais eu peur de l’océan, même
dans les pires moments. Si tu es marin, tu ne peux pas avoir peur ni te laisser
impressionner par la fureur des éléments, parce que tu ne serais plus bon à
rien, incapable de faire face et d’avoir le bon réflexe au moment décisif.
Naviguer par gros temps, c’est toujours pénible et éprouvant,
mais le pire qui puisse arriver dans ces sales conditions, c’est l’incident
mécanique. Lorsque le moteur décide de se foutre en grève, le bateau est livré
aux seuls éléments et tu ne peux plus rien maîtriser. La galère absolue !
Si tu ne peux pas réparer la panne, ta seule planche de salut, ce sont les
copains, à condition que l’un d’entre eux parvienne à te rejoindre à temps pour
te passer la remorque et vous ramener à terre, ton bateau, ton équipage et toi,
avant que la mer ne vous becte tout crus. Ça nous est arrivé une fois, en panne
de barre, dans un endroit particulièrement hostile puisque nous n’étions qu’à
environ un demi-mille des falaises de l’île de Groix et que les vents nous poussaient
vers la roche. Sans l’arrivée rapide d’un confrère qui était en pêche dans la
zone, nous aurions été fatalement drossés à la côte.
Bruno
Sourdin : « Tous les marins ont un noyé dans le cœur », écris-tu
dans Ikaria. Tu expliques bien comment on perçoit fortement la présence de
naufragés qui vous accompagnent « toujours et partout ». Ce qui ne
t’empêche pas d’ailleurs d’affirmer que la mort ne t’effraie pas :
« Nous sommes deux vieilles connaissances, elle et moi ». Comment
vis-tu au quotidien cette présence de la mort à chaque instant ?
Alain Jégou : J’ai perdu une bonne vingtaine de copains en mer en 28 ans
de carrière, des mecs que je connaissais bien, avec qui j’avais fraternisé et
souvent discuté. Il y a un certain sentiment de fatalité qu’on acquiert très
vite dans ce métier qui est, aux dires des statisticiens, le plus dangereux de
tous. Il faut vivre avec le souvenir de ces naufragés-là, certains repêchés,
d’autres jamais retrouvés, avec aussi l’idée qu’un jour ça pourrait être notre
tour de « boire la lavure de notre fessier », comme disaient les
anciens. La mort, la grande faucheuse drapée dans son suaire noir déboulant de
la brume sur sa vieille barcasse, on la connaît bien, on la fréquente au
quotidien, on connaît ses petites manies, y’a une espèce de deal entre elle et
nous, on fait avec et on finit par l’oublier jusqu’au moment où elle réclame
son tribut. C’est comme ça ! Qu’est-ce qu’on y peut ?
Je n’ai jamais eu de problème avec la mort, même avant que je
fasse la pêche. C’est la disparition, la perte des êtres chers, qui me posent
problème. Pour moi, je m’en fous ! Faudra bien que ça arrive un jour.
Bruno
Sourdin : L’errance, la
mer, la mort : autant de thèmes qui hantent l’imaginaire des écrivains de
Bretagne… On peut dire que tu entretiens un sacré rapport affectif avec ta
terre natale, pas vrai ?
Alain Jégou: Lorsqu’on est né sur ce vieux massif, à quelques pas de
l’océan, on ne peut pas rester indifférent à ce bien étrange et fantastique
univers qui nous entoure. Oui, l’errance, la mer, la mort, ces trois thèmes ont
toujours accaparé l’imaginaire de nos écrivains de Bretagne, et aussi celui des
populations de ce pays. De Tristan Corbière à Paol Keineg, d’Anatole Le Bras à
Jacques Josse, de Yves Elléouët à Danielle Collobert… tous ont hérité et nourri
leurs œuvres de ces sujets prégnants.
La mort est ici chez elle, plus que partout ailleurs sans doute.
La mer et elle ont toujours fait bon ménage, et la campagne également. L’Ankou
errant un jour sur sa barcasse au milieu du flot et l’autre sur sa charrette au
cœur des bois et des champs, des scènes fortement ancrées dans l’imagerie
populaire.
J’entretiens effectivement un profond rapport affectif avec ce
pays qui m’a vu naître. L’errance, la mer, la mort, sont aussi des sujets qui
m’ont toujours fasciné. Je pense qu’on ne peut y échapper lorsqu’on vit ici.
J’ai lu récemment le journal d’un écrivain, une femme née à Brest en 1875 et
morte à Lorient en 1918 : Marie Lenéru. J’ai retenu cette phrase d’elle,
extraite d’une page écrite en 1899, alors qu’elle n’avait que
24 ans : « La mort ne vaut pas d’être une obsession. Elle est à
sa place au bout de la vie ; ne l’en dérangeons pas. » C’est de cette
façon, je crois, que nous devons composer avec la mort, ne pas l’occulter, mais
ne pas en faire notre principal sujet de préoccupation non plus. Autre phrase,
extraite du journal de Marie Lenéru, qui m’a particulièrement touché :
« Ailleurs, les hommes sont enfouis ; il n’y a que près de la mer
qu’on remonte à la surface. » C’est tellement vrai en ce qui me concerne.
Bruno
Sourdin: Un chalutier de Loctudy (dans le Finistère), le Bugaled Breizh, a
coulé en janvier 2004, entraînant dans son naufrage les cinq marins du bord. Ce
drame a véritablement secoué la Bretagne. On a parlé d’un accrochage avec un
sous-marin militaire… Qu’en penses-tu ?
Alain Jégou: Le Bugaled Breizh a coulé le 15 janvier 2004,
précisément le jour où j’ai posé définitivement mon sac à terre. C’est toujours
un drame que la perte d’un bateau de pêche et de son équipage. Dans la majorité
des cas, les naufrages surviennent lors de tempêtes, d’avaries mécaniques, de
croches du chalut sur le fond ou d’erreurs de navigation souvent dues à la
fatigue. En ce qui concerne le Bugaled, on ne peut évoquer aucune de ces
raisons. Les conditions météo n’étaient pas mauvaises (20 à 25 nœuds de vent),
la mer légèrement houleuse et parfaitement maniable pour un bateau de cette
taille, la mécanique en très bon état et la zone de pêche sans risque
particulier. Toutes les hypothèses ont été évoquées par les autorités et
propagées par les médias, comme l’abordage par un cargo (fantôme) ou une vague
scélérate, une voie d’eau, la croche du chalut sur une butte de sable, et bien
d’autres toutes aussi farfelues les unes que les autres. De l’avis de tous les
professionnels de la pêche, aucune de ces suppositions ne peut être la cause du
naufrage du Bugaled Breizh. La seule explication plausible, c’est la
thèse du sous-marin, car il y avait des manœuvres de l’OTAN sur zone ce
jour-là. Je suis aussi de cet avis, seul un sous-marin a pu entraîner le navire
au fond de façon aussi soudaine et violente. Dès l’annonce du naufrage et des
conditions dans lesquelles il s’était produit, rapportées par le patron de L’Eridan,
cet autre chalutier bigouden en pêche non loin du Bugaled, aucune autre
explication ne pouvait tenir la route.
