29/11/2023

L’Empereur de la Chine chez les bouquinistes

Les quais de Seine vers 1900.


C’est la plus grande librairie du monde à ciel ouvert : les bouquinistes sont installés depuis 450 ans sur les quais de Seine, ils sont un symbole majeur de Paris.


Pauvres bouquinistes! La Préfecture de police veut les faire déloger en juillet 2024 à l’occasion des Jeux Olympiques. Les intéressés refusent de déménager. Beaucoup d’entre eux ne se relèveraient pas de perdre leur activité en pleine saison touristique. Et, sur un plan logistique, démonter les  boîtes à livres, qui sont fixées au parapet, constituerait un véritable cauchemar: elles sont trop fragiles, ces boîtes, beaucoup d'entre elles n'y survivraient pas. 

Chasser les bouquinistes, vous n’y pensez pas! Cela aurait rendu Remy de Gourmont furieux.


Bouquiner sur les Quais est une passion incomparable. Guillaume Apollinaire raconte qu’arrivé de province, il allait tous les soirs vers cinq heures fouiller les boîtes des bouquinistes. « Je ne connaissais personne à Paris et chaque passant m’intriguait, car je me demandais s‘il n’était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables. » Un soir, avant la tombée de la nuit, il observe un amateur de livres regarder vers le ciel. « L’inconnu fit un geste puis s’en alla, marchant très vite. Son geste?… Je crois bien qu’il avait envoyé un baiser à l’étoile. Aussitôt, je nommai l’inconnu. Il devint pour moi: Remy de Gourmont. »



Le portrait de Remy de Gourmont gravé par Pierre-Eugène Vibert.


Remy de Gourmont était, dans les premières années du XXe siècle, l’âme du Mercure de France, une revue et une maison d’édition qui publiaient les grandes plumes de l’époque. Apollinaire le considérait comme un « poète incomparable ». Blaise Cendrars, quant à lui, l’avait choisi comme maître d’écriture à 20 ans. « Depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou de l’autre », écrit-il dans Bourlinguer.  Lui aussi l’observe secrètement fouiller dans les boîtes des parapets, sans jamais oser l’aborder. « J’aurais tant voulu saisir au moins une fois son regard depuis le temps que je le suivais sur les quais quand je le rencontrais… tout à la fois absorbé et distrait, ne prenant garde à personne, le nez dans un livre, les yeux dissimulés derrière un lorgnon… On le sentait seul. C’était un bourru et il n’avait pas l’air commode. »


Remy de Gourmont avait coutume de venir d’ordinaire chaque jour, entre cinq et sept heures, bouquiner sur les quais. Il avait un prédilection pour les environs du pont des Arts, en face de l’Institut. C’était un chineur extrêmement méticuleux. On disait de lui qu’il était « l’Empereur de la Chine ». Il examinait avec le plus grand soin les rangées de livres. Tout l’intéressait. Il venait en voisin, de la rue des Saints-Pères, où il occupait un petit appartement. Les livres y constituaient tout l’ornement. Il y vivait quasiment en reclus, revêtu d’une robe de camaldule et le crâne couvert d’une calotte ecclésiastique. Son visage était défiguré par un lupus tuberculeux contracté en 1891, la même année que la publication du Joujou patriotisme, un pamphlet qui s’attaquait à l’esprit revanchard et nationaliste qui faisait suite à la défaite de 1870 et à la perte de l’Alsace-Lorraine, pamphlet qui lui fit perdre son emploi à la Bibliothèque nationale. Son visage était ravagé, à tel point que son père, venu un jour le chercher à la gare, ne le reconnut pas.


Comme on l’imagine, cette défiguration a été un drame terrible. Léautaud, qui l’admirait, note que « sa mise, son visage, sa tournure, comme on n’en voit pas souvent, attirent les regards ». Dans l’omnibus, des voyageurs détournent la tête; dans la rue, des gamins lui jettent des pierres; aucune femme n’ose le regarder en face. Fernand Fleuret raconte que parfois Gourmont demandait à Apollinaire, qui était devenu un ami, de le mener au cirque ou au bordel : « Avant que d’aller chez les filles, Guillaume prenant la précaution de prévenir la "matrule", afin que les pensionnaires fussent déférentes et de bonne compagnie devant le grand homme défiguré. Puis il commandait des gâteaux, des cigarettes et du champagne, qu’il payait d’avance de ses propres deniers, et il revenait chercher Gourmont. » Ainsi l’auteur de Sixtine pouvait passer « quelques temps au milieu de belles filles nues, qu’il se contentait de regarder en fumant et sans dire un mot ».



Il sortait le soir pour se rendre au Café de Flore, au Mercure de France et bien sûr sur les quais. Il n’aimait pas qu’on l’aborde quand il explorait les boîtes de livres. Cette bibliothèque de plein air - « la plus belle bibliothèque du monde » - a un avantage immense: « on y trouve ce qu’on n’y cherche pas ! Que de découvertes, que de trouvailles grandes et petites, que d’imprévu ! Et songez, amis des livres inconnus, que les bouquins de cette bibliothèque unique sont changés en partie tous les jours, de sorte que l’imprévu y est pour ainsi dire garanti. » 


Remy de Gourmont est normand. Il a passé son enfance dans le Coutançais,  au Mesnil-Villeman, dans un petit manoir entouré d’arbres rares. Il a toujours aimé passionnément la nature. Sur les quais, il était aussi très sensible au paysage. C’était, affirmait-il, un endroit  béni des dieux. « Il est émouvant d’y voir tomber la nuit, alors que s’allument les lanternes rouges, bleues et vertes des bateaux et des ponts. Les feuilles des peupliers se taisent, les berges s’apaisent, des nuages lilas font sur les Champs-Élysées un rideau transparent derrière lequel le soleil se couche. L’air est frais et léger, les livres s’endorment dans le silence, la bibliothèque ferme, la vie nocturne va commencer. »


Selon ses propres mots, Remy de Gourmont était « athée, immoraliste, anarchiste». Il avait la réputation d'être d’un mangeur de curés. Il ne croyait en rien et, surtout, il n’acceptait aucune opinion toute faite.  C’était un homme très singulier. Rachilde l’appelait « le libertin mystique ». Gide, qui aurait voulu prendre sa place au Mercure de France, le haïssait. Claudel le trouvait « polygraphe répugnant ». Breton le détestait tout autant, ce qui est plus surprenant : il avait découvert Lautréamont et les Chants de Maldoror avant tout le monde. 


Remy de Gourmont est un grand écrivain mais la postérité l’a un peu oublié. Trop ironique? Trop libre? On a peine à croire qu’il ait disparu du paysage littéraire. « Il s’est illustré dans des domaines et des registres variés, explique Christian Buat, son biographe. Certes c’est un polygraphe, et s’il est vrai qu’un écrivain, pour qu’on en retienne le nom, ne doit avoir qu’une qualité, son écriture multiple le condamnait à l’oubli. » 


Gourmont nous avait pourtant averti: « La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence. »


Lire Gourmont est un vrai bonheur. Continuons à le chercher et à le chiner chez les bouquinistes des quais de Paris, ou d'ailleurs.


Bruno SOURDIN.



« Défense des bouquinistes des Quais et d’ailleurs », textes choisis par Christian Buat, Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont, hors série n°4, 2023.


Christian Buat: « Qui suis-je? Remy de Gourmont », Pardès, 2014.

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