30/12/2013

Conversation avec Alain Jégou






En janvier 2008, pour préparer une lecture-entretien que je devais animer à Saint-Malo à l’invitation des Amis de la Tour du Vent, j’ai commencé avec mon ami Alain Jégou un long dialogue au rythme syncopé, entrecoupé de longues plages de silence. Tonique et fraternel. Notre conversation s’est achevée deux ans plus tard, en janvier 2010.



Bruno Sourdin : Tu es né à Larmor-Plage, dans le Morbihan. Quel était le climat familial ? Et comment s’est déroulée ton enfance ?

 Alain Jégou : Je suis effectivement né à Larmor-Plage, à une petite centaine de mètres de l’océan, le 7 octobre 1948. Mes parents habitaient à Lorient, ville détruite à 99 % durant la guerre et pas encore totalement reconstruite en 1948. La maternité de l’hosto ne pouvant assurer tous les accouchements, et y’en avait un max en ces années du baby-boom, ma mère m’a mis au monde dans une "baraque américaine" transformée en clinique.
Le climat familial était excellent…


Bruno Sourdin : Quel était le métier de ton père ?

 Alain Jégou : Il était négociant en viandes.
Lorsque j’avais cinq ans, mes parents ont quitté la ville de Lorient pour s’installer en bord de mer, dans cette maison du Fort-Bloqué dont j’ai hérité à la mort de mon père et où je vis aujourd’hui. Comme tous les mômes de l’après-guerre, j’ai eu ce privilège de pouvoir vivre et m’éclater au grand air, libre de tous mes mouvements et déplacements sur ces rivages sauvages, pas encore bouffés par le bitume et le béton. Mes parents, très occupés par leur boulot, nous déposaient, ma sœur et moi, à l’école le matin et nous récupéraient le soir. Durant les vacances, nous étions livrés à nous-mêmes et nous éclations avec nos copains et copines sur la plage et dans les dunes.
C’est seulement vers l’âge de 12-13 ans que les belles années ont mal viré, lorsque mes parents, lassés de mes indisciplines et je-m’en-foutisme, ont décidé de me coller en pension pour me faire apprendre les bonnes manières et le goût du travail, dans un bagne tenu par des curetons, à 100 bornes du foyer familial. Faut dire que je l’avais bien cherché. J’ai sacrément morflé durant les 4 ans passés dans cette taule de maniaques en soutanes ! Quatre ans de sévices et punitions qui ont fait de moi le rebelle et l’anticlérical que je suis et demeurerai jusqu’à la fin de mes jours.


Bruno Sourdin : Restons un moment dans le climat de liberté de cette enfance au grand air. Est-ce de cette époque que te vient cette fascination pour la mer ? Et plus tard l’envie d’en faire ton métier ?


Alain Jégou : Le fait d’être né à si peu de distance de l’océan a sûrement influé sur mes choix existentiels et professionnels. Et puis, plus tard, toutes mes années d’enfance passées à glander ou courir sur le rivage, cheveux au vent et les yeux sans cesse plongés dans tout ce bleu immense, avant qu’ils bifurquent vers les roploplos naissants et popotins jolis des petites amoureuses estivales, je ne pouvais vraiment pas y échapper. Malgré la courte durée d’éloignement, les périodes scolaires à me morfondre au pensionnat, puis une année passée à faire le con dans le Pacifique (encore un océan), nourri, logé et irradié aux frais de la princesse, sur un atoll livré aux géniaux adeptes du thermonucléaire, et quelques escapades sur les routes d’Europe durant ma période « vagabond céleste », je n’ai jamais vécu bien longtemps éloigné de mon cher vioque Atlantique.
Durant mes années de lycée à Lorient, une fois viré de chez les curetons de Redon, il m’arrivait même fréquemment d’aller bosser au port de pêche la nuit, au débarquement du poisson et lavage de la criée, pour me faire un peu d’argent de poche. De voir tous ces rafiots et ces forbans de matelots qui roulaient leurs mécaniques sur les quais et dans les bistrots a dû aussi me coller quelques idées vagabondes en tête.
L’idée a mis du temps à mûrir, car ça n’est qu’à l’âge de 28 ans, après avoir exercé quelques turbins terriens, comme manœuvre du bâtiment en Suisse durant quelques mois ou chauffeur routier en France durant cinq ans, que j’ai signé pour mon premier embarquement.


Bruno Sourdin : Puisque tu parles de ton expérience de chauffeur routier, j’ai tout de suite envie de te demander si c’est à cette époque-là que te vient ta fascination pour la route, la Beat Generation et Kerouac ?


Alain Jégou : Non, non, c’est bien plus tôt que ça que j’ai découvert Kerouac et les poètes de la Beat, et encore bien plus tôt que j’ai chopé le virus aventureux. J’ai toujours été un môme barré, rêveur, idéaliste, à fleur de tripes, tares sans doute dues aux fées bretonnes un peu pompettes penchées sur mon berceau le jour de ma naissance. Déjà tout jeunot, j’ai toujours eu un faible pour les marginaux, les aventuriers, tous ces êtres qui ont mené leur vie hors des clous, sans calculs, ni jamais se soucier de la « normalité ». Qu’ils soient porteurs d’une œuvre ou pas, ce sont ceux-là qui m’ont toujours paru les plus dignes d’intérêt.
Je me souviens d’une rencontre faite au tout début des années 1960. Je devais avoir une quinzaine d’années. J’étais à Berlin avec ma mère et une amie à elle. Nous nous baladions près des ruines de la cathédrale, lorsque je découvris une petite bande de zonards, cinq ou six mecs à cheveux longs et deux ou trois filles loufoquement fringuées, qui chantaient en grattant leurs guitares, soufflant dans des harmonicas ou tapant sur des tambourins. Ma première rencontre avec les « beatniks » ! J’ai tout de suite trouvé ça génial et me suis dit qu’il fallait absolument que j’apprenne à jouer de la guitare. Le lendemain, j’ai assisté dans le même quartier, à la terrasse d’une taverne, à un mini-concert d’un orchestre folklorique bavarois. L’idée ne m’a pas un seul instant effleuré d’apprendre à jouer du piston ou de la grosse caisse. J’avais eu la révélation, c’était « beatnik » que je voulais faire quand j’serai grand !
C’est au lycée que j’ai découvert Kerouac et les poètes de la Beat. On the road, la grande beigne dans le bulbe ! Après Rimbaud, Corbière, Cendrars… un frangin de plus m’accompagnerait tout au long de mon chemin d’humain. Ces écrivains ont bouleversé mon existence, mais y’avait sans doute déjà quelque chose, une espèce de virus chopé à la naissance. J’ai trouvé dans leurs œuvres matière à encourager et attiser la petite flamme qui cramait déjà en moi.


Bruno Sourdin: Avais-tu dans ton enfance une passion pour la lecture. Et quelles sont les livres qui ont marqué ton enfance et plus tard ton adolescence ?

Alain Jégou: Oui, on peut effectivement parler de passion en ce qui concerne mon rapport à la lecture. Toute ma vie, et depuis que j’ai appris à lire, j’ai dévoré des tonnes de bouquins et de revues, une véritable boulimie ! Mes premières découvertes, j’en ai pas un souvenir bien précis, sans doute des livres pour mômes, genre contes de Perrault, d’Andersen ou de Grimm, puis des BD pour petits mecs comme Pim Pam Poum, Kit Carson, Blake le Roc, Tintin, Bibi Fricotin, les Pieds Nickelés… J’aimais bien les Pieds Nickelés. Ces drôles de zigotos, impertinents et inconvenants, roublards et rebelles, étaient mes héros préférés, déjà un signe, non ?
Ensuite, je me souviens avoir été particulièrement agrippé par les bouquins de Jack London, tous ces trucs sur le Klondike, la ruée vers l’or, la forêt, la baie de San Francisco. J’ai tout lu. J’aimais ces récits aventureux, où les héros se colletaient avec une nature hostile et se retrouvaient dans des situations carrément dingues, devaient lutter 24 heures sur 24 pour leur survie, oubliant toutes leurs petites tracasseries physiques et états d’âme à la noix. La vraie vie, quoi !
Puis j’ai découvert les classiques, au collège bien sûr, comme tout le monde, enseignés par des profs souvent chiants et imbus de leur savoir. Mauvaise façon d’aborder la littérature. Je suis quand même parvenu à conserver ma passion intègre en lisant, en marge du programme imposé, tous les écrits occultés des grands auteurs et ceux des auteurs écartés.
Les grandes révélations de mon adolescence, pour les plus marquantes et influentes, pêle-mêle : Arthur Rimbaud, Tristan Corbière, Jehan Rictus, Jules Vallès, Eugène Sue, Victor Hugo, Blaise Cendrars, Henry Miller, Boris Vian, Antonin Artaud, Louis-Ferdinand Céline, Jack Kerouac… et j’en oublie sûrement.


Bruno Sourdin: Tous ces écrivains, fort dissemblables, ont ouvert des pistes. Ils ont aussi en commun un type d’écriture, directe et percutante, sans fioritures. De qui te sens-tu le plus proche ?

Alain Jégou: De tous ces auteurs évoqués, je pense qu’il n’y en avait pas qu’un dont je me sois senti vraiment proche à une certaine période de ma vie, mais trois qui m’ont profondément marqué, dans l’ordre chronologique de mes lectures : d’abord Rimbaud, vraiment découvert quand j’avais une quinzaine d’années, puis Corbière, vers l’âge de 17 ans, et Kerouac, à peu près au même moment.
Depuis ces années de l’adolescence, une flopée d’autres écrivains sont venus se joindre à la tribu des intimes, des mecs comme John Fante, Richard Brautigan, Charles Bukowski, Bob Kaufman, Gregory Corso… mais aussi quelques Français comme Gaston Criel, André Laude, Yves Martin… Et celui dont je me sens le plus proche aujourd’hui, c’est incontestablement Claude Pélieu. Claude est et restera à jamais le poète qui m’a le plus marqué et influencé. Sans lui, sans la découverte de ses bouquins comme Jukeboxes et Tatouages mentholés puis son Journal blanc du hasard, mon écriture aurait certainement été toute différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Claude a été dans les années 1970, sans le vouloir, une espèce de fanal, un grand frangin qui a ouvert et éclairé la piste pour bon nombre de jeunes poètes de notre génération. Ça le ferait sûrement marrer s’il m’entendait dire ça.

 
Claude Pélieu et Mary Beach

Bruno Sourdin: Tu étais un des amis les plus proches de Claude Pélieu. Comment l’as-tu connu et, plus tard, dans quelles circonstances l’as-tu rencontré ?

Alain Jégou: J’ai d’abord connu Claude par ses livres, ceux publiés en édition de poche, chez 10/18 – un des rares poètes publiés directement en édition de poche – puis ceux de chez Bourgois et le gros Cahier de l’Herne : Burroughs, Pélieu, Kaufman. On s’est ensuite côtoyés dans quelques revues et anthologies, comme le « Star Screwer » de Bernard Froidefond repris par Lucien Suel dans les années 80, ou Le Nouveau Réalisme, une anthologie réalisée par Jacques Donguy pour la collection Poésie 1 des éditions Saint-Germain-des-Prés, ou encore La Nouvelle poésie française par Bernard Delvaille chez Seghers.
Je suivais les publications de Claude et achetais tous ses bouquins dès leur sortie, aussi ses traductions des poètes de la Beat pour Bourgois. J’ai souvent eu envie de le contacter, mais n’ai jamais vraiment cherché à obtenir son adresse. Retenu par une espèce de timidité à la con ! C’était vraiment idiot, car on aurait pu gagner une bonne vingtaine d’années de chouette complicité. Ça n’est qu’en 1997 que je lui ai écrit, après avoir obtenu son adresse par l’intermédiaire de Lucien Suel, pour lui demander de participer à l’ouvrage collectif La Grande Table que je préparais avec Hervé Merlot pour les éditions La Digitale. Claude m’a tout de suite répondu et on est devenus rapidement potes. Il connaissait mon écriture pour m’avoir lu dans les revues et anthologies où nous figurions souvent ensemble. Je suis allé le voir à deux reprises à Norwich, en 1998 puis en 2000. Il était déjà bien malade et morflait terriblement. Pourtant il continuait à déconner et faire le pitre. Claude était un grand môme qui planquait ses blessures et souffrances derrière un masque de roi de la provoc et de l’humour décapant.
Après sa mort en 2002, j’ai gardé le contact avec Mary et suis allé la voir à deux reprises, à Norwich, puis à Cherry Valley. Mary est morte en 2006. Aujourd’hui, je suis toujours en relation avec Pamela et Jeffery, les enfants de Mary, et le poète beat Charles Plymell, mari de Pam.