La thèse du sous-marin, les autorités l’ont toujours écartée,
occultant la présence des militaires sur zone pour courir après d’hypothétiques
abordeurs qu’auraient fui lâchement à l’autre bout de la planète une fois leur
forfait accompli. Planquées derrière leur foutu secret d’État, les autorités
maritimes, soutenues par les responsables politiques en place, ont refusé toute
implication possible d’un de leurs joujoux guerriers dans le naufrage du
chalutier breton. Absolument scandaleux, cette façon de nier et de cacher la
vérité aux familles des marins disparus ! Dégueulasse ! Voilà ce que
je pense de cette affaire.
Pour m’être trouvé en pêche dans le sud de Belle-Ile lors de
manœuvres de l’Otan, bien qu’il ne s’agissait pas de sous-marins mais de
dragueurs de mines, je sais comment les militaires, imbus de leur puissance et
de leur pouvoir, peuvent se comporter vis-à-vis des pêcheurs. L’océan est leur
territoire et ils y règnent en maîtres absolus. Mandatés et couverts par la
haute autorité, ils n’ont cure de respecter les zones qui leur sont assignées
pour s’égayer comme bon leur semble, et tant pis pour celui qui se trouve sur
leur chemin ! J’ai vécu cette désagréable expérience alors que je m’étais
bien gardé de m’approcher des positions fournies par l’administration maritime.
Nous étions plusieurs bateaux de Lorient en pêche dans le secteur, tous hors de
la zone de manœuvres prévue, mais tous contraints à fuir devant la horde des
guerriers excités. Rien à voir, sûrement, avec ce qui s’est passé pour le Bugaled,
mais c’était juste une petite anecdote en passant pour dénoncer
certains comportements abusifs qui pourraient avoir des conséquences fâcheuses,
voire dramatiques, pour les inconscients « pêchous » qu’auraient
l’impudence d’aller chercher pitance sur l’océan lors d’exercices guerriers
orchestrés par l’Otan.
Bruno
Sourdin: Quels sont les lieux de Bretagne où tu aimes particulièrement te
balader ou te retrouver, seul ou avec des amis ?
Alain Jégou: J’aime beaucoup les îles, surtout Belle-Ile, celle que je
connais le mieux. Hors la saison estivale, on peut y faire de longues balades
sur la Côte Sauvage sans rencontrer âme qui vive. Seul face à l’océan, on peut
le contempler et respirer à loisir. Du haut des falaises, le regard plongé dans
l’horizon mouvant et le visage fouetté par les vents et l’écume, c’est une
émotion d’une puissance exceptionnelle, une jouissance à nulle autre pareille.
Sur le continent, il existe aussi des lieux magiques. Moins
sauvages que les îles, mais tout aussi fascinants, comme notre petit coin de
Bretagne Sud. J’aime beaucoup marcher sur le rivage près de chez moi, entre Le
Fort-Bloqué et le Pouldu, très tôt le matin, lorsqu’il n’y a personne d’autre
que les oiseaux de mer et quelques lapins qui batifolent sur la dune. C’est un
moment privilégié que j’apprécie particulièrement.
Bruno
Sourdin: Tu aimes passionnément la Bretagne, mais tu n’es pas non plus toujours
tendre avec elle. Dans un poème, tu parles d’un pays « engoncé dans sa
triste réalité ». Tu n’hésites pas non plus à écrire : « Le
renouveau celtique me barbe ». C’est quoi le problème ?
Alain Jégou: J’aime passionnément la terre et la mer de Bretagne. Ce sont
certains humains qui y vivent et ce qu’ils font, ou veulent faire de ce pays
qui me foutent en rogne parfois. Principalement ceux qui brandissent certains
slogans nationalistes à la con ! Il faut faire vachement gaffe avec ces
idées-là et les gonzes qui les véhiculent. A part ça, tout va bien et je
n’ai pas d’ire particulière envers la majorité de mes concitoyens, hormis
quelques bourges et curetons incurables, mais je pense qu’il en existe partout
de ces zumanoïdes aux convictions imbitables.
Ouais, la « celtitude », tu trouves pas ça un peu
ridicule, toi ? Moi, si ! Tous ces gugusses qui se revendiquent issus
des Celtes et en tirent une certaine fierté malsaine, c’est vraiment
naze ! Pourquoi pas se prétendre fils de Huns, de Visigoths, d’Ostrogoths ou
d’autres peuplades nomades qu’ont ratissé l’Europe en ces périodes fort
reculées de notre histoire humaine ? Trop barbares sans doute, ces
ancêtres-là. Les Celtes, un peuple éclairé et culturé, c’est quand même plus
classe qu’une horde de va-nu-pieds abrutis et sanguinaires !
Ce qui m’emmerde aussi dans tout ça, c’est l’exploitation qui en
est faite, le business florissant autour de cette pseudo culture celtique. Le
truc bien torché empaqueté pour attirer le gogo vacancier. À chier !
En plus, pour certains fragiles du bulbe, ça rejoint un peu ce
que je disais précédemment. Ici il s’agit de race, sous des abords culturels
bon enfant, encore plus pernicieux et malsain ! Si t’es pas Celte, t’es
une merde ! On a déjà entendu ce refrain scandé par des mecs qui
défilaient bras levé pour saluer une certaine fierté aryenne. Gaffe, je te dis,
faut faire gaffe !
Bon, à part ces niaiseries d’étiquetage, y’a quand même des
choses intéressantes qui se font en Bretagne depuis quelques années, dans le
domaine musical surtout. Des mecs comme Alan Stivell, Dan Ar Bras (même s’il
s’est fourvoyé un moment dans cet Héritage des Celtes cradement
commercial), Denez Prigent… et des femmes comme Kristen Noguez, Nolwenn
Korbell, Annie Ebrel… ont donné un autre souffle à la musique traditionnelle.
Et des écrivains, des réalisateurs, des couturiers, des peintres… tout un panel
de créateurs, profondément inspirés par la matière de ce foutu pays, se sont
aussi engouffrés dans ce renouveau culturel intéressant, lorsqu’ils ne se
revendiquent pas, bien sûr, de cette celtitude bidon.
