26/10/2013

Barry Edgar Pilcher: Inishfree blues



Barry Edgar Pilcher
Dans la première partie de son roman Anges de la Désolation, Jack Kerouac décrit son expérience de vigie d’incendie sur Desolation Peak. Cet exercice de solitude absolue et de béatitude, le poète anglais Barry Edgar Pilcher le vit depuis des années sur une île sauvage du nord-ouest de l’Irlande. Dans le Cottage des Corbeaux, la vie est rude pour l’ermite de l’île d’Inshfree. L’hiver, dans cette cabane fouettée par les tempêtes et dont le toit a fini par prendre l’eau, on se les gèle. Dans des conditions de confort très spartiates, Pilcher est le dernier humain à habiter toute l’année sur l’île.
Coincé au bout du monde, le poète est pourtant un homme heureux. Dingue, indiscipliné mais heureux. Sa passion le tient en vie : tous les jours, il souffle dans son saxophone pour le vent du large et travaille ses poèmes. Et comme Kerouac et les poètes Beat, il est fou de haïkus, la forme poétique le plus courte du monde. Ouvert, à l’écoute : quelques mots lui suffisent. Pilcher est libre de lui-même.



Barry Edgar Pilcher

 
§



Aujourd’hui le Nouvel an
il ne reste que quelques pages
dans mon carnet 


§


Les yeux fermés
en écoutant très attentivement
je peux entendre le bruit des vagues sur la plage 


§


Tournant les pages d’un livre
ah ! mes ongles
ils ont encore grandi

§


Personne sur le quai
seuls les nuages me montrent la route
en passant 


§


Coupant du bois _
il fait si sombre
que j’ai perdu ma hache 


§


Pensant au Mont Fuji _
Je le grimperais mieux
Avec un ami


 §


Déracinant quelques carottes avec une fourchette
pour mon dîner _
c’est la vie


§


La montagne blanche
le froid du matin
l’a rendue toute rouge 


§


Essayant de compter
les oiseaux qui passent _
oh ! ils sont trop nombreux 


§


Personne ne viendra
seuls trois grands oiseaux
cherchent des vers 


§


Assis à regarder les dauphins passer _
je devrais m’acheter un transat
et un maillot de bain

(traduit par Bruno Sourdin)



Sixième heure


La route
Je marche
Solitude 

La Vieille Bête hoche la tête en jurant
Les Vilains de l’Espace se fichent de moi
                        avec leurs vieux rats déglingués
C’est l’enfer
Les aiguilles marquent la sixième heure
Une porte s’ouvre brusquement
Tous les yeux se lèvent
Je suis trempé
Le Môme Bleu se mord les lèvres
Le Baron Samedi est incapable de se tenir debout
Épouvanté
Son cœur saute dans sa poitrine
Il pousse un cri d’effarement 

Comment rêver sur cette planète ?
La meute des chiens est repartie
Les hommes-oiseaux ont encore un peu d’avance
La Nymphe Calypso ne souffle plus un mot
La journée est terminée
J’ai enterré mes souliers
Je suis assis dans un coin
Je suis petit et insignifiant
J’ai froid
Claude Pélieu vient de mourir
Le Môme Bleu s’est mis à cogner sur les murs et à sangloter
Et moi je voudrais m’endormir mais je n’y arrive pas
Je regarde la mer
Je regarde le ciel
Le vent est tombé
Plus rien d’autre 

Le corbeau du soir passe au-dessus de moi
Nul endroit où se poser
Aide-moi vieux frère de la nuit
Nous sommes poussières d’étoiles
Les étoiles ne sont pas éternelles
Et nous mourrons tous
Seuls
Sans bruit
En regardant la neige tomber sur l’écran terminal
Quand le vent n’aura plus rien à murmurer
Bruno Sourdin
(L'Air de la route)



The sixth hour 

The road
I walk
Solitude 

The Old Beast shakes its head swearing
The Villains of Space couldn’t care less about me
                        with their oldbroken down old rats
It’s hell
The sixth hour by the clock
A door opens suddenly
Every eye looks up
I’m soaked
The Blue Kid bites his lips
Baron Saturday is unable to stand up
Terror-sticken
His heart leaps in his chest
He cries out frightened 

Can we really dream on this planet ?
The pack of dogs is off again
Bird-men are still a little ahead
The Calypso Nymph utters no sound
The day is over
I buried my shoes
I’m sitting in a corner
I’m small and insignificant
I’m cold
Claude Pelieu has just passed away
The Blue Kid starts to bang on walls sobbing
Me, I would like to sleep but I can’t
I look at the sea
I look at the sky
The wind has stopped
Nothing more 

The night crow flies above me
Nowhere to land
Help me brother of the night
We’re merely stardust
Stars are not eternal
And we all die
Alone
Without a sound
Watching the snow fall on the terminal screen
When the wind will have nothing more to murmur
(traduit par Mary Beach)

Claude Pélieu : le poète Beat français de la vallée des Mohawks

Claude Pélieu, tel que je l'ai connu, en 1993 à Colleville-Montgomery, sur la côte normande près de Caen.




