Daniel Abel, poète "paysan de Paris" venu des Vosges, s’est éteint le 28 décembre 2024. Il avait 91 ans. Il avait fréquenté le dernier groupe surréaliste qui se réunissait autour d'André Breton au café La Promenade de Vénus, rue du Louvre, et à Saint-Cirq-Lapopie dans le Lot.
Il aimait vagabonder en compagnie des rivières, il aimait le soleil des eaux, le temps étoilé des fontaines, l’ombre bleue des forêts profondes. Il vénérait plus que quiconque André Breton dans sa recherche du Point sublime. A Saint-Cirq-Lapopie, il aimait fouiller dans les courants du Lot à la recherche des agates, il dormait dans la chambre des oiseaux et se sentait en relation étroite avec les forces de l’univers. Daniel Abel était un homme de coeur, un ami fidèle, amoureux de la vie. « Plutôt la vie », répétait-il chaque jour avec émerveillement. Il aimait passionnément l’amour et la liberté.
André Breton le mage. Daniel parlait souvent, avec jubilation, de ce jour de 1958 où il a osé sonner au troisième étage du 42, rue Fontaine, tout près de la place Blanche, chez André Breton. Un jour qui a bouleversé son existence. Il avait 25 ans. Il était venu avec Denise, sa compagne. Il était intimidé, lui le « paysan de Paris » venu des Vosges. Mais André Breton l’a accueilli fort courtoisement et l’a tout de suite adopté. Quand il vous avait adopté, Breton était chaleureux et attentif. « Nous ouvrions de grands yeux devant les tableaux naïfs de Crépin, devant Le Cerveau de l’enfant de Chirico, devant les livres sur les étagères, les objets merveilleux, les masques et les totems venus d’Océanie, les poupées des Indiens hopis, atmosphère de magie. Dès l’entrée, on est interpellés par des oiseaux sous vitrine, le goura couronné, les colibris, les oiseaux mouches… »
Pendant 5 ans, Daniel et Denise ont fréquenté La Promenade de Vénus, le café du groupe surréaliste, près des Halles, le lieu des rencontres et des échanges. André Breton, un fin sourire au coin des lèvres « comme une étincelle d’enfance », avait sa place au centre de la longue table, face à un grand miroir. « Il était regard, attente, un profil d’aigle, un visage de chef indien. Les yeux pouvaient s’emplir de douceur comme subitement de colère. » Pour Daniel et Denise, ces soirées de la rue du Louvre étaient un véritable émerveillement. Mais, habitant en province, ils ne pouvaient s’y rendre que le samedi.
L’été, ils retrouvaient le groupe à Saint-Cirq-Lapopie. Daniel aimait particulièrement le rite des agates, ces pierres ramassées au bord du Lot, pour lesquelles André Breton s’était découvert une grande passion. « Il s’agissait de lire le lit de la rivière, de découvrir les pierre veinées comme des mots rares. Atmosphère de quête, de sacré. Devant le merveilleux, André Breton se montrait grave. »
Denise l’inspiratrice. André Breton a exalté l’amour fou, « l’attachement total à un être humain ». « Je vous souhaite d’être follement aimée. » L’idée d’amour était, selon lui, « seule capable de réconcilier tout homme momentanément avec l’idée de vie ».
Daniel et Denise ont vécu leur existence comme un beau rêve qui ne devrait jamais finir. Voici comment Daniel m’a raconté leur rencontre: « C’est à Maisons-Lafitte que j’ai rencontré Denise. Elle était toute en blondeur, jeune, belle, rayonnante. Elle était une présence bénéfique, apaisante, solaire. Tout à coup, elle donnait un autre sens à ma vie. Elle incarnait le désir, la passion, l’amour, l’ouverture au monde. Grâce à elle, j’échappais à mon passé de noirceur. Nous avancions à deux dans le sens de la vie. »
La frénésie des collages. Daniel pratiquait le collage avec joie et une facilité déconcertante. C’était une véritable vocation. Rien n’était prémédité. Il utilisait tout ce qui lui tombait sous la main. L’inspiration ne lui faisait jamais défaut. Le collage, aimait-il à répéter, est une activité ludique, rapide, spontanée, « qui n’a pas la pesanteur, le carcan de l’écriture ». Et il se référait immanquablement à la phrase de Reverdy que cite André Breton dans le premier manifeste: « L’image naît du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. »
Dans ce monde chaotique, Daniel ne croyait guère qu’aux présences et aux rencontres fortuites. Ses collages sont de véritables poèmes, écrits spontanément, sans frein, sans transposition.
L’Indien des Vosges. Daniel Abel, dans son enfance, a toujours rêvé de revêtir une identité nouvelle, d’être un Indien, de jeter un pont entre les rivières de son pays, la Moselle ou la Meurthe, et celles du Nouveau Monde, la Silver river, la Yellowstone river, la rivière aux pépites d’or. Aux Etats-Unis, son rêve s’est réalisé, il a loué une voiture à Salt Lake City et il a traversé les terres indiennes de l’Arizona, de l’Utah ou du Nevada, où vivent, dans des réserves, les Navajos et les Hopis (André breton avait la passion des poupées Kachinas des Hopis, et les collectionnait). L’appel indien. Le grand souffle indien.