Bruno Sourdin: Est-ce que tu pourrais raconter ces jours passés auprès de lui à Norwich ? Il a dû être fou de joie de voir débarquer un ami poète français, alors qu’il se plaignait constamment, à l’époque, d’être condamné à vivre « au milieu de nulle part » ? Se sentait-il en exil ?

Alain Jégou: Oui, Claude était ravi de notre venue à Norwich. Il tournait en rond dans ce bled où il ne se passait jamais rien de captivant. Il s’emmerdait à mourir et les visites étaient si rares ! Surtout celles de ses amis frenchies. Je crois que Michel Bulteau était venu le voir une fois, et Michel Collet aussi. Pierre et Nicole Joris descendaient de temps en temps d’Albany, ainsi que Pam et Charles Plymell de Cherry Valley. Hormis ces proches, y’avait pas grand monde à suivre la piste Mohawk pour venir partager avec lui quelques instants poilants sur les rives de la Chenango River.
Claude aurait bien aimé retourner vivre à New York, Mary aussi, mais ils n’avaient plus les moyens de louer un appart à Manhattan ou une piaule au Chelsea, comme ils l’avaient fait quelques années plus tôt. La vie avait viré salement duraille pour eux deux ! Le manque de fric et la maladie les contraignaient à demeurer dans cette ville de Norwich, encalminés « au milieu de nulle part ».
Sans doute qu’il se sentait en exil, exilé de toute vie culturelle surtout. Bien qu’il fût en relation épistolaire avec bon nombre d’artistes et poètes de tous horizons, il pâtissait du manque de contacts réels. Je ne crois pas qu’il regrettait la France, mais qu’il se morfondait tout simplement dans ce trou perdu de l’état de New York. Il souffrait avant tout de ne plus pouvoir fréquenter les lieux, ni les personnes, qui avaient le plus compté dans les meilleures années de sa vie : Paris, Londres, New York ou San Francisco. Tout cela lui manquait énormément.
La première fois que je suis allé les voir à Norwich, je suis resté seulement une journée. J’avais loué une bagnole à Manhattan et devais la rendre le lendemain matin. Je suis arrivé chez eux vers 15 h et les ai quittés vers 1 h du mat pour faire le trajet de retour dans la nuit. On avait pas mal picolé toute la journée avec Claude et j’étais pas trop clair pour me taper les 400 bornes jusqu’à la Grosse Pomme. Je suis juste arrivé à l’aube pour rendre la Chevy à l’agence de location. J’étais carrément HS, mais sacrément heureux de ma virée !
Lors de ma deuxième visite, j’ai séjourné quelques jours à New York puis j’ai rejoint Albany pour descendre ensuite à Norwich. On a passé une petite semaine ensemble. Je pieutais dans un motel à la sortie de la ville et me pointais chez eux tous les jours vers 10 h du mat, pour retourner au Super 8 Motel vers minuit. Claude ne pouvait pratiquement plus marcher. On restait assis dans la cuisine ou dans le salon toute la journée, à picoler et délirer sur toutes sortes de sujets et gens de notre connaissance. On se bidonnait comme des mômes dissipés et je crois que c’était une chouette évasion pour Claude de pouvoir déconner de la sorte.
Lorsque je suis retourné à Norwich à l’été 2002, Mary était seule à la maison. Claude avait déserté le foyer pour établir ses quartiers au cimetière catho de la ville, où j’ai été le saluer dès mon arrivée. J’avais vraiment pas le cœur à rire, mais n’ai quand même pas pu m’empêcher de dérider lorsque j’ai découvert le blaze de son plus proche voisin de sépulture : Piccolo, qu’il s’appelait ce défunt. J’imaginais le pauvre mec se faisant chambrer à longueur de jours et de nuits par un Claude hilare et gouailleur. Cette pensée me permit d’éviter de me répandre en chialeries tartes sur sa stèle dressée au milieu du gazon. Ça tombait bien, car j’suis sûr qu’il n’aurait pas aimé m’entendre chougner comme une madeleine.


Bruno Sourdin : Revenons à ton parcours. As-tu un souvenir précis de tes débuts en poésie ?

Alain Jégou : C’est Guy Benoît qui m’a permis de publier en revue pour la première fois. C’était en 1972, je crois. Il dirigeait la revue « Périmètre », publiée par Millas Martin. J’avais adressé un manuscrit à Millas Martin pour le prix François-Villon, un long poème sur Artaud. Vivisection, ça s’appelait. Tout un programme ! C’était ma période « méchante déglingue ». Faut dire que je venais tout juste de débarquer de Papeete et Mururoa quand j’ai écrit ça. Guy a aimé ce texte et m’a demandé si j’acceptais qu’il en publie un extrait dans « Périmètre ». Bien sûr, j’ai accepté illico. Puis, comme je n’avais pas remporté le prix, Millas Martin m’a proposé de publier le recueil, moyennant une petite participation financière, pas grand-chose. Ça se faisait beaucoup à l’époque et je connais pas mal de poètes, aujourd’hui fort connus, qui ont aussi accepté de cracher au bassinet pour voir leurs poèmes imprimés et leur nom en majuscules sur une couverture de bouquin. Un premier recueil, c’est comme un premier amour, une première expérience sexuelle, le truc qui te reste gravé en tripes et en tête jusqu’à la fin de tes jours. Tu penses si je m’en souviens de cette première publication !
Ensuite, ça a été très vite, par l’intermédiaire de Guy Benoît et grâce à ce premier recueil, j’ai connu une flopée de poètes, comme Marc Villard, Jean-Pierre Begot, Pierre Drachline, Ghislain Ripault, Didier Arnaudet, Francis Leroy, Patrice Delbourg, Jean-Marie Gibbal, Jean-Marie Flémal, Gaston Criel, Bernard Froidefond, José Galdo, et bien d’autres… Tous ces mecs faisaient aussi dans l’édition. Ça foisonnait, les revues et petites publications de poésie au début des années 70, souvent bidouillées à la ronéo ou à la photocopieuse. Toutes profitaient des pages d’annonces de la grande frangine « Actuel » pour se faire connaître et dégoter leurs abonnés. Magnifique époque !

 
"Vivisection", José Millas-Martin éditeur, 1973


Bruno Sourdin : Je me souviens très bien de Vivisection, ce recueil mythique qu’on trouvait dans les librairies alternatives de Paris : à Actualités, rue Dauphine, où on dégotait aussi tous les Zap comics et les revues underground du monde entier, et aussi à Parallèles dans ce quartier des Halles qui n’allait pas tarder à devenir un énorme chantier. C’était vraiment l’époque de toutes les utopies ! Mais c’était quoi au juste ta période « méchante déglingue » ?

Alain Jégou : J’ignorais que Vivisection fut un recueil mythique… Millas-Martin ne m’ayant jamais tenu au courant de la vie du bouquin, j’ai toujours cru qu’il n’avait touché qu’une infime minorité de lecteurs, quelques losers comme moi qui se retrouvaient dans ce flux déjanté. Ça me laisse tout baba ce que tu me dis là ! « Un recueil mythique » ! Ah, la vache ! Si j’avais su ça, ça m’aurait été sacrément utile pour séduire certaines jeunes pétroleuses, particulièrement sensibles aux poètes à fiole de carême et renommée montante. Dommage que je ne l’apprenne qu’aujourd’hui !
La « méchante déglingue », c’est ce que j’ai vécu à mon retour de Polynésie. Je savais plus trop bien qui j’étais, où j’allais, le genre de trip qui m’attendait, alors je cherchais toutes sortes d’échappatoires pour éviter de regarder mon avenir en face. Nous étions pas mal de jeunes mecs dans ce cas-là, d’ex-mômes idéalistes qui s’étaient fait gruger, chourer leur beau rêve révolutionnaire, entubés jusqu’à l’os, sévèrement déçus et écœurés, sacqués par un pouvoir qui se vengeait du fantastique boxon qui avait bien failli faire exploser la République en 68. Les pires de nos aînés avaient repris nos destinés en mains. Les flics et les généraux de Pompidou avaient reçu l’ordre de nous mater, d’extraire de nos jeunes ciboulots toutes ces mauvaises pensées qui avaient mis leurs précieux principes et autorité en péril, et ils s’y employaient avec une belle ardeur.
Quelques mois après mon retour en Bretagne, après des semaines de dérives merdiques, j’ai migré vers la Suisse. Pourquoi la Suisse ? Tout simplement parce que j’avais un pote là-bas, marié à une Lilou de Lausanne, qui m’avait proposé de venir les rejoindre. C’était sympa de vivre à plusieurs sous le même toit, même à Lausanne, dans cette cité de trouducs helvétocs, persuadés de leur supériorité ethnique, et imbus de leur réussite économique. Je fricotais alors avec une copine lorientaise que j’avais kidnappée à un garagiste parigot, marié et père de famille, qui l’hébergeait, à l’insu de son épouse, dans un petit appart minable en échange de quelques câlineries furtives.
Arrivés en Suisse, après moult emmerdes à la frontière, car ma mie était encore mineure, nous avons posé nos fluettes valoches rue du Reposoir, tout près du lac, dans un quartier tout ce qu’il y avait de plus peinard. Mon pote nous a recueillis dans l’appart qu’il occupait avec sa femme et son môme. J’ai rapidement dégoté un boulot de manœuvre dans le bâtiment, travailleur émigré, non déclaré. J’étais pas bégueule et prêt à accepter n’importe quel travail pour assurer notre survie. Tous les matins, je prenais le bus pour aller sur le chantier, un véritable palace appartenant à un armateur grec, tout proche de la résidence de Simenon. Ça me faisait tout drôle de me retrouver dans la peau d’un travailleur émigré. Levis, pataugas et parka, couvert de plâtre, ciment et poussière de gravats, lorsque j’entrais dans le bus, je percevais le changement d’attitude et les regards hostiles. J’avais le look ad hoc pour faire grimacer de dégoût les mémés et comptables du cru. Et je peux t’affirmer qu’ils ne s’en privaient pas, ces enfoirés ! Avec mes cheveux longs et ma dégaine de forban breton, même blondinet aux yeux bleus, j’étais catalogué d’office, répertorié dans la caste des moins que rien.
Mon amie avait trouvé une place d’aide infirmière dans un hosto de Lausanne. Elle poussait les chariots, lessivait les piaules et vidait les urinoirs. On marnait juste pour se nourrir et acheter l’essentiel, c’est-à-dire les clopes, quelques bouquins et le fendant (un pinard suisse) bas de gamme. C’était pas franchement le pied, mais on se sentait quand même bien ensemble, jusqu’au jour où on s’est fait lourder de l’appart par la belle-sœur de mon pote qui en était la propriétaire. Alors on a erré de piaules d’hôtels en squats miteux et on a fini par se séparer. La mistoufle arrive toujours à bout des belles passions et sincères sentiments. Elle est rentrée en Bretagne et moi je suis resté encore quelques semaines, à bosser sur le chantier le jour et écrire des poèmes la nuit. C’est ainsi que j’ai composé ce long texte dédié au Momo. Lessivé et cruellement déprimé, j’avais le bon beat pour écrire ce genre de poésie.


Bruno Sourdin : Dans Vivisection, tu as une perception très physique et émotionnelle des mots. Ton style est à la fois simple, direct et totalement déjanté, entre le cut-up et l’écriture automatique. Comment t’est venue cette écriture ?

