24/07/2025

Rikki ne perds pas ce numéro

Rikki Ducornet.                                                                                                      Photo DR.

Steely Dan: Walter Becker et Donald Fagen.


Donald Fagen et Walter Becker se sont rencontrés au Bard College, à Annandale-on-Hudson dans l’État de New York, où tous les deux étaient étudiants. 

Un soir, Fagen, qui est pianiste et fan de rock et de jazz, entend un guitariste s’exercer dans la salle d’à-coté : c’est Becker, grand amateur de blues, qui rêve lui aussi de fonder un groupe. Entre eux, l’entente est parfaite. Les deux musiciens sont également des auteurs-compositeurs et de fervents lecteurs de la Beat Generation. C’est dans « Naked Lunch » (en français « Le Festin nu ») qu’ils dégotent le nom de leur groupe : Steely Dan, « Danny Bras-de-Fer le champion de Yokohama », un jouet sexuel diabolique inventé par William Burroughs dans une de ses routines.

C’est également au Bard College que, lors d’une soirée universitaire, Fagen a rencontré Rikki, une étudiante qui le fascine et à qui il donne son numéro de téléphone. « Rikki don’t lose that number », lui lance-t-il. Rikki est intriguée mais ne l’a pas rappelé. L’histoire a rebondi quelques années plus tard, alors qu’elle s’était mariée avec un artiste surréaliste français, Guy Ducornet, et qu’elle vivait désormais en France dans un petit village du Val-de-Loire. 

En 1974, Steely Dan sort son troisième album « Pretzel Logic ». Dans ce disque, il y a un tube qu’on entend partout aux Etats-Unis: « Rikki don’t lose that number ». C’est à ce moment-là que Rikki Ducornet revient au pays. « Je venais d’arriver dans le Massachusetts. On entendait la chanson partout. J’ai reconnu immédiatement la voix de Fagen et entendu mon nom. Wow ! C’était incroyable! » Cette chanson résonnait dans sa tête comme un koan zen.



 

En 1974, Rikki Ducornet a déjà publié un recueil de poèmes, « From the Star Chamber ». Sa poésie, d’inspiration surréaliste, est très singulière  :

« Ma folie particulière
Une fenêtre verte
L’odeur du buis, de la tanière du lion
L’odeur de l’éther, la morsure du mercure dans les poumons

La serre envahie, le plancher une rivière en verre
Nul secret mais silence
Des spores tombent
La son de la mousse qui prolifère

La douleur de la viande dans la gueule du lion »

Aucun de ses sept livres de poésie n’a, à ce jour, été traduit en français. Mais Rikki figure en bonne part dans la remarquable (et indispensable) « Anthologie des poètes surréalistes américains », présentée et traduite par Jean-Jacques Celly (1). Voici un autre extrait, tiré de « Knife Notebook » (1977):

« Ta machette s’avance à grands coups dans ma jungle.
Ton corps est sans défaut. Une sphère lovée de cuivre étincelant.
Ton goût est mon goût.
Rouille et forêt. 
Ta poignée de frelons habite ma chatte.
Goût de cuivre.
Mystères moussus et la tour agile ! »

Guy Ducornet avait participé à l’aventure surréaliste aux Etats-Unis dans les années 60 avec le groupe de Chicago fondé par Penelope et Franklin Rosemont, ainsi qu’à Paris avec les expositions internationales du mouvement Phases d’Edouard Jaguer. Ensuite, dans les années 70, lorsqu’il s’était établi en Anjou, il était devenu potier,  un art qu’il a pratiqué avec passion. De son côté, Rikki a commencé à publier des romans, que son mari a entrepris de traduire en français. Guy Ducornet s’est alors révélé être un traducteur d’exception.

 


Parmi les romans de Rikki qu’il a traduits, « Gazelle » est une merveille (2). Il se déroule au Caire sous le signe de l’insolite et nous plonge dans des senteurs de myrrhe, de fleurs de cassie, de lavande et de santal. Un parfumeur du nom de Ramsès Ragab redonne vie aux parfums comme le Kyphi d’Edfu ou le mendesium, qui étaient prisés jadis dans l’Egypte antique mais qui ont sombré dans l’oubli. Sa description du gingembre de Malabar met l’eau à la bouche. Le langage mystérieux des hiéroglyphes n’a pas non plus de secrets pour lui. La Beauté, pense-t-il, est toujours un défi. Chez les Égyptiens (comme chez les surréalistes), la beauté est toujours convulsive. 

« Gazelle » retrace l’histoire de Lizzie, une jeune Américaine dont les émois se sont éveillés dans le climat exotique du Caire. Son père, un historien en robe de chambre et en babouches, flirte avec les arts divinatoires. Quand il n’est pas aux échecs, il prépare ses « petites guerres », ses batailles de soldats de plomb. En jouant ainsi, il cache son désespoir et tente d’oublier que sa femme, la seule femme qui lui importe, a quitté la maison familiale. Soir après soir il raconte à Lizzie les milices révoltées de Mésopotamie, les puissants Assyriens, les mystérieux  Hyksos « qui hurlaient les noms de leurs dieux » en lançant leurs chars de guerre, les « armées tonitruantes » des mercenaires macédoniens…

Dans « Gazelle », Rikki restitue la présence excentrique de son propre père, philosophe à la pensée extrêmement libre, dont elle se sentait si proche. « Père était un guerrier en chambre, un doux intellectuel qui rêvait de Raison dans un monde chroniquement et mortellement déraisonnable. (…) Je lui ressemblais et je jouais seule dans ma chambre, sans faire de bruit. »
Les rêves, l’imagination, la sensualité… Un îlot stimulant de fraîcheur et de lenteur dans la fournaise bruyante et poussiéreuse des rues du Caire.

Bruno SOURDIN.



(1) « Anthologie des poètes surréalistes américains », traduite par Jean-Jacques Celly, préface de Franklin Rosemont, éditions Jacques Brémond.


(2) « Gazelle », de Rikki Ducornet, traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Ducornet, éditions Joëlle Losfeld.





























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