Pour résumer : j’aime la
Bretagne ouverte sur le monde, cette pointe de granit avec sa truffe plantée
dans le cul de l’océan, ses beautés sauvages et sa saine fierté, ses poètes,
ses créateurs et ses aventuriers. Par contre, je déteste cette autre Bretagne
trafiquée, dégradée, crétinisée, labellisée, accaparée par une poignée de trous
du cul, théoriciens et rhéteurs fous, nostalgiques d’une époque fort
heureusement révolue. Une Bretagne recroquevillée sur elle-même, allergique à
toute forme d’accueil et de partage, c’est ça le problème.
Bruno Sourdin : On sait que Jack
Kerouac est venu à Brest en 1965 pour tenter de retrouver les traces de ses
racines bretonnes. Tu as toi-même consacré un chouette petit livre aux rapports
de Ti-Jean et de la Bretagne. Et tu as bien connu le poète Youenn Gwernig qui
avait été son ami à New York. Comme Ti-Jean, comme Youenn, tu n’oublies jamais,
toi non plus, que tu es Breton ?
Alain Jégou : L’un de mes plus grands regrets est de ne pas avoir croisé le
chemin de Kerouac lors de sa venue en Bretagne ! 1965, c’est en plus
l’année où j’ai découvert Sur la route et l’existence de cet auteur
amerloque dont le phrasé allait chambouler mon jeune cerveau et mettre
définitivement au rencard toute la littérature aseptisée dont les bons maîtres
nous avaient encombrés au fil des années. J’avais pris la beigne magistrale en
lisant Rimbaud et Corbière, et Kerouac arrivait avec son beat déjanté pour
achever le boulot entamé par ses deux aînés. Une telle rencontre à 17 ans,
ça te marque pour le restant de tes jours.
Oui, le grand Youenn a eu cette chance de devenir pote avec
Kerouac. Il a travaillé plusieurs années à New York et est allé voir Jack
lorsqu’il habitait avec sa mère et sa femme Stella, à Hyannis, Massachusetts.
Jack fut tout de suite séduit par ce grand gaillard de Breton. Il avait enfin
trouvé quelqu’un avec qui parler de la « petite Bretagne », à qui
poser toutes les questions qui lui taraudaient l’esprit depuis sa plus tendre
enfance, depuis le jour où son père lui avait dit : « Ti Jean,
n’oublie jamais que tu es Breton. » Jack était au trente-sixième dessous à
l’époque où Youenn était venu le voir à Hyannis et cette rencontre fut
certainement une balèze bouffée d’oxygène pour lui.
J’ai effectivement commis un court texte intitulé Jack
Kerouac et la Bretagne, publié en 2002 par les éditions Blanc Silex, dans
la superbe petite collection « Bretagne, terre écrite », que
dirigeait Marc Le Gros. Certains m’ont, par médias interposés, fait le reproche
de ne rien leur apprendre de nouveau sur Kerouac. Ça n’a jamais été mon
ambition et je l’explique clairement au début du livre. Qu’est-ce qu’ils
voulaient que je leur apprenne, ces cons ? Dis-moi un peu, toi qui connais
son œuvre aussi bien que moi, qu’est-ce qu’on pourrait bien trouver de nouveau
à dire sur Kerouac, après la flopée de bouquins qui lui ont été
consacrés ?
Non, je n’oublie jamais que je suis né dans ce pays. J’en suis
totalement imprégné et subjugué par ses multiples visages et comportements. À
la différence de Kerouac, ça n’est pas un fantasme, une terre mythique, mais un
lieu où je vis et ai toujours vécu, avec un égal bonheur. Je n’en tire pas
fierté pour autant. Le hasard a voulu que je naisse ici et le hasard a bien
fait les choses. C’est le lieu, l’espace, l’ambiance, les paysages, surtout
ceux qui flirtent avec l’océan, qui me causent et fascinent tout
particulièrement. Le politique, l’économique, l’historique, l’appartenance
ethnique, je m’en fous et contrefous ! En Bretagne, c’est comme partout,
t’as une majorité de locdus pour une minorité d’êtres passionnés et passionnants,
y’a vraiment pas de quoi tirer fierté d’appartenir à cette population plus qu’à
quelqu’autre. La Breizh touch, la celtitude, la bretonnitude… :
foutaisitudes et tutti conneries, franchement hilarantes !
Bruno
Sourdin : J’imagine que le catholicisme affirmé de Jack Kerouac doit te
paraître totalement insupportable et te faire flipper. Et pourtant, cela ne t’a
jamais empêché de lire et relire ses bouquins et de l’admirer ?
Alain Jégou : Pas si insupportable ni flippant que ça, finalement. Bien que je
ne sois pas sur la même longueur d’ondes que lui, puisque carrément réfractaire
à tous délires cathos et autres balivernes religieuses, je ne peux cependant
pas en vouloir à Jack Kerouac. Moins intolérant que la plupart des
croyants-pratiquants, je peux même comprendre et accepter qu’il se soit
fourvoyé là-dedans. Sachant que Jack a toujours été baigné dans ce courant de
religiosité forcenée, qu’il a subi dès son plus jeune âge l’influence de sa
bigote de mère. Et puis, ayant assisté, alors qu’il n’avait que 4 ans, à
la maladie puis à la mort de son frère Gérard, considéré par tous comme un
angelot de Dieu, on peut aisément saisir qu’il ait été marqué par cet événement
et ait trouvé un semblant d’apaisement dans le discours rassurant des bons
pères. Kerouac était un être d’une sensibilité exceptionnelle. Ça transparaît
tout au long de son œuvre. Un être sensible et angoissé qui chercha un exutoire
dans l’écriture, l’alcool et la religion. Même s’il s’est laissé un temps
séduire par la philosophie bouddhiste, il ne s’est jamais pour autant détourné
du catholicisme. Il avait besoin de cette bouée pour ne pas totalement sombrer
dans les moments les plus douloureux de son existence. Comment lui en
vouloir ?
« Tout le monde est devenu tellement méchant, tellement
sinistre, tellement hypocrite, je n’arrive pas à le croire. Alors je me tourne
vers la boisson comme un fou éperdu », confiait-il dans une lettre à son
ami John Clellon Holmes. Vers la boisson et aussi vers la religion dans les
pires moments, uniques échappatoires… Pauvre Ti Jean, tellement désemparé face
à la méchanceté, à la haine et à l’hypocrisie, tellement paumé au cœur du big
merdier humain !
C’est en lisant et relisant ses bouquins qu’on peut vraiment
s’apercevoir comme Kerouac était aux antipodes de tout ce qu’il y a de plus
malsain et détestable dans les religions, catholiques et autres. Je respecte la
sincérité du croyant autant que j’abhorre les discours et comportements des
zélateurs et des manipulateurs. Je respecte les convictions de Jack, car je les
sais sincères, et ne me lasserai jamais de son magnifique et poignant flux
verbal. C’est tout ce qui m’importe. Une page de Tristessa et plus rien
ne subsiste des envolées mystiques qui auraient pu me faire flipper.