Alain Jégou : La poésie, c’est de l’émotion pure et dure, tout un fatras de sentiments qui te remontent de la tripe, t’envahissent et te lâchent plus, ne te laissent aucun moment de répit tant que tu n’es pas parvenu à les étaler sur ta feuille de papier. Du sang, du foutre, de la sueur et des larmes, tout ce flux furibard de toi que tu ne maîtrises pas, ce bouillonnement intérieur qui fait vibrer et morfler ton cœur d’humain ordinaire. Un foutu programme pour un furieux tempo que tu t’efforces de retranscrire avec tes mots. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ce texte et tous ceux qui ont suivi : vider mon sac à émotions en m’efforçant de trouver les tonalités et vocables appropriés.
Je pense que mes lectures de L’ombilic des limbes et du Pèse-Nerfs d’Artaud, ainsi que celles de Jukeboxes et Tatouages mentholés et cartouches d’aube de Claude, ont été pour beaucoup dans cette façon de déballer débraillé. Sans oublier les longues heures d’écoute des enregistrements de Thelonious Monk, Charlie Parker, Miles Davis, Chet Baker… ou de Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Bob Dylan, Frank Zappa et bien d’autres. L’écriture s’est faite au fil des expériences, mais aussi des connivences et partages essentiels. Ce « style simple, direct et totalement déjanté », s’est imposé tout naturellement, sans doute en réaction contre tous les discours et ouvrages gonflants imposés à mon jeune ciboulot en pleine ébullition, mais surtout pour affirmer, revendiquer mes aspirations et affinités, avec la même force que mes rejets et exaspérations.


Bruno Sourdin : Vivisection est un recueil hanté par l’idée de folie et singulièrement par la figure d’Antonin Artaud, « le suicidé de la société ». D’où venaient cette vision de fureur et cette souffrance ?

Alain Jégou: J’étais vraiment mal dans ma peau quand j’ai écrit ce texte. Je dérivais, énervé, embringué au fil du courant naze qui ne convenait pas du tout à mes aspirations, prêt à péter les plombs. Je me retrouvais dans ce qu’avait écrit le Momo, Artaud Le Cri : « fureur… souffrance… », incandescence et refus, j’étais bouleversé. Vivisection, ce fut ma façon de cogner sur le billot, de brailler mon désarroi, ma rage et mon dépit, comme lui 25 ans plus tôt à la clinique d’Ivry. Un brin suicidaire, je me sentais en phase avec ce suicidé-là.



Bruno Sourdin : Où étais-tu, que faisais-tu en mai 68 ?

Alain Jégou : J’étais à Lorient en mai 68, loin de la grosse baston et des barricades. Y’avait pas d’université ici. C’était un peu chaud dans les lycées et les travailleurs des arsenaux commençaient à groumer. Moi je glandais et j’ai pas vraiment pris part au mouvement. J’avais pas attendu le mot d’ordre des gonzes de Nanterre pour ruer dans les brancards. Ça faisait déjà quelques années que je m’étais engouffré dans le flux libertaire. Les trotskos, les maos… j’avais franchement du mal à supporter. J’avais pas tort de me méfier. On a vu ce que ça a donné et ce que sont devenus ces révolutionnaires-là.
Par contre y’avait toute une bande de mecs des beaux-arts de Lorient, proches des Situationnistes, vers qui allait ma sympathie. Toute une équipe de joyeux drilles qui organisaient des manifs et débats dans différents lieux de la ville. C’était la grosse fiesta !
Tous les mômes se prenaient pour le Che, Fanon ou Lumumba. Et ils y croyaient à leur putain de révolution ! Et j’y ai cru aussi. Tous ces gniards, conçus dans la liesse de la Libération, allaient montrer à leurs parents de quoi ils étaient caps, qu’eux aussi avaient la fibre résistante (et pas de la dernière heure, la leur) foncièrement allergiques à toutes ces conneries de vie d’un autre âge que quelques généraux gâteux voulaient leur imposer. Ils allaient voir, les vioques, de quels idéaux ils se chauffaient !
Hormis le bel élan idéaliste, ce qui m’a le plus enthousiasmé dans cette révolution, c’est la façon dont les filles ont fait sauter le cadenas de leurs ceintures de chasteté, comme elles nous ont mis leur libido en pogne pour nous inviter à la faire exulter. Rien que pour ça, ça valait vraiment le coup de la faire, cette foutue révolution !


Bruno Sourdin : A la fin des sixties et au début des seventies, nous avons été des milliers à prendre la route. Tu as déjà parlé de ton expérience genevoise. Quels sont les autres lieux que tu as sillonnés en quête d’une vie nouvelle ?

Alain Jégou: Mon séjour en Suisse, c’était à Lausanne. Je me suis aussi trimbalé dans pas mal d’autres pays d’Europe du nord : Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Suède, Norvège, Royaume-Uni. On était effectivement toute une flopée d’allumés qui traînions nos pataugas sur le bitume à cette époque-là. On se retrouvait sur le bord des routes, dans les halls de gares, dans les squats, et toutes sortes de planques plus ou moins louches. Y’avait une solidarité entre mecs (et mecquesses) de la route. On se filait des plans, des adresses… On partageait fastoche : de la bouffe, du shit, quelques pièces de monnaie… C’était plutôt sympa tout ça.


Bruno Sourdin : Regrettes-tu les années 60 ?

Alain Jégou : Oui, je regrette surtout le formidable élan rénovateur, toutes les idées subversives et fantasques qui foisonnaient en ces années-là. Je regrette les idéaux aujourd’hui disparus, le fort sentiment que nous avions de pouvoir changer le monde. Je regrette la belle utopie, trop vite galvaudée, salopée, écrabouillée, par le pouvoir du fric et les ambitions personnelles. Je regrette qu’on ne soit pas parvenus à poursuivre notre rêve, qu’on ait aussi vite replongé dans la nuit et la froideur de sentiments, après avoir connu tant de luminosité et de chaleur humaine. Voilà tout ce que je regrette de ces années-là, et puis un peu de ma jeunesse aussi bien sûr. Foutue nostalgie !







Bruno Sourdin : Quand as-tu décidé de revenir en Bretagne au pays natal et comment es-tu devenu patron-pêcheur ?

Alain Jégou : Le séjour en Suisse fut ma dernière expérience hors du Breizhland. Les autres vadrouilles, c’était avant, entre 17 et 21 ans, par épisodes plus ou moins longs, selon l’humeur et la saison. C’est quand même plus sympa de voyager, dans les conditions farfelues qu’étaient les nôtres, aux beaux jours plutôt qu’en hiver, surtout dans les pays nordiques.
A Lausanne, malgré quelques rencontres de zozos du cru sympathiquement barrés, la présence de mon pote Roger et de sa Suissesse de Lilou, il m’a suffi de quelques semaines pour avoir ma dose de cet univers aseptisé, coincé et gonflant. Cet univers-là n’était vraiment pas fait pour moi. Alors, ne sachant trop où aller, je suis revenu au pays pour m’aérer l’esprit aux bons vieux vents du large, retrouver mes marques auprès de mon cher océan, ma vision et mes belles sauvages sensations. J’avais rien connu de mieux ailleurs, finalement.
De retour au bercail, j’ai mis un peu de temps avant de trouver ma voie, quelques années à me disperser en de multiples activités avant de céder à l’appel du large. Ça n’est qu’en 1976 que j’ai signé pour mon premier embarquement, en octobre 76 exactement. C’était à Doëlan, quartier maritime de Concarneau, sur un caseyeur de 13 mètres. On était cinq à bord. On levait entre 600 et 700 casiers tous les jours au large des îles Glénan. Je m’en souviendrai toute ma vie de ce foutu mois d’octobre 1976, il faisait un temps dégueulasse, coup de vent sur coup de vent, le pire qui puisse arriver à un matelot débutant. J’ai sacrément morflé, mais j’ai tenu bon, parce que je voulais faire ça, me prouver que j’étais cap de le faire, et que j’aimais ça, me colleter avec cette somptueuse fureur océanique, j’avais rien connu de plus exaltant. Ça peut paraître curieux, incongru, inconcevable de vouloir faire un tel boulot, d’accepter de trimer dans de telles conditions, avec tous les risques que ça comporte. Oui, sûrement que ça l’est et que nous passons pour de sacrés barjots pour la majorité des gens, mais nul ne sait comme cette vie peut-être passionnante s’il ne l’a vécue.


Bruno Sourdin : Au bout du compte, ce n’est ni dans l’errance ni dans l’exil que tu as trouvé le trip salvateur mais plutôt en allant respirer l’air du large au bout de ton jardin ? Stevenson avait raison : « Le Dehors guérit. »

Alain Jégou : Oui, il a suffi de tourner le dos aux nuisances continentales, de revenir m’aérer les bronches et l’esprit au bon air d’ici pour trouver « le trip salvateur ». Profondément allergique aux bruits et fureurs des cités carnassières, il devenait impératif pour ma survie de m’esbigner au plus vite, aussi de m’investir à fond sur un rafiot. Rien de tel qu’un shoot d’océan pour te redonner goût à la vie. Sans ce choix du large, je pense que ça se serait très vite et très mal fini, comme ça s’est passé pour beaucoup de mes amis de l’époque. Stevenson avait effectivement raison, moi aussi le Dehors m’a guéri.


Bruno Sourdin : Comment devient-on marin-pêcheur ?

Alain Jégou : La façon la plus courante, c’est d’être né dans une famille où l’on est marin-pêcheur de père en fils. Tu vas en mer l’été, pendant les vacances, avec ton vieux ou quelque autre membre de la famille, pour t’amariner, puis tu fais l’école de pêche où l’on t’apprend tous les rudiments du métier, avant de t’envoyer faire ton apprentissage à la mer sur les chalutiers du large ou les côtiers. C’est ainsi que l’on devient marin-pêcheur lorsqu’on est issu de la tribu. Ce qui n’était, bien sûr, pas mon cas. En 1976, on était une infime minorité de matelots à la pêche dont les parents n’avaient rien à voir avec la profession. T’étais considéré comme un curieux zozo, d’abord par les terriens qui ne comprenaient pas que tu veuilles faire ce boulot de barge, et puis pareillement par les marins de père en fils qui se demandaient qu’est-ce que tu venais foutre dans leur univers. Fallait te montrer à la hauteur, prouver de quoi tu étais capable, pour te faire accepter. La pêche, c’est pas qu’une profession, c’est aussi une façon de vivre, d’éprouver et de se comporter, un fort sentiment d’appartenance à un monde hors du commun. C’est un rude boulot et une fierté pour ceux qui l’exercent. Si t’éprouves pas ça, même si ton père et ceux qui l’ont précédé l’ont exercé avant toi, tu ne peux pas faire de vieux os dans ce métier.


Bruno Sourdin : Quel type de pêche as-tu pratiqué en 28 ans de navigation et dans quelles zones ?

Alain Jégou : Casiers puis filets. J’ai commencé par les casiers, à Doëlan, comme matelot, puis j’ai continué lorsque j’ai acheté mon premier bateau, le « Skrilh Mor » (« Grillon de la mer » en breton, ou langouste), en 1978. Puis, comme bon nombre de caseyeurs bretons, j’ai opté pour la pêche aux filets, ciblant le poisson, lorsque les pêcheurs anglais se sont mis à pêcher le tourteau pour l’exportation et à inonder le marché français. Nous n’étions plus compétitifs, alors nous avons dû changer de type de pêche. Avec le « Skrilh Mor », j’avais déjà diminué le nombre de mes casiers pour augmenter petit à petit celui des filets, d’abord les grands maillages à lottes, raies, turbots, puis ceux à lieus jaunes, merlus, juliennes. Mais le bateau n’était pas adapté pour ce type de pêche, alors j’ai décidé de faire construire l’« Ikaria », le faisant aménager et équiper à mon idée, avec l’accord et la complicité du directeur du chantier de La Presqu’île, au Croisic. C’était en 1986.
L’« Ikaria », comme le « Skrilh Mor » avant lui, était armé à la petite pêche et nous fréquentions essentiellement les zones côtières de Bretagne Sud, des îles Glénan au sud de Belle-Ile. Nous faisions la journée, durant la majeure partie de l’année, départ à 3 h du matin et retour vers 15 ou 16 h, 6 jours sur 7, et partions pour la semaine durant les mois d’avril-mai dans le sud de Belle-Ile, 7 heures de route de notre port d’attache, pour pêcher le rouget barbet, départ le dimanche soir et retour dans la nuit du vendredi au samedi. Nous avions une cale réfrigérée à bord et pouvions stocker jusqu’à 2 tonnes de poisson, mais nous venions débarquer la pêche en milieu de semaine à Lorient ou Quiberon pour assurer la qualité du poisson. Nous quittions la zone de pêche dans l’après-midi du mardi pour faire l’aller-retour dans la nuit et arriver sur zone le mercredi à la pointe du jour pour remettre en pêche : 14 heures de route. Beaucoup de boulot et peu de repos durant ces campagnes de rouget. Il m’est arrivé de ne dormir qu’une petite quinzaine d’heures sur 5 jours. C’était vraiment lessivant, mais la saison du rouget durait peu de temps, alors il ne fallait surtout pas la rater. Avec les pêches de soles en janvier, février, mars, c’était une part importante de notre chiffre d’affaires de l’année.


