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Kenneth White: "La Bretagne a une importance énorme dans ma vie." |
Le poète d’origine écossaise Kenneth White s’était établi à Trébeurden, dans les Côtes d’Armor, au début des années 80. De sa maison qu’il avait baptisée Gwenved (le pays blanc), il entendait roder « le vent de la terre » et sa vision se faisait plus intense.
En 1997, je l’avais interviewé pour son livre « Les rives du silence », un beau volume de poésie ouverte et vigoureuse, qui couvrait neuf années de travail poétique concentré et de pérégrinations en divers lieux de la terre. Il y consacrait de très belles pages à la Bretagne blanche. Il aimait aussi explorer en profondeur des contrées éloignées comme l’archipel des Antilles :
« retour à l’hibiscus et au colibri
au vent chaud qui caresse les feuilles de la forêt
au grand miroir bleu de l’Atlantique ».
Ses voyages en Martinique ou en Guadeloupe le touchent profondément :
« pris dans une sorte d’éternité
les jours passent, longs et lents ».
Voyage aussi, mais dans le temps, lorsqu’il fait revivre Sénèque en son exil :
« je spéculais sur les nuages
je méditais au bord de la mer
je lisais des sermons dans les pierres ».
Avec Sénèque ou avec Ovide, Kenneth White cherche à créer un réseau d’esprits qui lui sont proches :
« Voici donc un homme qui écoute la neige tomber
et laisse les heures lentement s’étirer
une telle distance, un tel silence comblent maintenant ma vie ».
La dernière partie du livre le voit renouer avec le poème long. Ce Testament du littoral débute par une évocation du chamane sioux Élan Noir :
« que les hommes
entrent dans le cercle sacré
et qu’ils retrouvent
la bonne route rouge ».
Par contraste, les premières pages du recueil rassemblent une série de petits poèmes, dans l’esprit du haïku japonais :
« Entendu crier des mouettes
mais quand j’ai levé la tête
rien que la lune ».
Entretien avec Kenneth White, mai 1997
INÉDIT
B.S. : Par bien des aspects, votre œuvre développe des thèmes voisins de ceux de la Beat Generation américaine : le voyage, le nomadisme, la culture chamanique, l’appel de l’Orient… De tous les poètes Beat, Gary Snyder est incontestablement le plus proche de vous, vous lui avez d’ailleurs consacré un essai chez Unicorn. Quels sont vos liens ?
K. W. : On s’écrit. Mais au fur et à mesure que le temps passe, les différences s’accentuent. Lui, verse beaucoup plus dans la religion et le mythologique. D’autre part, il a un esprit communautaire, ce que je n’ai pas. Je suis un individu qui s’adresse à d’autres individus et, avec un travail de longue haleine, on peut ouvrir un autre espace, un autre mode de vie. Gary, lui, a tendance à devenir un peu normalisant.
Et Allen Ginsberg, quelle importance lui accordez-vous ? Pensez-vous qu’il est un des grands poètes de son siècle ?
Non. Il y a chez lui du « moi-isme » confus. Il m’intéresse en tant que symptôme d’un état de choses. Avec beaucoup d’aspirations. Mais il y a dans sa poésie beaucoup de choses répétitives. Il utilise un langage venu d’ailleurs. Il ne s’en sort pas.
Jack Kerouac, de son côté, attachait beaucoup d’importance à ses racines bretonnes, celtes. Êtes-vous sensible à cet aspect de son œuvre ?
Quand j’étais étudiant, je ruais dans les brancards. On m’a dit : Kerouac est quelqu’un qui doit vous intéresser ! Non, je n’ai rien à voir avec ce sentimentalisme. Mais j’ai beaucoup de sympathie pour l’homme. J’ai fini par apprécier des passages de ses livres, le rythme de l’écriture : ça swingue ! Mais ça tourne un peu en rond. Satori à Paris, où il raconte son voyage en France à la recherche de ses racines bretonnes, est un échec complet.
La Beat Generation ne vous a donc pas influencé ?