Bruno
Sourdin : Ne quittons pas les États-Unis et parlons un peu de ta profonde
sympathie et de ta fascination pour les Amérindiens. Le poète cheyenne Lance
Henson est venu te rendre visite à Lorient et je crois que tu as organisé pour
lui une sortie en mer à bord de l’Ikaria. Une sacrée rencontre…
Alain Jégou : Déjà quand j’étais môme, quand on jouait aux cow-boys et aux
Indiens avec mes potes, je choisissais toujours le camp des « méchants
sauvages ». J’avais dû déjà percevoir le courage et la fierté de ces
peuples et l’infamie dont ils avaient été victimes.
La culture amérindienne m’a toujours fasciné. Leur rapport à la
terre et aux éléments, leur profond respect pour la nature, leur détachement de
toutes préoccupations matérialistes, leur mépris pour tous comportements vénaux
et égoïstes, leur solidarité tribale, leurs mythes et légendes… Toutes ces
choses tellement lointaines de nos histoires et cultures judéo-chrétiennes. Je
me serais certainement senti plus à l’aise dans une telle société que dans
celle où je suis né. Je parle de société, pas d’environnement, car comme je te
l’ai dit précédemment, je suis vraiment heureux d’être né en Bretagne, ce qui
n’aurait peut-être pas été le cas si j’étais né dans le désert d’Arizona ou
dans les Rocheuses du Montana.
Lance est venu deux fois chez nous. La première fois en mars
1995 avec Manuel Van Thienen, son traducteur et ami, qui me l’a fait connaître.
La deuxième fois, il est venu seul et nous avons fait une tournée de lectures
en Bretagne ensemble. C’était en février 1998. Je me souviens qu’il faisait
anormalement froid cet hiver-là et que nous avons sacrément caillé sur les
routes du Centre Bretagne. Heureusement que le lambig, l’eau de feu bretonne,
coulait abondamment dans nos veines et qu’il y avait les sourires des squaws du
cru pour réchauffer nos cœurs. J’ai écrit un poème là-dessus, publié dans Qui
contrôle la situation ?, à La Digitale.
Lance n’est pas venu en mer sur « l’Ikaria ». Les
Affaires maritimes ne nous autorisent pas à embarquer des passagers en hiver.
C’est trop dangereux. Il est cependant venu à bord dans le port. Il voulait
voir comment c’était foutu un bateau de pêche breton. Il trouvait l’habitacle
vachement exigu. Il s’est marré en visitant le poste d’équipage et m’a
dit : « Lorsque je ne saurai plus où aller pour me planquer du FBI,
je viendrais volontiers me réfugier sur ton bateau. Et si t’as des problèmes
avec les fédéraux d’ici, je t’accueillerai dans mon tipi en Oklahoma,
OK ? » « No problem, brother », que je lui ai répondu et on
est allés siroter quelques bières bretonnes dans un des nombreux bistrots du
port pour arroser notre nouveau traité.
Une autre fois, nous nous baladions sur le rivage. Les vents du
large soufflaient fort depuis plusieurs jours et la mer était grosse. Lance
avait du tabac et de petits cailloux d’Oklahoma dans une bourse qu’il portait
autour du cou. À un moment, il s’est tourné face à l’océan, a déposé quelques
brins de tabac dans l’eau et a jeté deux ou trois petits galets dans les
vagues. Il a ensuite médité quelques minutes puis est venu vers moi et m’a
dit : « J’ai parlé pour toi à l’Océan, brother. Demain tu pourras retourner
en pêche en toute sérénité ». Ce fut un grand moment de partage et
d’émotion.
Bruno
Sourdin : Et que dire de ton voyage en territoire Navajo ?
Alain Jégou : J’étais en Arizona et au Nouveau-Mexique à l’été 1995. Le
bateau était en carénage et je disposais d’une dizaine de jours de temps libre.
J’en ai donc profité pour faire cette petite virée sur le Territoire de la
Tortue (c’est ainsi que les « natives » appellent l’Amérique). Ce fut
un chouette périple à travers le désert et les réserves. Débarqué à Phoenix,
Arizona, j’ai loué une bagnole pour monter au Grand Canyon, puis j’ai mis le
cap sur le Nouveau-Mexique, en passant par Flagstaff, Holbrook, Gallup (où j’ai
fait un brin de chemin sur la mythique Road 66), Albuquerque, Santa Fe, Taos,
Los Alamos, Las Cruces, El Paso, Tucson, et retour à Phoenix. Je raconte aussi
tout ça dans un bouquin publié par La Digitale, Paroles de sable.
Tout ne s’est bien sûr pas passé comme je l’avais imaginé. Les
voyages, ça ne se passe jamais comme on les prévoit et imagine, mis à part ceux
organisés par les tour-opérateurs. J’avais quelques adresses de poètes
amérindiens fournies par Manuel Van Thienen, leur traducteur pour la France,
mais soit ils étaient absents lors de mon passage, soit je passais trop loin de
chez eux pour les visiter. J’ai donc laissé tomber très vite mon carnet
d’adresses et ai suivi mon bonhomme de chemin à l’instinct. Y’a tellement de
lieux magiques et bouleversants dans le désert qu’il suffit de se laisser
porter pour faire des découvertes et rencontres exceptionnelles. C’est ce que
j’ai fait durant cette dizaine de jours.
Bruno Sourdin : Je l’ai ressenti très fortement lorsque tu as raconté ta visite chez Claude Pélieu à Norwich, puis lorsque tu as évoqué cet épisode de jeunesse avec ton pote Roger à Lausanne, et maintenant lorsque tu parles de Lance le poète cheyenne : il y a, chez toi, un sentiment qui est plus fort que tout, c’est celui de l’amitié. On peut dire que, pour toi, l’amitié, c’est vraiment sacré.
Alain Jégou : Effectivement, la complicité, le partage sont essentiels dans
ma vie. J’ai un impérieux besoin de connivences et ne conçois pas l’existence
sans rapports humains privilégiés. La poésie m’a permis de ces rencontres
exceptionnelles qui ont bouleversé ma vie et se sont prolongées bien au-delà de
ce que j’aurais pu imaginer. Tout est tellement fugitif, factice, calculé ou
faussé, aujourd’hui entre les êtres. Nous évoluons dans ce que d’aucuns
appellent « le monde de la communication », un monde où les gens ne se
parlent que par outils interposés, en langage codé, par SMS… SOS ? Étrange
façon de communiquer, non ? Tellement dérisoire, triste et
pitoyable ! Je me situe à des milles de ce monde-là. Et mes amis le sont
aussi, puisque nous évoluons dans la même sphère réfractaire. C’est
difficilement explicable comme ça naît l’amitié, d’une rencontre fortuite, un
contact de hasard, et puis ça prend tournure fraternelle, se solidifie au fil
du temps, pour devenir indestructible.