Bruno Sourdin : Le métier de marin-pêcheur est devenu extrêmement compliqué, pour des raisons de quotas de pêche, de directives communautaires, de prix du gas-oil inabordable… Aujourd’hui, est-ce qu’un jeune peut encore se lancer dans ce métier comme tu l’as fait il y a 30 ans ?

Alain Jégou : Oui, c’est devenu vraiment compliqué et il faut être sacrément motivé pour se lancer dans le métier actuellement. Mais il y a encore possibilité de s’éclater et de gagner sa vie sur l’océan. Il faut être suffisamment passionné et passer outre tous les problèmes pour vivre sa passion, c’est ce que font certains jeunes aujourd’hui, comme je l’ai fait il y a trente ans, car ça n’était pas simple non plus à l’époque, ça ne l’a jamais été à aucune époque, pour aucune génération, dans ce métier.
Le problème majeur aujourd’hui est celui du carburant qui ne cesse d’augmenter. Pour les chalutiers, c’est vraiment dramatique. Par contre, pour les ligneurs, fileyeurs ou caseyeurs, ça l’est moins, car ils ne consomment vraiment que durant le temps de route, lorsqu’ils se rendent sur leur zone de pêche. Lorsqu’ils relèvent leur matériel, le moteur tourne au ralenti. Leur consommation est donc bien moindre que celle des chalutiers qui, pour tirer leur engin de pêche, ont besoin d’une forte puissance motrice. Quelques solutions sont à l’étude, comme un allégement du train de pêche : réduction du diamètre des câbles, du poids des panneaux, du fil du chalut, etc. Mais ces améliorations ne permettent d’effectuer que quelques économies bien dérisoires. Tant qu’il y aura besoin de gas-oil pour tracter les chaluts et que le prix du baril continuera d’augmenter d’aussi vertigineuse façon, je ne vois pas comment vont pouvoir s’en sortir les chalutiers. Et ce ne sont pas les promesses en l’air d’un président agité, pas plus que les cataplasmes ridicules, comme un allégement provisoire de charges ou une taxe sur le prix du poisson payée par le consommateur, proposés par son ministre, qui vont régler le problème.
La ressource, les quotas, si c’était bien géré par des gens compétents, en bonne concertation avec les pêcheurs, ça ne serait pas un problème, bien au contraire, mais hélas…




Bruno Sourdin : En octobre 1998, la revue « Travers » publie Ikaria LO 686 070, un titre qui peut paraître étrange mais qui est tout simplement le nom de ton bateau et son numéro d’immatriculation au quartier maritime de Lorient. Dans ce livre, tu racontes la vie quotidienne sur tes lieux de pêche en Bretagne. C’est un livre unique, qui parle de la mer comme personne n’en avait parlé, un livre qui dégage une grande force et, à mon avis, qui restera comme un classique. Comment est né ce superbe projet ?

Alain Jégou : C’est Philippe Marchal, l’animateur de la revue « Travers », avec qui j’étais en relation depuis déjà une petite dizaine d’années, qui m’a proposé de me consacrer un numéro complet, comme il l’avait déjà fait avec d’autres poètes, comme Jacques Josse, Serge Pey, Jules Mougin ou Vodaine. Il souhaitait publier une soixantaine de pages de textes inédits, accompagnés de quelques interventions d’amis poètes et des repros de pastels de mon vieux pote Georges Le Bayon. Comme il me laissait entièrement libre du choix des textes et du thème abordé, je me suis dit que ça pourrait être l’occasion de raconter quelques moments de vie en mer, faire partager certaines aventures et émotions âprement vécues. J’avais déjà écrit quelques poèmes évoquant tout cela, mais jamais un recueil traitant uniquement de ce sujet.
J’ai fait le choix de la prose, tout en travaillant teigneusement la langue, comme en poésie, pour trouver le bon rythme, retransmettre le swing de l’océan. Je ne sais pas si ce livre restera, mais il continue sa route depuis voilà dix ans, puisque le numéro de « Travers » ayant été rapidement épuisé, il a fait l’objet de deux rééditions depuis, l’une chez Blanc Silex en 2004 et l’autre chez Apogée (augmenté de Passe Ouest) en 2007.
Une fois les textes écrits, c’est Philippe qui a tout organisé : le choix des caractères, la mise en pages… Et pour effectuer les dernières corrections, faire le choix des pastels pour le cahier central, je suis allé chez lui à Fougerolles, en Haute-Saône, en compagnie de Georges. Moments inoubliables de partage et d’amitié. Sans doute que cette belle et forte complicité y est pour beaucoup dans le succès et la durée de ce livre.


Bruno Sourdin : Entrons dans ton univers salé. Chaque texte du recueil prend le nom d’une zone de pêche. Le deuxième s’appelle « Coursive du suet » et commence ainsi : « Je hume les odeurs du large, m’imprègne de l’air vif et frisquet qui m’envape délicieusement les neurones. » Être en mer, pour toi, c’est d’abord une jouissance ?

Alain Jégou : Oui, tout à fait. C’est particulièrement jouissif de se sentir en harmonie avec les éléments, loin de toutes les mesquineries et turpitudes auxquelles on est confronté à terre. C’est la totale évasion, le trip absolu. Et puis il y a un formidable rapport charnel avec la mer. Même s’il y a la coque du rafiot entre elle et toi, tu la sens qui vibre, bouge, ondule, tressaille… en permanence sous toi, telle une femme avec qui tu ferais l’amour. A la différence qu’elle serait plutôt mante religieuse que femme aimante, la mer, cap de te becter une fois la petite affaire terminée. Elle est comme ça. Elle sait se montrer docile, câline, voluptueuse à souhait, puis virer chieuse, hargneuse, dangereuse, sans que tu aies fait quoi que ce soit pour la mettre en de tels états. Les rapports sont souvent compliqués avec elle et tout son attirail atmosphérique, mais on peut aisément lui pardonner, passer outre toutes ses sautes d’humeur, lorsqu’on est franchement mordu. A la vie, à la mort. Même lorsqu’on a posé définitivement son sac à terre, qu’on a cessé de lui caresser quotidiennement la croupe, le désir est toujours là et on ne peut mater ses formes, humer ses fragrances iodées, sans en être tout tourneboulé.


Bruno Sourdin : Une deuxième raison, je pense, te pousse à prendre le large, c’est le désir de laisser derrière toi le monde aliénant des villes, de fuir ce cauchemar climatisé, pour te retrouver « là où les cloportes n’ont aucune chance de survie », comme tu l’écris. Partir en mer c’est faire un pas vers un autre monde mais c’est peut-être aussi, pour toi, une façon de défier le système ?

Alain Jégou : Sans doute une façon de défier le système en lui tournant le dos, en affirmant par ce geste qu’il y a une vie possible ailleurs qu’entre ses rets étrangleurs et principes aliénants. Être marin, c’est faire le choix du danger mais aussi d’une certaine forme de liberté. Prendre le large n’est pas une fuite, mais une façon d’aller chercher ailleurs, dans la solitude de l’immensité marine, de grands moments d’exaltation, de plénitude, impossibles à vivre sur terre. L’océan demeure un des rares espaces où l’homme puisse encore accomplir son rêve aventureux, se réaliser sans être sans cesse emmerdé par toutes sortes de rabat-joie au service de l’État.


Bruno Sourdin : En mer, la quiétude ne dure jamais très longtemps… Parmi les situations extrêmes auxquelles tu as été confronté, qu’est-ce qui a été le plus terrible à vivre ?

Alain Jégou : J’ai, à maintes reprises, dû faire face à quelques situations vraiment scabreuses, voire limites, comme cette fois où nous faisions route terre par mauvais temps avec tout le matériel à bord, 7 km de filets, plus les gueuses, orins, pavillons, rangés dans le parc arrière, et que nous avons pris une déferlante par le travers bâbord, qui a fait glisser tout le tas de filets sur tribord, faisant gîter et déstabilisant dangereusement le navire. Fort heureusement pour nous, je suis parvenu à le remettre bout à la lame tandis que l’équipage s’efforçait de rééquilibrer la charge sur le pont. Une manœuvre délicate qu’il faut effectuer en quelques secondes pour éviter le pire. Une deuxième déferlante prise dans cette position et c’était le chavirement assuré. Avoir le bon réflexe au bon moment, c’est le genre de chose qui te permet de rester en vie dans ce métier.
Les situations extrêmes sont monnaie courante à la mer et on sait gérer ça. Bien sûr, les accidents sont fréquents, et y’a malheureusement des marins qui y laissent leur peau chaque hiver, mais ça fait partie des risques acceptés. Si t’as les foies, tu ne fais pas ce métier. J’ai souvent été en colère contre les conditions qu’il m’a fallu affronter, vraiment énervé contre toutes les entourloupes et tracasseries subies, voire un brin découragé lorsque tout allait de travers, mais je n’ai jamais eu peur de l’océan, même dans les pires moments. Si tu es marin, tu ne peux pas avoir peur ni te laisser impressionner par la fureur des éléments, parce que tu ne serais plus bon à rien, incapable de faire face et d’avoir le bon réflexe au moment décisif.
Naviguer par gros temps, c’est toujours pénible et éprouvant, mais le pire qui puisse arriver dans ces sales conditions, c’est l’incident mécanique. Lorsque le moteur décide de se foutre en grève, le bateau est livré aux seuls éléments et tu ne peux plus rien maîtriser. La galère absolue ! Si tu ne peux pas réparer la panne, ta seule planche de salut, ce sont les copains, à condition que l’un d’entre eux parvienne à te rejoindre à temps pour te passer la remorque et vous ramener à terre, ton bateau, ton équipage et toi, avant que la mer ne vous becte tout crus. Ça nous est arrivé une fois, en panne de barre, dans un endroit particulièrement hostile puisque nous n’étions qu’à environ un demi-mille des falaises de l’île de Groix et que les vents nous poussaient vers la roche. Sans l’arrivée rapide d’un confrère qui était en pêche dans la zone, nous aurions été fatalement drossés à la côte.


Bruno Sourdin : « Tous les marins ont un noyé dans le cœur », écris-tu dans Ikaria. Tu expliques bien comment on perçoit fortement la présence de naufragés qui vous accompagnent « toujours et partout ». Ce qui ne t’empêche pas d’ailleurs d’affirmer que la mort ne t’effraie pas : « Nous sommes deux vieilles connaissances, elle et moi ». Comment vis-tu au quotidien cette présence de la mort à chaque instant ?

Alain Jégou : J’ai perdu une bonne vingtaine de copains en mer en 28 ans de carrière, des mecs que je connaissais bien, avec qui j’avais fraternisé et souvent discuté. Il y a un certain sentiment de fatalité qu’on acquiert très vite dans ce métier qui est, aux dires des statisticiens, le plus dangereux de tous. Il faut vivre avec le souvenir de ces naufragés-là, certains repêchés, d’autres jamais retrouvés, avec aussi l’idée qu’un jour ça pourrait être notre tour de « boire la lavure de notre fessier », comme disaient les anciens. La mort, la grande faucheuse drapée dans son suaire noir déboulant de la brume sur sa vieille barcasse, on la connaît bien, on la fréquente au quotidien, on connaît ses petites manies, y’a une espèce de deal entre elle et nous, on fait avec et on finit par l’oublier jusqu’au moment où elle réclame son tribut. C’est comme ça ! Qu’est-ce qu’on y peut ?
Je n’ai jamais eu de problème avec la mort, même avant que je fasse la pêche. C’est la disparition, la perte des êtres chers, qui me posent problème. Pour moi, je m’en fous ! Faudra bien que ça arrive un jour.


Bruno Sourdin : L’errance, la mer, la mort : autant de thèmes qui hantent l’imaginaire des écrivains de Bretagne… On peut dire que tu entretiens un sacré rapport affectif avec ta terre natale, pas vrai ?