Claude Pélieu s’est éteint en décembre 2002, le jour de Noël, sur un sinistre lit d’hôpital à Norwich, une petite ville perdue au nord de l’état de New York. Celui qui avait vécu avec les écrivains de la Beat Generation et qui avait remagnétisé l’atmosphère poétique dans la France des années 1960-1970 vivait aux États-Unis depuis plus de 30 ans. Avec une amputation de la jambe droite et un cancer qui a poursuivi sa progression inéluctable, son destin tragique fait beaucoup penser à celui de Rimbaud. Quelle vie ! Avec les mêmes souffrances, le même martyre et la même rage de repartir. A 60 ans, il restait une sorte de voyou chercheur d’or, toujours assoiffé de « liberté libre » et absolument irrécupérable. Sa parole était toujours aussi décapante, ses derniers écrits, que l’on commence tout juste à reconsidérer, sont des feux d’artifice effervescents.

Claude Pélieu était aussi féroce avec les nantis et les donneurs de leçons, que chaleureux avec ses amis. Lesquels lui rendent aujourd’hui, dans un ouvrage collectif conçu par Alain Jégou (1), un hommage formidable, truffé d’inédits. « Il a tissé un formidable réseau d’amitié indéfectible, écrit Jégou. Par-delà les océans et les continents, il a permis à de nombreux poètes, musiciens et artistes de se rencontrer et de fraterniser. »

Avant l’hiver 2001, il m’avait donné carte blanche pour sélectionner pour « Diérèse » une vingtaine de poèmes à partir d’un tapuscrit intitulé Poèmes éparpillés qu’il m’avait envoyé en cadeau. Ces poèmes, écrits dans les années 80 et 90, avaient été publiés ici et là en France dans des revues ou des fanzines et à très peu d’exemplaires. Alors que son vieil ami Allen Ginsberg s’éteignait au Beth Isral Hospital de New York City en avril 1997, Claude était en train de rassembler et de réunir en volume ces poèmes enfouis dans les plis du temps. « Il faut que je sélectionne sauvagement », m’écrivait-il à l’époque. Fatigué, malade et sans ressources, il avait bien du mal à ne pas flipper, à ne pas se sentir coincé, laminé dans ce trou d’Amérique, « au milieu de nulle part ».

Son œuvre de traducteur et de « passeur » de la Beat Generation (avec sa femme Mary Beach) a été considérable : William Burroughs, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Bob Kaufman, excusez du peu. Elle a malheureusement éclipsé son travail personnel de création poétique, qui est pourtant particulièrement riche et novateur. En relisant, pour « Diérèse », cette mini-anthologie des Poèmes éparpillés, j’ai à nouveau été subjugué par la force de cette voix sauvage et unique, neuve et un brin désinvolte, par cette imagination pleine de déferlements inouïs. Et dans sa riche production, j’ai toujours un faible pour le Pélieu des poèmes courts, qui appréciait beaucoup l’art du paradoxe des poètes japonais, qui était à la fois fan de haïkus et « mauvais élève du Dharma ».

« Assis dans la cuisine
Devant un bouquet de fleurs
Pall Mall et vodka
Le grand vide
Rien n’est sacré
L’herbe l’oubli
Et le parfum des fleurs
Qui parle ? qui respire ?
Qui êtes-vous ? n’sais pas » 

Claude Pélieu n’avait pas de mots assez durs pour stigmatiser le coin du Nouveau Monde où il se sentait en exil. Mais c’est pourtant dans ce Grand Nord enseveli sous la neige qu’il avait choisi de poursuivre et de terminer sa route. Aimanté par cet ailleurs, éveillé à de nouvelles explorations et soutenu par son amour indéfectible pour Mary, le vieux loup de la vallée des Mohawks a habité jusqu’au bout cette terre en poète. 

Bruno SOURDIN.

(1) « Je suis un cut-up vivant », ouvrage collectif autour de Claude Pélieu, l’Arganier, 280 pages, 24 €.