Je ne crois pas en « l’amour toujours ». Même les plus
belles histoires finissent toujours en eau de boudin. Y’a un rapport de force
en amour, des suspicions, des jalousies, des tiraillements, des conflits, qui
laminent et finissent par flinguer le bel élan premier. Y’a toujours un des
deux qui veut dominer, s’approprier l’autre. Séducteur/séductrice au départ,
hypergonflant/gonflante à l’arrivée. C’est jamais comme ça en amitié. Pas de
comptes à rendre, par d’ergotages ni de conflits à la noix. C’est du brut de
sentiment, à prendre ou à laisser. Pas de concessions ni de compromis,
puisqu’aucun intérêt en jeu. Quoi de plus chouette ?
Bruno
Sourdin : Au rayon de l’amitié, je crois qu’il faut faire une place
particulière à Georges Le Bayon : bien sûr parce que c’est un ami, mais
aussi parce que c’est un peintre dont tu apprécies le travail. Comment parler
de cette complicité ?
Alain Jégou : Avec Georges, c’est une longue histoire. Ça fait plus de 40
berges qu’on se connaît. J’avais 17 ans et lui 18 quand on s’est
rencontrés pour la première fois. Il était élève à l’école des beaux-arts de
Lorient et moi j’usais mes jeans sur les bancs du lycée. Le courant est tout de
suite passé entre nous et on est devenus comme deux phalanges d’un même poing.
On avait les mêmes idées, les mêmes révoltes, les mêmes goûts musicaux et
littéraires, les mêmes enthousiasmes et colères. Il nous arrivait même de
craquer pour les mêmes filles et de nous les partager sans gêne ni soucis
d’aucune sorte. Nous étions volages à l’époque, et nos copines l’étaient autant
que nous. Nous avions estourbi tous les tabous et acquis la liberté d’aimer et
de jouir sans retenue. Il n’y avait rien de choquant pour les garçons de notre
génération d’avoir plusieurs petites amies, ni pour les filles d’aimer
plusieurs garçons à la fois. Ce qui peut paraître scandaleux et inacceptable
pour d’aucuns ou d’aucunes aujourd’hui ne l’était absolument pas pour nous.
C’était ainsi et nous trouvions tous ça terriblement salutaire et excitant.
En plus de notre relation amicale, nous avons eu ce privilège de
pouvoir partager nos fringales et passions créatrices. Georges en peinture et
moi en littérature, nous avons souvent associé nos émotions pour faire œuvres
communes, que ça soit dans des livres ou lors d’expositions. Une forte
complicité qui perdure et s’exprime avec toujours la même vigueur par-delà le
temps et les événements qui ont jalonné nos deux vies.
Georges vit à Belle-Ile et peint essentiellement des paysages
marins. Nous partageons un amour immodéré pour l’océan, ainsi que pour les
ciels et rivages bretons, qui, dans ses peintures ou pastels, prennent souvent
formes et tons particulièrement évocateurs et émoustillants. En plus de notre
goût fort prononcé pour le bon vin, la bonne bouffe, et toutes les visions de
petites beautés charnelles qui charment nos esprits, nous aimons pareillement
les rencontres et échanges verbaux qui se prolongent fort tard dans la nuit,
autour de grandes tablées, la voix, les yeux et le cœur tout chargés de
poignants et somptueux sentiments. Nous avons tous deux le culte des amitiés
sincères et de longue durée.
Bruno
Sourdin : Dix ans après Ikaria, tu as rassemblé de nouveaux textes
inspirés de tes années de pêche et de navigation. Le livre s’intitule Passe
Ouest, du nom du chenal emprunté par les bateaux de pêche pour sortir du port
de Lorient. On n’en finit donc jamais avec l’océan ?
Alain Jégou : Eh non ! C’est jamais fini ! On peut poser un jour
son sac à terre et se croire rangé pour de bon des bateaux, mais de la mer, on
ne peut jamais parvenir à se détacher définitivement, supposition faite qu’on
en ait réellement envie, ce qui n’est absolument pas mon cas.
Oui, les textes de Passe Ouest et ceux d’Ikaria,
LO 686 070 ont été écrits à dix ans d’intervalle. Je pense avoir
résumé l’essentiel de ma carrière dans ces deux recueils. Je dis bien
« résumé », car il reste encore tant de choses à dire. Peut-être
l’objet d’un ou de plusieurs autres recueils à venir…
Bruno Sourdin : Avec Passe
Ouest, tu as obtenu deux prix littéraires importants pour un écrivain breton,
le prix Xavier-Grall et le prix Henri-Queffelec du festival Livre et mer de
Concarneau en 2008. J’imagine que ces prix ont eu une résonance particulière
pour toi. Est-ce que tu t’attendais à cette consécration ?
Alain Jégou : Je ne m’attendais pas du tout à recevoir ces prix, d’autant
plus que je n’ai fait aucune démarche dans ce sens. Pour le prix Xavier-Grall,
ce sont les organisateurs qui ont décidé de me l’attribuer pour
« l’ensemble de mon œuvre » (fichtre ! ce sont aux auteurs
défuntés, ou à ceux tout proches de le devenir, qu’on rend ce genre d’hommage,
non ?). Quant au prix Henri-Queffélec du Festival Livre et Mer de
Concarneau, c’est mon éditeur Apogée qui a proposé mon ouvrage à la sélection
du jury, sans même penser de m’en avertir. J’ai appris par mon ami Marc Le
Gros, dont le livre Marée basse avait également été retenu
lors de la première sélection, que nous étions tous deux en compétition. Face à
des auteurs comme Marc Le Gros, Edouard Glissant, Anna Enquist, Karin Huet, et
quelques autres d’égal talent, je ne m’attendais vraiment pas à décrocher la
timbale. J’en suis toujours pas revenu, du reste.
Même quand j’étais môme, à l’école, j’ai jamais été foutu de
décrocher la moindre médaille. C’est la première fois de ma vie, à 60 balais,
que je reçois un prix. Alors deux d’un coup, t’imagines la surprise ?
J’ai beau faire le mariolle, j’étais quand même très ému lors de
la remise de ces deux prix, surtout pour le Xavier-Grall, car Françoise Grall
et deux de ses filles étaient présentes lors de la cérémonie. Françoise ne sort
plus beaucoup le soir et j’étais vraiment touché qu’elle ait accepté de se
déplacer pour moi.
Bruno
Sourdin : Quelle est aujourd’hui ta conception de la poésie ?
Dirais-tu qu’elle a changé depuis l’époque de Vivisection ?
Alain Jégou : Ma conception de la poésie est restée la même depuis la
publication de Vivisection. Seulement l’écriture s’est un peu
transformée au fil du temps, des expériences et des bouleversements de la vie.