Alain Jégou: Lorsqu’on est né sur ce vieux massif, à quelques pas de l’océan, on ne peut pas rester indifférent à ce bien étrange et fantastique univers qui nous entoure. Oui, l’errance, la mer, la mort, ces trois thèmes ont toujours accaparé l’imaginaire de nos écrivains de Bretagne, et aussi celui des populations de ce pays. De Tristan Corbière à Paol Keineg, d’Anatole Le Bras à Jacques Josse, de Yves Elléouët à Danielle Collobert… tous ont hérité et nourri leurs œuvres de ces sujets prégnants.
La mort est ici chez elle, plus que partout ailleurs sans doute. La mer et elle ont toujours fait bon ménage, et la campagne également. L’Ankou errant un jour sur sa barcasse au milieu du flot et l’autre sur sa charrette au cœur des bois et des champs, des scènes fortement ancrées dans l’imagerie populaire.
J’entretiens effectivement un profond rapport affectif avec ce pays qui m’a vu naître. L’errance, la mer, la mort, sont aussi des sujets qui m’ont toujours fasciné. Je pense qu’on ne peut y échapper lorsqu’on vit ici. J’ai lu récemment le journal d’un écrivain, une femme née à Brest en 1875 et morte à Lorient en 1918 : Marie Lenéru. J’ai retenu cette phrase d’elle, extraite d’une page écrite en 1899, alors qu’elle n’avait que 24 ans : « La mort ne vaut pas d’être une obsession. Elle est à sa place au bout de la vie ; ne l’en dérangeons pas. » C’est de cette façon, je crois, que nous devons composer avec la mort, ne pas l’occulter, mais ne pas en faire notre principal sujet de préoccupation non plus. Autre phrase, extraite du journal de Marie Lenéru, qui m’a particulièrement touché : « Ailleurs, les hommes sont enfouis ; il n’y a que près de la mer qu’on remonte à la surface. » C’est tellement vrai en ce qui me concerne.


Bruno Sourdin: Un chalutier de Loctudy (dans le Finistère), le Bugaled Breizh, a coulé en janvier 2004, entraînant dans son naufrage les cinq marins du bord. Ce drame a véritablement secoué la Bretagne. On a parlé d’un accrochage avec un sous-marin militaire… Qu’en penses-tu ?

Alain Jégou: Le Bugaled Breizh a coulé le 15 janvier 2004, précisément le jour où j’ai posé définitivement mon sac à terre. C’est toujours un drame que la perte d’un bateau de pêche et de son équipage. Dans la majorité des cas, les naufrages surviennent lors de tempêtes, d’avaries mécaniques, de croches du chalut sur le fond ou d’erreurs de navigation souvent dues à la fatigue. En ce qui concerne le Bugaled, on ne peut évoquer aucune de ces raisons. Les conditions météo n’étaient pas mauvaises (20 à 25 nœuds de vent), la mer légèrement houleuse et parfaitement maniable pour un bateau de cette taille, la mécanique en très bon état et la zone de pêche sans risque particulier. Toutes les hypothèses ont été évoquées par les autorités et propagées par les médias, comme l’abordage par un cargo (fantôme) ou une vague scélérate, une voie d’eau, la croche du chalut sur une butte de sable, et bien d’autres toutes aussi farfelues les unes que les autres. De l’avis de tous les professionnels de la pêche, aucune de ces suppositions ne peut être la cause du naufrage du Bugaled Breizh. La seule explication plausible, c’est la thèse du sous-marin, car il y avait des manœuvres de l’OTAN sur zone ce jour-là. Je suis aussi de cet avis, seul un sous-marin a pu entraîner le navire au fond de façon aussi soudaine et violente. Dès l’annonce du naufrage et des conditions dans lesquelles il s’était produit, rapportées par le patron de L’Eridan, cet autre chalutier bigouden en pêche non loin du Bugaled, aucune autre explication ne pouvait tenir la route.
La thèse du sous-marin, les autorités l’ont toujours écartée, occultant la présence des militaires sur zone pour courir après d’hypothétiques abordeurs qu’auraient fui lâchement à l’autre bout de la planète une fois leur forfait accompli. Planquées derrière leur foutu secret d’État, les autorités maritimes, soutenues par les responsables politiques en place, ont refusé toute implication possible d’un de leurs joujoux guerriers dans le naufrage du chalutier breton. Absolument scandaleux, cette façon de nier et de cacher la vérité aux familles des marins disparus ! Dégueulasse ! Voilà ce que je pense de cette affaire.
Pour m’être trouvé en pêche dans le sud de Belle-Ile lors de manœuvres de l’Otan, bien qu’il ne s’agissait pas de sous-marins mais de dragueurs de mines, je sais comment les militaires, imbus de leur puissance et de leur pouvoir, peuvent se comporter vis-à-vis des pêcheurs. L’océan est leur territoire et ils y règnent en maîtres absolus. Mandatés et couverts par la haute autorité, ils n’ont cure de respecter les zones qui leur sont assignées pour s’égayer comme bon leur semble, et tant pis pour celui qui se trouve sur leur chemin ! J’ai vécu cette désagréable expérience alors que je m’étais bien gardé de m’approcher des positions fournies par l’administration maritime. Nous étions plusieurs bateaux de Lorient en pêche dans le secteur, tous hors de la zone de manœuvres prévue, mais tous contraints à fuir devant la horde des guerriers excités. Rien à voir, sûrement, avec ce qui s’est passé pour le Bugaled, mais c’était juste une petite anecdote en passant pour dénoncer certains comportements abusifs qui pourraient avoir des conséquences fâcheuses, voire dramatiques, pour les inconscients « pêchous » qu’auraient l’impudence d’aller chercher pitance sur l’océan lors d’exercices guerriers orchestrés par l’Otan.


Bruno Sourdin: Quels sont les lieux de Bretagne où tu aimes particulièrement te balader ou te retrouver, seul ou avec des amis ?

Alain Jégou: J’aime beaucoup les îles, surtout Belle-Ile, celle que je connais le mieux. Hors la saison estivale, on peut y faire de longues balades sur la Côte Sauvage sans rencontrer âme qui vive. Seul face à l’océan, on peut le contempler et respirer à loisir. Du haut des falaises, le regard plongé dans l’horizon mouvant et le visage fouetté par les vents et l’écume, c’est une émotion d’une puissance exceptionnelle, une jouissance à nulle autre pareille.
Sur le continent, il existe aussi des lieux magiques. Moins sauvages que les îles, mais tout aussi fascinants, comme notre petit coin de Bretagne Sud. J’aime beaucoup marcher sur le rivage près de chez moi, entre Le Fort-Bloqué et le Pouldu, très tôt le matin, lorsqu’il n’y a personne d’autre que les oiseaux de mer et quelques lapins qui batifolent sur la dune. C’est un moment privilégié que j’apprécie particulièrement.


Bruno Sourdin: Tu aimes passionnément la Bretagne, mais tu n’es pas non plus toujours tendre avec elle. Dans un poème, tu parles d’un pays « engoncé dans sa triste réalité ». Tu n’hésites pas non plus à écrire : « Le renouveau celtique me barbe ». C’est quoi le problème ?

Alain Jégou: J’aime passionnément la terre et la mer de Bretagne. Ce sont certains humains qui y vivent et ce qu’ils font, ou veulent faire de ce pays qui me foutent en rogne parfois. Principalement ceux qui brandissent certains slogans nationalistes à la con ! Il faut faire vachement gaffe avec ces idées-là et les gonzes qui les véhiculent. A part ça, tout va bien et je n’ai pas d’ire particulière envers la majorité de mes concitoyens, hormis quelques bourges et curetons incurables, mais je pense qu’il en existe partout de ces zumanoïdes aux convictions imbitables.
Ouais, la « celtitude », tu trouves pas ça un peu ridicule, toi ? Moi, si ! Tous ces gugusses qui se revendiquent issus des Celtes et en tirent une certaine fierté malsaine, c’est vraiment naze ! Pourquoi pas se prétendre fils de Huns, de Visigoths, d’Ostrogoths ou d’autres peuplades nomades qu’ont ratissé l’Europe en ces périodes fort reculées de notre histoire humaine ? Trop barbares sans doute, ces ancêtres-là. Les Celtes, un peuple éclairé et culturé, c’est quand même plus classe qu’une horde de va-nu-pieds abrutis et sanguinaires !
Ce qui m’emmerde aussi dans tout ça, c’est l’exploitation qui en est faite, le business florissant autour de cette pseudo culture celtique. Le truc bien torché empaqueté pour attirer le gogo vacancier. À chier !
En plus, pour certains fragiles du bulbe, ça rejoint un peu ce que je disais précédemment. Ici il s’agit de race, sous des abords culturels bon enfant, encore plus pernicieux et malsain ! Si t’es pas Celte, t’es une merde ! On a déjà entendu ce refrain scandé par des mecs qui défilaient bras levé pour saluer une certaine fierté aryenne. Gaffe, je te dis, faut faire gaffe !
Bon, à part ces niaiseries d’étiquetage, y’a quand même des choses intéressantes qui se font en Bretagne depuis quelques années, dans le domaine musical surtout. Des mecs comme Alan Stivell, Dan Ar Bras (même s’il s’est fourvoyé un moment dans cet Héritage des Celtes cradement commercial), Denez Prigent… et des femmes comme Kristen Noguez, Nolwenn Korbell, Annie Ebrel… ont donné un autre souffle à la musique traditionnelle. Et des écrivains, des réalisateurs, des couturiers, des peintres… tout un panel de créateurs, profondément inspirés par la matière de ce foutu pays, se sont aussi engouffrés dans ce renouveau culturel intéressant, lorsqu’ils ne se revendiquent pas, bien sûr, de cette celtitude bidon.
Pour résumer : j’aime la Bretagne ouverte sur le monde, cette pointe de granit avec sa truffe plantée dans le cul de l’océan, ses beautés sauvages et sa saine fierté, ses poètes, ses créateurs et ses aventuriers. Par contre, je déteste cette autre Bretagne trafiquée, dégradée, crétinisée, labellisée, accaparée par une poignée de trous du cul, théoriciens et rhéteurs fous, nostalgiques d’une époque fort heureusement révolue. Une Bretagne recroquevillée sur elle-même, allergique à toute forme d’accueil et de partage, c’est ça le problème.

 
                    Youenn Gwernig                        (Ouest-France)

Bruno Sourdin : On sait que Jack Kerouac est venu à Brest en 1965 pour tenter de retrouver les traces de ses racines bretonnes. Tu as toi-même consacré un chouette petit livre aux rapports de Ti-Jean et de la Bretagne. Et tu as bien connu le poète Youenn Gwernig qui avait été son ami à New York. Comme Ti-Jean, comme Youenn, tu n’oublies jamais, toi non plus, que tu es Breton ?