Non. On a des racines communes : Walt Whitman, que je lisais quand j’avais 14-15 ans, Leaves of Grass (Feuilles d’herbes) est un livre qui ouvre un monde. Il y a aussi en commun un intérêt pour la vie. Mais le côté errance me vient surtout des vieux errants écossais et irlandais, des moines pérégrinants comme Brandan.
Comment un poète occidental doit-il écrire un haïku ? Quelles règles doit-il s’imposer ? Que doit-il au contraire éviter de faire ?
Écrire aussi bien sinon mieux qu’un poète oriental en essayant de garder vivante leur présence au monde. On doit éviter d’imiter à la lettre. Un poème de 17 syllabes, ça n’a aucun sens. Inutile de respecter scrupuleusement les règles classiques. Les plus grands poètes japonais ne les respectent pas non plus. L’esprit du haïku, c’est un jeu subtil entre le vide et le phénomène. Se concentrer sur une goutte de pluie, sur un sourire dans la rue, en tant que signe qui te fait pénétrer dans le vide. Ne pas s’attacher uniquement au phénomène et ne pas avoir le vide à la bouche, mais jouer subtilement avec les deux. Il faut beaucoup de concentration et d’intensité.
Vous consacrez la deuxième partie des Rives du silence à des longs poèmes. Ils ressemblent parfois à des notes de lecture. Avez-vous une recette particulière pour traiter le long poème ?
Le long poème a été écarté du XXe siècle. Le Bateau ivre fait exactement cent lignes.
Notes de lecture ? Lecture, oui, mais lecture du monde. Notes oui, mais comme les notes d’une partition.
Ce sera une poésie fragmentaire. Comme un archipel, chaque fragment est indépendant, mais en même temps il fait partie d’un tout.
Tous vos poèmes partent d’un lieu. La Bretagne tient désormais une place centrale dans votre œuvre. Est-ce qu’elle a « réussi » à vous sédentariser ou vous considérez-vous toujours comme un nomade ?
Je me considère toujours comme un esprit nomade. Cette année, j’ai été dans neuf pays. Mais il est certain que la Bretagne, que Gwenved, cette maison de Trébeurden, a une importance énorme dans ma vie. C’est ici que j’ai concentré beaucoup de choses que j’avais éparpillées. C’est un lieu de concentration mais je continue à beaucoup voyager.
Gwenved, c’est le pays blanc. Un vieux courant celte nomme cela le champ de la plus grande concentration. C’est le lieu où on a la vision la plus intense. La poésie de la nature celtique a été essentielle pour moi. On ne trouve l’équivalent qu’en Orient.
Dans certains poèmes, le « je » n’est pas le vôtre, mais celui de Sénèque ou d’Ovide… Pourquoi ?
Je me suis mis dans la peau de gens qui me sont proches, pour créer un réseau d’esprits semblables à travers le temps et l’espace. Ainsi, je suis en train de décrire des situations parallèles.
Dans Les rives du silence, à un moment, vous quittez vos lieux de prédilection, les pays froids, pour les Antilles. Que retenez-vous comme éléments forts de ce voyage ?
Mon premier livre, les Lettres de Gourgounel, se situait en Ardèche par un été brûlant. C’était un moment très important pour moi. Il y a eu plus tard toute une suite de voyages dans des pays chauds, j’y ai pris goût. L’Asie du Sud-Est et plus récemment les Antilles. J’ai eu envie d’explorer cela en profondeur. Je retiens la beauté, l’isolement, l’élémentarité. Ce sont des choses qui me parlent.
Propos recueillis par Bruno SOURDIN
Les rives du silence, de Kenneth White, traduit de l’anglais par Marie-Claude White, édition bilingue, Mercure de France, 1997.
A recommander aussi : Les cygnes sauvages. En 1991, Kenneth White avait consacré au Japon un « récit rêveur de route et d’îles », qui était aussi un hommage à Matsuo Basho, le grand poète du XVIIe siècle, maître du haïku.
Le dernier voyage de Brandan. Moine irlandais légendaire, figure du Moyen-Age celtique, Brandan navigue par les îles enchantées à la recherche du Paradis. « Et ils ramaient, plus loin, toujours plus loin vers les blancheurs inconnues… »