Pas de fioritures ni de chichis, juste un phrasé brutal, âpre, une poésie
exaltée et débraillée, fumasse et combative, une arme « chargée de
futur » comme dirait Gabriel Celaya, c’est ça ma conception.
Aujourd’hui, ça ronronne et minaude du vocable dans la plupart
des revues que je reçois. Le poétiquement correct, j’adhère vraiment pas.
Au risque de passer pour un vieux con nostalgique, je constate
qu’il y avait quand même bien plus de hargne, d’insolence et d’audace dans les
fanzines et revues de poésie des années 60-70 que dans tout ce qu’on peut lire
aujourd’hui. A quelques rares exceptions, c’est plus que branlettes de bulbe et
gamahuchages d’ego. Rien à voir avec les gueulantes et barouds de mots qui
s’étalaient sur les feuillets à l’époque. C’est tout mou dans le contexte
actuel et ça ne conteste plus. Flagrant signe des temps, même la poésie
s’englue dans le discours gonflant. Le petit confort, la petite renommée, les
petites connivences suffisent désormais au bonheur des poètes du
XXIe siècle débutant. Plutôt tristounet, tout ça, non ?
Bruno
Sourdin : Et toujours par rapport à l’époque de Vivisection, as-tu
l’impression d’avoir personnellement beaucoup changé ? Te sens-tu plus
sage ? Plus heureux ? Plus combatif ?
Alain Jégou : Plus sage ? Certainement pas. Plus heureux ? Non
plus. Seulement plus désabusé, donc moins exigeant. Plus combatif ? Ni
plus ni moins, mais différemment.
Bruno
Sourdin : Dans la poésie actuelle, qui a pratiquement renoncé à la
protestation, ta voix tranche et se détache. J’ai envie de dire : voici
enfin un poète que les injustices révoltent et qui le crie haut et fort !
Alors, si je dis : « Alain Jégou, un poète en colère », ça te
va ?
Alain Jégou : Oui, le qualificatif me convient et j’assume toutes mes
indignations et envolées langagières face au triste et pitoyable spectacle que
m’offrent certains individus de cette planète. Aujourd’hui, c’est pas mode de
causer d’abus de pouvoir, de comportements criminels, de dénis de justice, de
mensonges d’Etat… de toutes ces actions viles et pernicieuses qui minent et
détruisent les êtres les plus faibles de nos sociétés. D’aucuns prétendent que
ça n’est pas le rôle du poète de s’occuper de ces choses-là, que la poésie est
histoire d’introspection, de confidences sentimentales ou simple exercice de
style. Naïvement peut-être, je pense que les poètes ont un rôle bien plus
sérieux à jouer, qu’ils doivent s’impliquer, se rebeller, dénoncer… et je ne me
prive pas de mettre en application dès qu’un événement me fait sortir de mes
gonds. Ca peut paraître dérisoire et inutile d’écrire un poème pour protester
contre l’injustice et la barbarie, mais ne l’est-ce pas plus encore d’étaler
sur le feuillet ses pâles états d’âme et son quotidien mesquin ?
Bruno
Sourdin : Dans ton œuvre, la révolte est omniprésente et elle se dit dans
une langue relevée, épicée de formules chocs et de mots d’argot. D’où te vient
cet amour de la langue verte?
Alain Jégou : Les mots de la révolte sont issus de la rue,
de la racaille. Le « beau langage », les belles formules et autres
absconneries académiques, à l’usage des élites, me font crounir d’ennui.
« Je n’écris pas comme Perse », disait Ferré, moi non plus et je m’en
félicite. C’était un cador, l’Alexis Saint-Léger, en matière de poésie, et je
lui arrive sûrement pas à la cheville, mais j’ai jamais prétendu rivaliser non
plus, alors…
La langue verte est la langue des renégats, la langue de ceux à
qui on ne la fait pas et qui n’hésitent jamais à la ramener lorsqu’il y a
quelque chose qui ne va pas, comme une odeur de dictature dans l’air. C’est
« une langue juteuse, riche, rugueuse…, celle de François Villon »
disait Alphonse Boudard, qui connaissait son dico d’argomuche sur le bout des
doigts et en a magnifiquement fait usage. La langue de Villon, des arcans, des
marginaux, des sans-grade, des losers… le jaspin des zonards et des exclus par
excellence… Un vocabulaire coloré, efficace et percutant, dont il serait
vraiment dommage de se priver.
Une petite anecdote en passant : lors d’une intervention
dans une université, une étudiante m’a demandé pourquoi j’employais des mots
vulgaires. Vulgaires, c’est bien le terme qu’elle a employé. J’étais scié et ai
dû lui demander de reposer sa question, croyant avoir mal entendu. Je n’ai
pourtant jamais eu l’impression ni la volonté de faire dans la vulgarité, mais
peut-être m’y suis-je vautré sans le savoir, que ma conception de la vulgarité
était totalement erronée. J’ai toujours cru que c’était vulgaire d’exploiter
les autres, de les arnaquer, de les violenter, de les torturer, de les
massacrer… Je pensais que ça l’était aussi de blanchir de l’argent sale, de
virer les gens de leur boulot pour délocaliser leurs entreprises et faire
encore plus de bénefs sur le dos de populations taillables et corvéables à
merci, de faire bosser des mômes 15 heures par jour à l’autre bout de la
planète en échange d’une poignée de riz, de se la péter gros poussah bourré
d’oseille à bord d’un yacht de 80 mètres de long, d’exhiber sa Rolex en
affirmant sérieux que celui qu’a pas été foutu de se payer ce genre de toquante
à 50 balais est le dernier des tocards, d’aller culbuter des gamins et gamines
d’une dizaine d’années dans des pays où le tourisme sexuel est une des
principales sources de revenu… Et bien je me suis gouré ! La vulgarité,
c’est dans ma poésie qu’elle se situe. Je ne remercierai jamais assez cette
étudiante bon chic bon genre de m’avoir ouvert les yeux et permis de découvrir
cette face honteuse et scandaleuse de mes écrits.
Bruno
Sourdin : Je comprends que tu revendiques cette filiation libertaire. Ta
colère est saine, comme l’était celle de Prévert avec son groupe Octobre. Un
poète a le droit d’être féroce, quand il voit ce qu’il y a derrière à tirer les
ficelles : le monde du fric… Alors, tu ne trouves pas que les revues sont
devenues trop consensuelles, les poètes trop aimables. Bref, est-ce qu’il ne
faut pas regretter le manque d’engagement des poètes d’aujourd’hui ?