Alain Jégou : L’un de mes plus grands regrets est de ne pas avoir croisé le chemin de Kerouac lors de sa venue en Bretagne ! 1965, c’est en plus l’année où j’ai découvert Sur la route et l’existence de cet auteur amerloque dont le phrasé allait chambouler mon jeune cerveau et mettre définitivement au rencard toute la littérature aseptisée dont les bons maîtres nous avaient encombrés au fil des années. J’avais pris la beigne magistrale en lisant Rimbaud et Corbière, et Kerouac arrivait avec son beat déjanté pour achever le boulot entamé par ses deux aînés. Une telle rencontre à 17 ans, ça te marque pour le restant de tes jours.
Oui, le grand Youenn a eu cette chance de devenir pote avec Kerouac. Il a travaillé plusieurs années à New York et est allé voir Jack lorsqu’il habitait avec sa mère et sa femme Stella, à Hyannis, Massachusetts. Jack fut tout de suite séduit par ce grand gaillard de Breton. Il avait enfin trouvé quelqu’un avec qui parler de la « petite Bretagne », à qui poser toutes les questions qui lui taraudaient l’esprit depuis sa plus tendre enfance, depuis le jour où son père lui avait dit : « Ti Jean, n’oublie jamais que tu es Breton. » Jack était au trente-sixième dessous à l’époque où Youenn était venu le voir à Hyannis et cette rencontre fut certainement une balèze bouffée d’oxygène pour lui.
J’ai effectivement commis un court texte intitulé Jack Kerouac et la Bretagne, publié en 2002 par les éditions Blanc Silex, dans la superbe petite collection « Bretagne, terre écrite », que dirigeait Marc Le Gros. Certains m’ont, par médias interposés, fait le reproche de ne rien leur apprendre de nouveau sur Kerouac. Ça n’a jamais été mon ambition et je l’explique clairement au début du livre. Qu’est-ce qu’ils voulaient que je leur apprenne, ces cons ? Dis-moi un peu, toi qui connais son œuvre aussi bien que moi, qu’est-ce qu’on pourrait bien trouver de nouveau à dire sur Kerouac, après la flopée de bouquins qui lui ont été consacrés ?
Non, je n’oublie jamais que je suis né dans ce pays. J’en suis totalement imprégné et subjugué par ses multiples visages et comportements. À la différence de Kerouac, ça n’est pas un fantasme, une terre mythique, mais un lieu où je vis et ai toujours vécu, avec un égal bonheur. Je n’en tire pas fierté pour autant. Le hasard a voulu que je naisse ici et le hasard a bien fait les choses. C’est le lieu, l’espace, l’ambiance, les paysages, surtout ceux qui flirtent avec l’océan, qui me causent et fascinent tout particulièrement. Le politique, l’économique, l’historique, l’appartenance ethnique, je m’en fous et contrefous ! En Bretagne, c’est comme partout, t’as une majorité de locdus pour une minorité d’êtres passionnés et passionnants, y’a vraiment pas de quoi tirer fierté d’appartenir à cette population plus qu’à quelqu’autre. La Breizh touch, la celtitude, la bretonnitude… : foutaisitudes et tutti conneries, franchement hilarantes !

Jack Kerouac

Bruno Sourdin : J’imagine que le catholicisme affirmé de Jack Kerouac doit te paraître totalement insupportable et te faire flipper. Et pourtant, cela ne t’a jamais empêché de lire et relire ses bouquins et de l’admirer ?

Alain Jégou : Pas si insupportable ni flippant que ça, finalement. Bien que je ne sois pas sur la même longueur d’ondes que lui, puisque carrément réfractaire à tous délires cathos et autres balivernes religieuses, je ne peux cependant pas en vouloir à Jack Kerouac. Moins intolérant que la plupart des croyants-pratiquants, je peux même comprendre et accepter qu’il se soit fourvoyé là-dedans. Sachant que Jack a toujours été baigné dans ce courant de religiosité forcenée, qu’il a subi dès son plus jeune âge l’influence de sa bigote de mère. Et puis, ayant assisté, alors qu’il n’avait que 4 ans, à la maladie puis à la mort de son frère Gérard, considéré par tous comme un angelot de Dieu, on peut aisément saisir qu’il ait été marqué par cet événement et ait trouvé un semblant d’apaisement dans le discours rassurant des bons pères. Kerouac était un être d’une sensibilité exceptionnelle. Ça transparaît tout au long de son œuvre. Un être sensible et angoissé qui chercha un exutoire dans l’écriture, l’alcool et la religion. Même s’il s’est laissé un temps séduire par la philosophie bouddhiste, il ne s’est jamais pour autant détourné du catholicisme. Il avait besoin de cette bouée pour ne pas totalement sombrer dans les moments les plus douloureux de son existence. Comment lui en vouloir ?
« Tout le monde est devenu tellement méchant, tellement sinistre, tellement hypocrite, je n’arrive pas à le croire. Alors je me tourne vers la boisson comme un fou éperdu », confiait-il dans une lettre à son ami John Clellon Holmes. Vers la boisson et aussi vers la religion dans les pires moments, uniques échappatoires… Pauvre Ti Jean, tellement désemparé face à la méchanceté, à la haine et à l’hypocrisie, tellement paumé au cœur du big merdier humain !
C’est en lisant et relisant ses bouquins qu’on peut vraiment s’apercevoir comme Kerouac était aux antipodes de tout ce qu’il y a de plus malsain et détestable dans les religions, catholiques et autres. Je respecte la sincérité du croyant autant que j’abhorre les discours et comportements des zélateurs et des manipulateurs. Je respecte les convictions de Jack, car je les sais sincères, et ne me lasserai jamais de son magnifique et poignant flux verbal. C’est tout ce qui m’importe. Une page de Tristessa et plus rien ne subsiste des envolées mystiques qui auraient pu me faire flipper.


Bruno Sourdin : Ne quittons pas les États-Unis et parlons un peu de ta profonde sympathie et de ta fascination pour les Amérindiens. Le poète cheyenne Lance Henson est venu te rendre visite à Lorient et je crois que tu as organisé pour lui une sortie en mer à bord de l’Ikaria. Une sacrée rencontre…

Alain Jégou : Déjà quand j’étais môme, quand on jouait aux cow-boys et aux Indiens avec mes potes, je choisissais toujours le camp des « méchants sauvages ». J’avais dû déjà percevoir le courage et la fierté de ces peuples et l’infamie dont ils avaient été victimes.
La culture amérindienne m’a toujours fasciné. Leur rapport à la terre et aux éléments, leur profond respect pour la nature, leur détachement de toutes préoccupations matérialistes, leur mépris pour tous comportements vénaux et égoïstes, leur solidarité tribale, leurs mythes et légendes… Toutes ces choses tellement lointaines de nos histoires et cultures judéo-chrétiennes. Je me serais certainement senti plus à l’aise dans une telle société que dans celle où je suis né. Je parle de société, pas d’environnement, car comme je te l’ai dit précédemment, je suis vraiment heureux d’être né en Bretagne, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si j’étais né dans le désert d’Arizona ou dans les Rocheuses du Montana.
Lance est venu deux fois chez nous. La première fois en mars 1995 avec Manuel Van Thienen, son traducteur et ami, qui me l’a fait connaître. La deuxième fois, il est venu seul et nous avons fait une tournée de lectures en Bretagne ensemble. C’était en février 1998. Je me souviens qu’il faisait anormalement froid cet hiver-là et que nous avons sacrément caillé sur les routes du Centre Bretagne. Heureusement que le lambig, l’eau de feu bretonne, coulait abondamment dans nos veines et qu’il y avait les sourires des squaws du cru pour réchauffer nos cœurs. J’ai écrit un poème là-dessus, publié dans Qui contrôle la situation ?, à La Digitale.
Lance n’est pas venu en mer sur « l’Ikaria ». Les Affaires maritimes ne nous autorisent pas à embarquer des passagers en hiver. C’est trop dangereux. Il est cependant venu à bord dans le port. Il voulait voir comment c’était foutu un bateau de pêche breton. Il trouvait l’habitacle vachement exigu. Il s’est marré en visitant le poste d’équipage et m’a dit : « Lorsque je ne saurai plus où aller pour me planquer du FBI, je viendrais volontiers me réfugier sur ton bateau. Et si t’as des problèmes avec les fédéraux d’ici, je t’accueillerai dans mon tipi en Oklahoma, OK ? » « No problem, brother », que je lui ai répondu et on est allés siroter quelques bières bretonnes dans un des nombreux bistrots du port pour arroser notre nouveau traité.
Une autre fois, nous nous baladions sur le rivage. Les vents du large soufflaient fort depuis plusieurs jours et la mer était grosse. Lance avait du tabac et de petits cailloux d’Oklahoma dans une bourse qu’il portait autour du cou. À un moment, il s’est tourné face à l’océan, a déposé quelques brins de tabac dans l’eau et a jeté deux ou trois petits galets dans les vagues. Il a ensuite médité quelques minutes puis est venu vers moi et m’a dit : « J’ai parlé pour toi à l’Océan, brother. Demain tu pourras retourner en pêche en toute sérénité ». Ce fut un grand moment de partage et d’émotion.


Bruno Sourdin : Et que dire de ton voyage en territoire Navajo ?

Alain Jégou : J’étais en Arizona et au Nouveau-Mexique à l’été 1995. Le bateau était en carénage et je disposais d’une dizaine de jours de temps libre. J’en ai donc profité pour faire cette petite virée sur le Territoire de la Tortue (c’est ainsi que les « natives » appellent l’Amérique). Ce fut un chouette périple à travers le désert et les réserves. Débarqué à Phoenix, Arizona, j’ai loué une bagnole pour monter au Grand Canyon, puis j’ai mis le cap sur le Nouveau-Mexique, en passant par Flagstaff, Holbrook, Gallup (où j’ai fait un brin de chemin sur la mythique Road 66), Albuquerque, Santa Fe, Taos, Los Alamos, Las Cruces, El Paso, Tucson, et retour à Phoenix. Je raconte aussi tout ça dans un bouquin publié par La Digitale, Paroles de sable.
Tout ne s’est bien sûr pas passé comme je l’avais imaginé. Les voyages, ça ne se passe jamais comme on les prévoit et imagine, mis à part ceux organisés par les tour-opérateurs. J’avais quelques adresses de poètes amérindiens fournies par Manuel Van Thienen, leur traducteur pour la France, mais soit ils étaient absents lors de mon passage, soit je passais trop loin de chez eux pour les visiter. J’ai donc laissé tomber très vite mon carnet d’adresses et ai suivi mon bonhomme de chemin à l’instinct. Y’a tellement de lieux magiques et bouleversants dans le désert qu’il suffit de se laisser porter pour faire des découvertes et rencontres exceptionnelles. C’est ce que j’ai fait durant cette dizaine de jours.


 
Alain Jégou chez Claude Pélieu à Norwich, NC.

Bruno Sourdin : Je l’ai ressenti très fortement lorsque tu as raconté ta visite chez Claude Pélieu à Norwich, puis lorsque tu as évoqué cet épisode de jeunesse avec ton pote Roger à Lausanne, et maintenant lorsque tu parles de Lance le poète cheyenne : il y a, chez toi, un sentiment qui est plus fort que tout, c’est celui de l’amitié. On peut dire que, pour toi, l’amitié, c’est vraiment sacré.

Alain Jégou : Effectivement, la complicité, le partage sont essentiels dans ma vie. J’ai un impérieux besoin de connivences et ne conçois pas l’existence sans rapports humains privilégiés. La poésie m’a permis de ces rencontres exceptionnelles qui ont bouleversé ma vie et se sont prolongées bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Tout est tellement fugitif, factice, calculé ou faussé, aujourd’hui entre les êtres. Nous évoluons dans ce que d’aucuns appellent « le monde de la communication », un monde où les gens ne se parlent que par outils interposés, en langage codé, par SMS… SOS ? Étrange façon de communiquer, non ? Tellement dérisoire, triste et pitoyable ! Je me situe à des milles de ce monde-là. Et mes amis le sont aussi, puisque nous évoluons dans la même sphère réfractaire. C’est difficilement explicable comme ça naît l’amitié, d’une rencontre fortuite, un contact de hasard, et puis ça prend tournure fraternelle, se solidifie au fil du temps, pour devenir indestructible.
Je ne crois pas en « l’amour toujours ». Même les plus belles histoires finissent toujours en eau de boudin. Y’a un rapport de force en amour, des suspicions, des jalousies, des tiraillements, des conflits, qui laminent et finissent par flinguer le bel élan premier. Y’a toujours un des deux qui veut dominer, s’approprier l’autre. Séducteur/séductrice au départ, hypergonflant/gonflante à l’arrivée. C’est jamais comme ça en amitié. Pas de comptes à rendre, par d’ergotages ni de conflits à la noix. C’est du brut de sentiment, à prendre ou à laisser. Pas de concessions ni de compromis, puisqu’aucun intérêt en jeu. Quoi de plus chouette ?



Bruno Sourdin : Au rayon de l’amitié, je crois qu’il faut faire une place particulière à Georges Le Bayon : bien sûr parce que c’est un ami, mais aussi parce que c’est un peintre dont tu apprécies le travail. Comment parler de cette complicité ?