« Indien de Vosges, Indien des terres de l’Ouest américain, je conçois mon appel comme un hymne passionné à la liberté, à la générosité de l’enfance. »
La recherche du Mont Analogue. Malgré les accusations portées par les surréalistes envers les membres du Grand Jeu, Daniel s’est beaucoup intéressé à René Daumal et singulièrement au Daumal du « Mont Analogue », livre qu’il avait découvert, « par hasard », sur les quais de Seine dans la caisse d’un bouquiniste. « Je retrouvais, comme dans Breton, une volonté de progresser vers le haut. La même volonté ascensionnelle, chez Daumal par le mysticisme. Breton s’appuie sur le couple humain avec l’amour réalisé, l’amour charnel. Chez Daumal, il s'agit de spiritualité pure, d’une démarche désincarnée. »
Il y avait aussi cette idée généreuse de la cordée qui avait plu à Daniel. Nous sommes reliés les uns aux autres. « Le Mont Analogue » fut pendant des années son livre de chevet, puis Daniel s’en est éloigné. Comprenons. Daniel était l’enfant des Vosges, un pays où la montagne était « une montagne bonhomme », comme il aimait à dire. La solitude des espaces arides, les sommets verglacés lui faisaient peur. Est-ce cela la vie? « Je préfère redescendre, retrouver, comme le dit si bien Breton: plutôt la vie. La vie plurielle, la vie des autres. »
Les rasas de l’Inde. En 1986, l’exposition du Grand Palais consacrée aux « Neuf visages de l’art indien » a été pour Daniel Abel une véritable révélation, une des expositions qui l’a le plus frappé. Et il n’a cessé de questionner l’esprit de ces neuf Rasas, neuf expressions de base, « neuf visages du coeur » : le sentiment érotique, le sentiment comique, le sentiment pathétique, le sentiment de fureur, le sentiment héroïque, le sentiment de terreur, le sentiment de l’odieux, le sentiment du merveilleux et le sentiment de sérénité. « J’ai vu dans ces neuf voies d’expression toute la gamme des sentiments qui composent notre vie humaine, tous ses aspects, pris l’un après l’autre ou de façon simultanée. »
Lors d’un voyage en Inde du Nord et au Népal, Daniel Abel a pu éprouver ces neuf sentiments: l’érotique avec les sculptures du temple de Kajuraho, le merveilleux devant les minarets élancés du Taj, le pathétique dans la foule, le comique « avec ce baigneur hilare se brossant les dents dans le Gange », le sentiment de sérénité et de lumière intérieure « avec certaines représentations du Bouddha »…
« Voici l’immense richesse de l’Inde, que l’on ne cesse de découvrir en lisant les grandes épopées, les Upanishads ou les Védas, ou en surprenant au cours du voyage le son d’une flûte de charmeur de serpents, l’envol de perruches vertes dans les feuillages, l’attention extrême d’adeptes jaïns à ne pas écraser fût-ce un moustique, le respect absolu de toute vie. »
La maison Unal. En 2007, il découvre, ébloui, la maison Unal dans l’Ardèche. Unal, du nom de son architecte et constructeur, Joël Unal. Une construction implantée, en 35 ans de labeur acharné, sur un site rocailleux au milieu d’une forêt de chênes lièges, loin de tout habitat. D’une blancheur irradiante, la maison bulle surgit au détour d’un chemin comme un énorme coquillage ou un aéronef spatial. L’effet de surprise est total.
« André Breton aurait aimé cette écriture, qui parait instinctive, idéalement libre, intemporelle », s’enthousiasmait Daniel Abel, qui lui a consacré un bel album poétique:
« Blancheur irisée
Fluide auroral
Noblesse de cathédrale païenne
Triomphale émergence
Matière noble
Météore… »
Plutôt la vie. Je repense souvent à ces jours heureux passés à Héricy, à ces moments chaleureux et fraternels, à ces discutions folles et ces cadavres exquis, à ces frissons stimulants, à la sensation « d’une aigrette de vent aux tempes », dont parle André Breton et que Daniel aimait à redire, à ces odes vibrantes pour hâter la venue du printemps. « Oui, insistait Daniel, le surréalisme, en notre jeunesse, nous est apparu comme un printemps de pensée, de parole, avec cette révolte contre le vieux monde compassé et bourgeois et cette aspiration à la liberté toujours à défendre. »
Je repense à Daniel tentant chaque matin de re-commencer le monde.
« le jardin
s’est enrichi d’une fleur
la nuit
d’une étoile »
Je repense à Denise dans l’étoile du jasmin, je repense à l’or du temps, et, plus que tout, à la paix du coeur. Je repense à cette bonne vie de Héricy. Oui, PLUTOT LA VIE.
Bruno SOURDIN.
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