Alain Jégou : Je regrette surtout de ne plus trouver dans les textes des
poètes d’aujourd’hui la saine férocité, l’emportement, la fougue, la véhémence…
les mots et cris poignants des auteurs que je lisais lorsque j’étais
adolescent, ces écorchés vifs dont les textes m’ont totalement bouleversé et
donné envie d’exprimer à mon tour mes tourments, angoisses et révoltes face à
l’absurdité du monde qui m’entourait. La société qu’on voulait m’imposer ne
correspondait pas du tout à mon idéal de vie. J’étais un môme solitaire,
sensible, réceptif à tout ce qui se passait autour de moi. Le monde était trop
moche, trop étriqué, trop injuste, trop étroit… On était toute une génération à
penser ça. Il fallait que ça bouge et c’était à nous de faire bouger les
choses ! Les poètes ont joué un rôle important dans cette prise de
conscience et l’action qui a suivi. Le monde est toujours aussi absurde, moche,
étriqué, injuste… et les mômes d’aujourd’hui de s’en accommoder. Dis-moi un
peu, t’en connais toi des poètes, de ceux qui occupent actuellement les
feuillets des revues, qui la ramènent et balancent leurs mots dégoupillés dans
les cerveaux obstrués par l’intox des médias, les miasmes de la pub, les jeux
vidéo et les séries téloche ? Moi pas ! A croire que, pour les poètes
d’aujourd’hui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chouette
constat !
Bruno
Sourdin : Tu as dis des mots très forts sur le drame du Bugaled Breizh. Je
sais que tu es très impliqué dans l’organisation d’un festival du film,
Pêcheurs du monde, qui se tient tous les deux ans à Lorient. Il y a des
projections de documentaires suivies de débats des réalisateurs, des pêcheurs
et des représentants de la filière pêche. Comptes-tu t’impliquer un peu plus
dans ce combat ? Et quels sont tes combats à venir ?
Alain Jégou : Le festival a été créé en 2008 par une petite équipe de
personnes engagées depuis plusieurs années au sein du collectif Pêche et développement
de Lorient et du Centre de réflexion, d’information et de solidarité avec les
peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Ils ont de nombreux contacts
avec les populations côtières de ces continents, des populations aujourd’hui
contraintes, pour ne pas crever de faim, de risquer leur peau sur des coques de
noix pour rejoindre l’eldorado européen. Les problèmes se sont sérieusement
accrus ces dernières années pour les pêcheurs côtiers de nombreux pays, d’où
l’idée de créer un festival du film sur la pêche pour faire découvrir les
œuvres de réalisateurs de tous horizons qui traitent du sujet et des drames
humains générés par le déclin de cette activité. Ils m’avaient contacté en 2008
pour être membre du jury, j’ai pu ainsi assister à des projections et débats
particulièrement intéressants, une expérience très enrichissante qui m’a donné
envie de poursuivre l’aventure en leur compagnie. Rien d’héroïque dans ce
combat-là, seulement une façon de mettre au service d’une juste cause ma voix
et mon expérience d’ex marin-pêcheur breton.
D’autres combats à venir ? Vivre et continuer à la ramener
dès que l’occasion m’en est donnée ! Déjà un putain de combat par les
temps qui courent.
Bruno
Sourdin : En juin 2009, tu as fait une virée à Pékin. Tu es revenu
vraiment fasciné par ce voyage. Quels ont été tes grands moments d’émotion en
Chine ?
Alain Jégou : La Chine, ça m’a toujours paru tellement loin ! Ma
première rencontre avec l’Empire du Milieu, je l’ai effectuée avec Tintin
et son lotus bleu, puis vinrent les bouquins de Malraux, Segalen, Bodard, Mao
et son petit livre rouge, la Révolution culturelle… Rien à voir avec la Chine
d’aujourd’hui, cette pseudo République populaire devenue une des premières
puissances économiques mondiales, cet empire, à présent bien éveillé, qui étend
ses tentacules sur tous les continents et océans pour se saisir de toutes les
denrées et matières premières nécessaires à son développement et inonder les
marchés étrangers de ses produits manufacturés.
Jamais je n’aurais imaginé mettre un jour les pieds à Pékin, me
balader sur la Grande Muraille, déambuler sur la place Tian’an men, dans la
Cité Interdite ou les jardins du Palais d’Eté, fouler les allées des tombeaux
des Ming ou celles qui bordent le lac de Beihai, découvrir les hutongs et la
vie des quartiers immortalisés par Lao She. Il m’est très difficile de traduire
les impressions et émotions vécues lors cette rencontre avec la ville et sa
population, une population très affairée, qui semble bosser 24 heures sur 24,
avec un égal sourire et une vitalité hors pair. Les Chinois sont sympas, du
moins les quelques milliers que j’ai croisés ou côtoyés, quelques milliers sur
1,3 milliard d’individus c’est peu mais ça donne quand même une petite
idée de leur apparente affabilité, je dis bien apparente car je les sais aussi
capables du pire, comme tous les êtres vivants de cette foutue planète.
Durant tout mon séjour à Beijing, j’ai vécu intensément chaque
instant et découvert une multitude de choses étonnantes, mais les plus fortes
émotions furent l’arrivée en taxi sur la place Tian’an men, la pause sous
le portrait de Mao et mes pas foulant la voie empruntée par les chars quelque
20 ans plus tôt. Puis l’ascension de la Grande Muraille à une centaine de
kilomètres de la ville. La visite de la maison de Lao She, petit havre de paix
au milieu de la cité bruyante. Et la rencontre avec le poète Chen Jia Nai et
son épouse Xie Ying Ying dans leur logement à l’université. Grand moment de
partage et de belle complicité poétique ! Même sans parler la même langue,
à force de regards et de baragouins d’emprunt, les poètes parviennent toujours
à se comprendre.
Bruno
Sourdin : J’ai un vieux copain, Richard Belfer _ qui faisait le Tamanoir
autrefois _ qui revient lui aussi de Pékin et qui dit la même chose que
toi : le Chinois de la rue est volontiers blagueur et rigolard. Il dit
aussi qu’il s’est bien éclaté avec le théâtre chinois. Bref, il n’y a que le gouvernement
qui ne se marre pas là-bas…
Alain Jégou : Le gouvernement et ses opposants, surtout ! Effectivement,
sont pas des rigolos, les dirigeants chinois, mais crois-tu que les nôtres le
soient ? Même le gars Obama, avec sa dégaine et son sourire de séducteur
hollywoodien, je ne suis pas certain qu’il soit aussi sympa qu’on voudrait nous
le faire croire. Un prix Nobel de la paix qui augmente le budget de son armée
et renforce les effectifs de ses troupes dès son arrivée au pouvoir,
permets-moi de douter de la volonté pacifiste du gars et de la santé mentale
des jurés norvégiens qui lui ont filé le prix sur sa seule bonne mine.