Alain Jégou : Avec Georges, c’est une longue histoire. Ça fait plus de 40 berges qu’on se connaît. J’avais 17 ans et lui 18 quand on s’est rencontrés pour la première fois. Il était élève à l’école des beaux-arts de Lorient et moi j’usais mes jeans sur les bancs du lycée. Le courant est tout de suite passé entre nous et on est devenus comme deux phalanges d’un même poing. On avait les mêmes idées, les mêmes révoltes, les mêmes goûts musicaux et littéraires, les mêmes enthousiasmes et colères. Il nous arrivait même de craquer pour les mêmes filles et de nous les partager sans gêne ni soucis d’aucune sorte. Nous étions volages à l’époque, et nos copines l’étaient autant que nous. Nous avions estourbi tous les tabous et acquis la liberté d’aimer et de jouir sans retenue. Il n’y avait rien de choquant pour les garçons de notre génération d’avoir plusieurs petites amies, ni pour les filles d’aimer plusieurs garçons à la fois. Ce qui peut paraître scandaleux et inacceptable pour d’aucuns ou d’aucunes aujourd’hui ne l’était absolument pas pour nous. C’était ainsi et nous trouvions tous ça terriblement salutaire et excitant.
En plus de notre relation amicale, nous avons eu ce privilège de pouvoir partager nos fringales et passions créatrices. Georges en peinture et moi en littérature, nous avons souvent associé nos émotions pour faire œuvres communes, que ça soit dans des livres ou lors d’expositions. Une forte complicité qui perdure et s’exprime avec toujours la même vigueur par-delà le temps et les événements qui ont jalonné nos deux vies.
Georges vit à Belle-Ile et peint essentiellement des paysages marins. Nous partageons un amour immodéré pour l’océan, ainsi que pour les ciels et rivages bretons, qui, dans ses peintures ou pastels, prennent souvent formes et tons particulièrement évocateurs et émoustillants. En plus de notre goût fort prononcé pour le bon vin, la bonne bouffe, et toutes les visions de petites beautés charnelles qui charment nos esprits, nous aimons pareillement les rencontres et échanges verbaux qui se prolongent fort tard dans la nuit, autour de grandes tablées, la voix, les yeux et le cœur tout chargés de poignants et somptueux sentiments. Nous avons tous deux le culte des amitiés sincères et de longue durée.


Bruno Sourdin : Dix ans après Ikaria, tu as rassemblé de nouveaux textes inspirés de tes années de pêche et de navigation. Le livre s’intitule Passe Ouest, du nom du chenal emprunté par les bateaux de pêche pour sortir du port de Lorient. On n’en finit donc jamais avec l’océan ?

Alain Jégou : Eh non ! C’est jamais fini ! On peut poser un jour son sac à terre et se croire rangé pour de bon des bateaux, mais de la mer, on ne peut jamais parvenir à se détacher définitivement, supposition faite qu’on en ait réellement envie, ce qui n’est absolument pas mon cas.
Oui, les textes de Passe Ouest et ceux d’Ikaria, LO 686 070 ont été écrits à dix ans d’intervalle. Je pense avoir résumé l’essentiel de ma carrière dans ces deux recueils. Je dis bien « résumé », car il reste encore tant de choses à dire. Peut-être l’objet d’un ou de plusieurs autres recueils à venir…


Bruno Sourdin : Avec Passe Ouest, tu as obtenu deux prix littéraires importants pour un écrivain breton, le prix Xavier-Grall et le prix Henri-Queffelec du festival Livre et mer de Concarneau en 2008. J’imagine que ces prix ont eu une résonance particulière pour toi. Est-ce que tu t’attendais à cette consécration ?

Alain Jégou : Je ne m’attendais pas du tout à recevoir ces prix, d’autant plus que je n’ai fait aucune démarche dans ce sens. Pour le prix Xavier-Grall, ce sont les organisateurs qui ont décidé de me l’attribuer pour « l’ensemble de mon œuvre » (fichtre ! ce sont aux auteurs défuntés, ou à ceux tout proches de le devenir, qu’on rend ce genre d’hommage, non ?). Quant au prix Henri-Queffélec du Festival Livre et Mer de Concarneau, c’est mon éditeur Apogée qui a proposé mon ouvrage à la sélection du jury, sans même penser de m’en avertir. J’ai appris par mon ami Marc Le Gros, dont le livre Marée basse avait également été retenu lors de la première sélection, que nous étions tous deux en compétition. Face à des auteurs comme Marc Le Gros, Edouard Glissant, Anna Enquist, Karin Huet, et quelques autres d’égal talent, je ne m’attendais vraiment pas à décrocher la timbale. J’en suis toujours pas revenu, du reste.
Même quand j’étais môme, à l’école, j’ai jamais été foutu de décrocher la moindre médaille. C’est la première fois de ma vie, à 60 balais, que je reçois un prix. Alors deux d’un coup, t’imagines la surprise ?
J’ai beau faire le mariolle, j’étais quand même très ému lors de la remise de ces deux prix, surtout pour le Xavier-Grall, car Françoise Grall et deux de ses filles étaient présentes lors de la cérémonie. Françoise ne sort plus beaucoup le soir et j’étais vraiment touché qu’elle ait accepté de se déplacer pour moi.


Bruno Sourdin : Quelle est aujourd’hui ta conception de la poésie ? Dirais-tu qu’elle a changé depuis l’époque de Vivisection ?

Alain Jégou : Ma conception de la poésie est restée la même depuis la publication de Vivisection. Seulement l’écriture s’est un peu transformée au fil du temps, des expériences et des bouleversements de la vie. Pas de fioritures ni de chichis, juste un phrasé brutal, âpre, une poésie exaltée et débraillée, fumasse et combative, une arme « chargée de futur » comme dirait Gabriel Celaya, c’est ça ma conception.
Aujourd’hui, ça ronronne et minaude du vocable dans la plupart des revues que je reçois. Le poétiquement correct, j’adhère vraiment pas.
Au risque de passer pour un vieux con nostalgique, je constate qu’il y avait quand même bien plus de hargne, d’insolence et d’audace dans les fanzines et revues de poésie des années 60-70 que dans tout ce qu’on peut lire aujourd’hui. A quelques rares exceptions, c’est plus que branlettes de bulbe et gamahuchages d’ego. Rien à voir avec les gueulantes et barouds de mots qui s’étalaient sur les feuillets à l’époque. C’est tout mou dans le contexte actuel et ça ne conteste plus. Flagrant signe des temps, même la poésie s’englue dans le discours gonflant. Le petit confort, la petite renommée, les petites connivences suffisent désormais au bonheur des poètes du XXIe siècle débutant. Plutôt tristounet, tout ça, non ?


Bruno Sourdin : Et toujours par rapport à l’époque de Vivisection, as-tu l’impression d’avoir personnellement beaucoup changé ? Te sens-tu plus sage ? Plus heureux ? Plus combatif ?

Alain Jégou : Plus sage ? Certainement pas. Plus heureux ? Non plus. Seulement plus désabusé, donc moins exigeant. Plus combatif ? Ni plus ni moins, mais différemment.


Bruno Sourdin : Dans la poésie actuelle, qui a pratiquement renoncé à la protestation, ta voix tranche et se détache. J’ai envie de dire : voici enfin un poète que les injustices révoltent et qui le crie haut et fort ! Alors, si je dis : « Alain Jégou, un poète en colère », ça te va ?

Alain Jégou : Oui, le qualificatif me convient et j’assume toutes mes indignations et envolées langagières face au triste et pitoyable spectacle que m’offrent certains individus de cette planète. Aujourd’hui, c’est pas mode de causer d’abus de pouvoir, de comportements criminels, de dénis de justice, de mensonges d’Etat… de toutes ces actions viles et pernicieuses qui minent et détruisent les êtres les plus faibles de nos sociétés. D’aucuns prétendent que ça n’est pas le rôle du poète de s’occuper de ces choses-là, que la poésie est histoire d’introspection, de confidences sentimentales ou simple exercice de style. Naïvement peut-être, je pense que les poètes ont un rôle bien plus sérieux à jouer, qu’ils doivent s’impliquer, se rebeller, dénoncer… et je ne me prive pas de mettre en application dès qu’un événement me fait sortir de mes gonds. Ca peut paraître dérisoire et inutile d’écrire un poème pour protester contre l’injustice et la barbarie, mais ne l’est-ce pas plus encore d’étaler sur le feuillet ses pâles états d’âme et son quotidien mesquin ?




Bruno Sourdin : Dans ton œuvre, la révolte est omniprésente et elle se dit dans une langue relevée, épicée de formules chocs et de mots d’argot. D’où te vient cet amour de la langue verte?

Alain Jégou : Les mots de la révolte sont issus de la rue, de la racaille. Le « beau langage », les belles formules et autres absconneries académiques, à l’usage des élites, me font crounir d’ennui. « Je n’écris pas comme Perse », disait Ferré, moi non plus et je m’en félicite. C’était un cador, l’Alexis Saint-Léger, en matière de poésie, et je lui arrive sûrement pas à la cheville, mais j’ai jamais prétendu rivaliser non plus, alors…
La langue verte est la langue des renégats, la langue de ceux à qui on ne la fait pas et qui n’hésitent jamais à la ramener lorsqu’il y a quelque chose qui ne va pas, comme une odeur de dictature dans l’air. C’est « une langue juteuse, riche, rugueuse…, celle de François Villon » disait Alphonse Boudard, qui connaissait son dico d’argomuche sur le bout des doigts et en a magnifiquement fait usage. La langue de Villon, des arcans, des marginaux, des sans-grade, des losers… le jaspin des zonards et des exclus par excellence… Un vocabulaire coloré, efficace et percutant, dont il serait vraiment dommage de se priver.
Une petite anecdote en passant : lors d’une intervention dans une université, une étudiante m’a demandé pourquoi j’employais des mots vulgaires. Vulgaires, c’est bien le terme qu’elle a employé. J’étais scié et ai dû lui demander de reposer sa question, croyant avoir mal entendu. Je n’ai pourtant jamais eu l’impression ni la volonté de faire dans la vulgarité, mais peut-être m’y suis-je vautré sans le savoir, que ma conception de la vulgarité était totalement erronée. J’ai toujours cru que c’était vulgaire d’exploiter les autres, de les arnaquer, de les violenter, de les torturer, de les massacrer… Je pensais que ça l’était aussi de blanchir de l’argent sale, de virer les gens de leur boulot pour délocaliser leurs entreprises et faire encore plus de bénefs sur le dos de populations taillables et corvéables à merci, de faire bosser des mômes 15 heures par jour à l’autre bout de la planète en échange d’une poignée de riz, de se la péter gros poussah bourré d’oseille à bord d’un yacht de 80 mètres de long, d’exhiber sa Rolex en affirmant sérieux que celui qu’a pas été foutu de se payer ce genre de toquante à 50 balais est le dernier des tocards, d’aller culbuter des gamins et gamines d’une dizaine d’années dans des pays où le tourisme sexuel est une des principales sources de revenu… Et bien je me suis gouré ! La vulgarité, c’est dans ma poésie qu’elle se situe. Je ne remercierai jamais assez cette étudiante bon chic bon genre de m’avoir ouvert les yeux et permis de découvrir cette face honteuse et scandaleuse de mes écrits.



Bruno Sourdin : Je comprends que tu revendiques cette filiation libertaire. Ta colère est saine, comme l’était celle de Prévert avec son groupe Octobre. Un poète a le droit d’être féroce, quand il voit ce qu’il y a derrière à tirer les ficelles : le monde du fric… Alors, tu ne trouves pas que les revues sont devenues trop consensuelles, les poètes trop aimables. Bref, est-ce qu’il ne faut pas regretter le manque d’engagement des poètes d’aujourd’hui ?

Alain Jégou : Je regrette surtout de ne plus trouver dans les textes des poètes d’aujourd’hui la saine férocité, l’emportement, la fougue, la véhémence… les mots et cris poignants des auteurs que je lisais lorsque j’étais adolescent, ces écorchés vifs dont les textes m’ont totalement bouleversé et donné envie d’exprimer à mon tour mes tourments, angoisses et révoltes face à l’absurdité du monde qui m’entourait. La société qu’on voulait m’imposer ne correspondait pas du tout à mon idéal de vie. J’étais un môme solitaire, sensible, réceptif à tout ce qui se passait autour de moi. Le monde était trop moche, trop étriqué, trop injuste, trop étroit… On était toute une génération à penser ça. Il fallait que ça bouge et c’était à nous de faire bouger les choses ! Les poètes ont joué un rôle important dans cette prise de conscience et l’action qui a suivi. Le monde est toujours aussi absurde, moche, étriqué, injuste… et les mômes d’aujourd’hui de s’en accommoder. Dis-moi un peu, t’en connais toi des poètes, de ceux qui occupent actuellement les feuillets des revues, qui la ramènent et balancent leurs mots dégoupillés dans les cerveaux obstrués par l’intox des médias, les miasmes de la pub, les jeux vidéo et les séries téloche ? Moi pas ! A croire que, pour les poètes d’aujourd’hui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chouette constat !


Bruno Sourdin : Tu as dis des mots très forts sur le drame du Bugaled Breizh. Je sais que tu es très impliqué dans l’organisation d’un festival du film, Pêcheurs du monde, qui se tient tous les deux ans à Lorient. Il y a des projections de documentaires suivies de débats des réalisateurs, des pêcheurs et des représentants de la filière pêche. Comptes-tu t’impliquer un peu plus dans ce combat ? Et quels sont tes combats à venir ?

Alain Jégou : Le festival a été créé en 2008 par une petite équipe de personnes engagées depuis plusieurs années au sein du collectif Pêche et développement de Lorient et du Centre de réflexion, d’information et de solidarité avec les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Ils ont de nombreux contacts avec les populations côtières de ces continents, des populations aujourd’hui contraintes, pour ne pas crever de faim, de risquer leur peau sur des coques de noix pour rejoindre l’eldorado européen. Les problèmes se sont sérieusement accrus ces dernières années pour les pêcheurs côtiers de nombreux pays, d’où l’idée de créer un festival du film sur la pêche pour faire découvrir les œuvres de réalisateurs de tous horizons qui traitent du sujet et des drames humains générés par le déclin de cette activité. Ils m’avaient contacté en 2008 pour être membre du jury, j’ai pu ainsi assister à des projections et débats particulièrement intéressants, une expérience très enrichissante qui m’a donné envie de poursuivre l’aventure en leur compagnie. Rien d’héroïque dans ce combat-là, seulement une façon de mettre au service d’une juste cause ma voix et mon expérience d’ex marin-pêcheur breton.
D’autres combats à venir ? Vivre et continuer à la ramener dès que l’occasion m’en est donnée ! Déjà un putain de combat par les temps qui courent.


Bruno Sourdin : En juin 2009, tu as fait une virée à Pékin. Tu es revenu vraiment fasciné par ce voyage. Quels ont été tes grands moments d’émotion en Chine ?

Alain Jégou : La Chine, ça m’a toujours paru tellement loin ! Ma première rencontre avec l’Empire du Milieu, je l’ai effectuée avec Tintin et son lotus bleu, puis vinrent les bouquins de Malraux, Segalen, Bodard, Mao et son petit livre rouge, la Révolution culturelle… Rien à voir avec la Chine d’aujourd’hui, cette pseudo République populaire devenue une des premières puissances économiques mondiales, cet empire, à présent bien éveillé, qui étend ses tentacules sur tous les continents et océans pour se saisir de toutes les denrées et matières premières nécessaires à son développement et inonder les marchés étrangers de ses produits manufacturés.
Jamais je n’aurais imaginé mettre un jour les pieds à Pékin, me balader sur la Grande Muraille, déambuler sur la place Tian’an men, dans la Cité Interdite ou les jardins du Palais d’Eté, fouler les allées des tombeaux des Ming ou celles qui bordent le lac de Beihai, découvrir les hutongs et la vie des quartiers immortalisés par Lao She. Il m’est très difficile de traduire les impressions et émotions vécues lors cette rencontre avec la ville et sa population, une population très affairée, qui semble bosser 24 heures sur 24, avec un égal sourire et une vitalité hors pair. Les Chinois sont sympas, du moins les quelques milliers que j’ai croisés ou côtoyés, quelques milliers sur 1,3 milliard d’individus c’est peu mais ça donne quand même une petite idée de leur apparente affabilité, je dis bien apparente car je les sais aussi capables du pire, comme tous les êtres vivants de cette foutue planète.
Durant tout mon séjour à Beijing, j’ai vécu intensément chaque instant et découvert une multitude de choses étonnantes, mais les plus fortes émotions furent l’arrivée en taxi sur la place Tian’an men, la pause sous le portrait de Mao et mes pas foulant la voie empruntée par les chars quelque 20 ans plus tôt. Puis l’ascension de la Grande Muraille à une centaine de kilomètres de la ville. La visite de la maison de Lao She, petit havre de paix au milieu de la cité bruyante. Et la rencontre avec le poète Chen Jia Nai et son épouse Xie Ying Ying dans leur logement à l’université. Grand moment de partage et de belle complicité poétique ! Même sans parler la même langue, à force de regards et de baragouins d’emprunt, les poètes parviennent toujours à se comprendre.


Bruno Sourdin : J’ai un vieux copain, Richard Belfer _ qui faisait le Tamanoir autrefois _ qui revient lui aussi de Pékin et qui dit la même chose que toi : le Chinois de la rue est volontiers blagueur et rigolard. Il dit aussi qu’il s’est bien éclaté avec le théâtre chinois. Bref, il n’y a que le gouvernement qui ne se marre pas là-bas…

Alain Jégou : Le gouvernement et ses opposants, surtout ! Effectivement, sont pas des rigolos, les dirigeants chinois, mais crois-tu que les nôtres le soient ? Même le gars Obama, avec sa dégaine et son sourire de séducteur hollywoodien, je ne suis pas certain qu’il soit aussi sympa qu’on voudrait nous le faire croire. Un prix Nobel de la paix qui augmente le budget de son armée et renforce les effectifs de ses troupes dès son arrivée au pouvoir, permets-moi de douter de la volonté pacifiste du gars et de la santé mentale des jurés norvégiens qui lui ont filé le prix sur sa seule bonne mine.
Tu me diras, avec raison, qu’en Chine on emprisonne, on étouffe, on exécute… Et ailleurs ? Ca se passe comment ? Tu crois qu’ils remercient Allah chaque matin, les taulards de Guantanamo, d’Abou Ghraïb ou de Bagram, pour leur avoir permis de naître en Irak ou en Afghanistan plutôt qu’en Chine ? Et du Pays des Droits de l’homme, quel souvenir garderont les jeunes mecs chargés dans des charters pour être réexpédiés dans leurs contrées où ils ont toutes les chances de se faire flinguer à l’arrivée ? Ils ont bonne mine les dirigeants de nos pseudo démocraties de faire la fine bouche devant la politique répressive menée par leurs homologues chinois, alors qu’ils n’ont franchement rien à leur envier en la matière. Un peu fastoche de montrer du doigt la paille de riz dégueu fichée dans une des narines du voisin pour détourner l’attention des foules de la poutre de pin des Landes ou de Ponderosa qui nous défrise le tarbouif tout entier. D’autant plus qu’elle est bien vite oubliée la paille de riz pourrie lorsqu’il s’agit de traiter affaire avec le proprio de la narine infectée.


Bruno Sourdin : Franchement, entre Custer « le bouffeur d’Indiens » et les massacreurs de Tibétains d’aujourd’hui, je ne vois pas qu’il y ait de différence. Ce n’est pas cette Chine-là qui force l’admiration, mais bien celle qui a donné ces merveilleux poètes tout imprégnés de l’esprit du tao : Wang Wei, Tu Fu, Li Po « l’immortel banni sur terre »… As-tu senti qu’on pouvait retrouver cette filiation chez ton ami le poète de Pékin ?

Alain Jégou : Je suis totalement inculte en matière de philosophie et de poésie chinoises, trop ignorant pour avoir pu discerner quelque filiation entre Chen Jia Nai et les poètes taoïstes que tu évoques. Et puis il nous aurait fallu un interprète tel que l’ami Daniel Giraud pour orienter notre conversation sur la voie de la raison suprême. Nous nous sommes donc bornés à évoquer nos vies et expériences poétiques respectives, puis à échanger quelques avis concernant l’inquiétante évolution du monde. Conversation assez banale en somme. Faut dire que question baragouin, on n’était pas des mieux gréés pour rehausser l’entretien.


Bruno Sourdin : Changement de cap. Fin 2009, tu sors un polar bien ficelé, avec la collaboration de Joëlle Quatresous. « Fatal ressac » raconte l’enquête d’un lieutenant de la brigade des stups de Rennes et d’une journaliste dans le port de Lorient. Ils sont aux prises avec une bande de trafiquants de drogue sans scrupules. C’est fort, c’est palpitant, c’est jouissif… Est-ce une nouvelle page qui s’ouvre pour toi ? Je te pose cette question car je sais que ce n’est pas tout à fait ton premier essai en matière de polar.

Alain Jégou : L’écriture d’un polar est un exercice tout à fait particulier, pas aussi aisé qu’on pourrait l’imaginer. Je m’y suis risqué à plusieurs reprises, sans résultat vraiment concluant. L’aventure de « Fatal Ressac », c’est Joëlle qui en porte toute la responsabilité, c’était son idée. Elle avait cette histoire de trafic de drogue qui lui trottait dans la tête depuis quelque temps et m’a proposé de la rédiger avec elle. Elle a écrit le scénar et un premier jet que j’ai remodelé et rédigé à ma façon, en me permettant quelques petites fantaisies dans le script qui l’ont pas toujours fait marrer. Elle a dû me rappeler à l’ordre à plusieurs reprises, me remettre sur les rails. Faut de la rigueur dans ce genre d’exercice, et la rigueur, comme tu peux t’en douter, c’est vraiment pas mon truc. C’était un peu galère parfois, mais nous y sommes quand même arrivés.
J’ai un moment douté du résultat, me souciant bêtement de ce qu’allaient penser les lecteurs habitués à mon écriture poétique. Lorsque le bouquin est sorti, j’attendais les réactions avec un chouia d’appréhension. Et puis les commentaires unanimement positifs – les ceusses qu’ont pas aimé n’ont sans doute pas osé se manifester par crainte des représailles – m’ont très vite rassuré et donné envie de poursuivre la curieuse aventure dans un tout proche futur. Le polar peut être une nouvelle façon de poétiser, de faire passer le message secoué, avec bien plus de décontraction.


Bruno Sourdin : Avec ce polar, tu as aussi trouvé une nouvelle façon de parler de la Bretagne, et de la réalité qui s’y déploie. C’est une excellente façon de capter l’inquiétude et le désarroi du temps présent. Avant de rebondir avec le polar, avais-tu l’impression d’être arrivé au bout de ce que tu voulais dire avec l’écriture poétique ? Est-ce que la page est définitivement tournée ?

Alain Jégou : Pourquoi l’action du polar se déroule-t-elle en Bretagne et principalement dans la ville de Lorient ? Tout simplement parce que c’est le petit coin de planète que je connais le mieux. Le pays, mais aussi les hommes qui y vivent, s’y activent, s’y émeuvent et y meurent. La rude réalité du lieu m’a toujours passionné et les problèmes humains, de Bretagne ou d’ailleurs, ne m’ont jamais laissé indifférent. Comme partout, la vie est souvent injuste et cruelle envers les êtres d’ici, mais elle sait aussi se montrer généreuse et souriante. Nous vivons dans un environnement privilégié, avec l’océan à portée de corps et d’esprit, dans des paysages parfois revêches et tempétueux mais jamais mornes ni ennuyeux. C’est cette réalité-là qui me plaît, m’émeut et m’offre matière à raconter.
L’inquiétude et le désarroi du temps présent, bien sûr, je capte, j’assimile et m’efforce de retranscrire au mieux. Mais un polar, c’est d’abord une fiction, une histoire pour distraire et faire passer un moment agréable au lecteur. Même si on peut y glisser quelques humeurs et messages flagrants, faut garder à l’esprit en quelles eaux on navigue, troubles mais point trop troublantes pour les passagers embarqués dans notre imaginaire.
Je ne pense pas en avoir fini avec la poésie. Le polar, c’est une autre page, mais pas encore la dernière, du moins je l’espère…


 (Janvier 2008- janvier 2010)



Bruno Sourdin et Alain Jégou à Lorient en février 2000 à l'occasion de l'exposition de collages de Claude Pélieu et Mary Beach.


1 commentaire:

  1. Difficile après un tel début dans la vie de ne pas garder du talent pour tailler la route hors des conventions qui étouffent la fibre poétique. Une chance pour lui, une chance pour nous.

    RépondreSupprimer