Tu me diras, avec raison, qu’en Chine on emprisonne, on étouffe,
on exécute… Et ailleurs ? Ca se passe comment ? Tu crois qu’ils
remercient Allah chaque matin, les taulards de Guantanamo, d’Abou Ghraïb ou de
Bagram, pour leur avoir permis de naître en Irak ou en Afghanistan plutôt qu’en
Chine ? Et du Pays des Droits de l’homme, quel souvenir garderont les
jeunes mecs chargés dans des charters pour être réexpédiés dans leurs contrées
où ils ont toutes les chances de se faire flinguer à l’arrivée ? Ils ont
bonne mine les dirigeants de nos pseudo démocraties de faire la fine bouche
devant la politique répressive menée par leurs homologues chinois, alors qu’ils
n’ont franchement rien à leur envier en la matière. Un peu fastoche de montrer
du doigt la paille de riz dégueu fichée dans une des narines du voisin pour
détourner l’attention des foules de la poutre de pin des Landes ou de Ponderosa
qui nous défrise le tarbouif tout entier. D’autant plus qu’elle est bien vite
oubliée la paille de riz pourrie lorsqu’il s’agit de traiter affaire avec le
proprio de la narine infectée.
Bruno
Sourdin : Franchement, entre Custer « le bouffeur d’Indiens » et
les massacreurs de Tibétains d’aujourd’hui, je ne vois pas qu’il y ait de
différence. Ce n’est pas cette Chine-là qui force l’admiration, mais bien celle
qui a donné ces merveilleux poètes tout imprégnés de l’esprit du tao :
Wang Wei, Tu Fu, Li Po « l’immortel banni sur terre »… As-tu senti
qu’on pouvait retrouver cette filiation chez ton ami le poète de Pékin ?
Alain Jégou : Je suis totalement inculte en matière de philosophie et de
poésie chinoises, trop ignorant pour avoir pu discerner quelque filiation entre
Chen Jia Nai et les poètes taoïstes que tu évoques. Et puis il nous aurait
fallu un interprète tel que l’ami Daniel Giraud pour orienter notre
conversation sur la voie de la raison suprême. Nous nous sommes donc bornés à
évoquer nos vies et expériences poétiques respectives, puis à échanger quelques
avis concernant l’inquiétante évolution du monde. Conversation assez banale en
somme. Faut dire que question baragouin, on n’était pas des mieux gréés pour
rehausser l’entretien.
Bruno
Sourdin : Changement de cap. Fin 2009, tu sors un polar bien ficelé, avec
la collaboration de Joëlle Quatresous. « Fatal ressac » raconte
l’enquête d’un lieutenant de la brigade des stups de Rennes et d’une
journaliste dans le port de Lorient. Ils sont aux prises avec une bande de
trafiquants de drogue sans scrupules. C’est fort, c’est palpitant, c’est
jouissif… Est-ce une nouvelle page qui s’ouvre pour toi ? Je te pose cette
question car je sais que ce n’est pas tout à fait ton premier essai en matière
de polar.
Alain Jégou : L’écriture d’un polar est un exercice tout à fait particulier,
pas aussi aisé qu’on pourrait l’imaginer. Je m’y suis risqué à plusieurs
reprises, sans résultat vraiment concluant. L’aventure de « Fatal
Ressac », c’est Joëlle qui en porte toute la responsabilité, c’était son
idée. Elle avait cette histoire de trafic de drogue qui lui trottait dans la
tête depuis quelque temps et m’a proposé de la rédiger avec elle. Elle a écrit
le scénar et un premier jet que j’ai remodelé et rédigé à ma façon, en me permettant
quelques petites fantaisies dans le script qui l’ont pas toujours fait marrer.
Elle a dû me rappeler à l’ordre à plusieurs reprises, me remettre sur les
rails. Faut de la rigueur dans ce genre d’exercice, et la rigueur, comme tu
peux t’en douter, c’est vraiment pas mon truc. C’était un peu galère parfois,
mais nous y sommes quand même arrivés.
J’ai un moment douté du résultat, me souciant bêtement de ce
qu’allaient penser les lecteurs habitués à mon écriture poétique. Lorsque le
bouquin est sorti, j’attendais les réactions avec un chouia d’appréhension. Et
puis les commentaires unanimement positifs – les ceusses qu’ont pas
aimé n’ont sans doute pas osé se manifester par crainte des représailles –
m’ont très vite rassuré et donné envie de poursuivre la curieuse aventure dans
un tout proche futur. Le polar peut être une nouvelle façon de poétiser, de
faire passer le message secoué, avec bien plus de décontraction.
Bruno
Sourdin : Avec ce polar, tu as aussi trouvé une nouvelle façon de parler
de la Bretagne, et de la réalité qui s’y déploie. C’est une excellente façon de
capter l’inquiétude et le désarroi du temps présent. Avant de rebondir avec le
polar, avais-tu l’impression d’être arrivé au bout de ce que tu voulais dire
avec l’écriture poétique ? Est-ce que la page est définitivement
tournée ?
Alain Jégou : Pourquoi l’action du polar se déroule-t-elle en Bretagne et
principalement dans la ville de Lorient ? Tout simplement parce que c’est
le petit coin de planète que je connais le mieux. Le pays, mais aussi les
hommes qui y vivent, s’y activent, s’y émeuvent et y meurent. La rude réalité
du lieu m’a toujours passionné et les problèmes humains, de Bretagne ou
d’ailleurs, ne m’ont jamais laissé indifférent. Comme partout, la vie est
souvent injuste et cruelle envers les êtres d’ici, mais elle sait aussi se
montrer généreuse et souriante. Nous vivons dans un environnement privilégié,
avec l’océan à portée de corps et d’esprit, dans des paysages parfois revêches
et tempétueux mais jamais mornes ni ennuyeux. C’est cette réalité-là qui me
plaît, m’émeut et m’offre matière à raconter.
L’inquiétude et le désarroi du temps présent, bien sûr, je
capte, j’assimile et m’efforce de retranscrire au mieux. Mais un polar, c’est
d’abord une fiction, une histoire pour distraire et faire passer un moment
agréable au lecteur. Même si on peut y glisser quelques humeurs et messages
flagrants, faut garder à l’esprit en quelles eaux on navigue, troubles mais
point trop troublantes pour les passagers embarqués dans notre imaginaire.
Je ne pense pas en avoir fini avec la poésie. Le polar, c’est
une autre page, mais pas encore la dernière, du moins je l’espère…
Bruno Sourdin et Alain Jégou à Lorient en février 2000 à l'occasion de l'exposition de collages de Claude Pélieu et Mary Beach.
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Difficile après un tel début dans la vie de ne pas garder du talent pour tailler la route hors des conventions qui étouffent la fibre poétique. Une chance pour lui, une chance pour nous.
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