Nanao Sakaki. |
Le 9 août 1945, à la base aérienne de l’archipel japonais des Ryukyu, il repère sur son écran de radar le B-29 qui va lâcher la bombe atomique sur Nagasaki. La veille, il avait dû assister à une soirée d’adieu des jeunes kamikazes qui partaient le lendemain mourir au combat. Nanao Sakaki se demandait bien ce qu’il foutait dans cette galère, lui qui détestait tant la guerre et cette armée.
Après la capitulation de son pays, il devint ce qu’il avait toujours rêvé d’être : il se fit vagabond et poète itinérant dans la tradition des haïjins, ces auteurs de haïkus qu’il vénérait, Matsuo Basho, Ryokan et Kobayashi Issa, parcourant le Japon de long en large, s’enivrant du bonheur de sa liberté retrouvée. A Tokyo, le quartier de Shinjuku avec son labyrinthe aux dix mille bars était son port d’attache.
« Si tu as le temps de causer
Lis des livres
Si tu as le temps de lire
Marche dans la montagne, le désert, l’océan
Si tu as le temps de marcher
Chante, danse
Si tu as le temps de danser
Assieds-toi en paix, Imbécile bienheureux. »
J’ai découvert la poésie étonnante de Nanao Sakaki en 1987 dans le n°5 de Révolution intérieure, la revue de Daniel Giraud, taoïste libertaire et clochard céleste : cinq poèmes traduits en français par Simone Rasoarilalao. Trois ans plus tard, Guy Benoit et sa revue Mai Hors Saison prirent le relais en publiant un choix de poèmes, traduits cette fois-ci par Patrice Repusseau sous le titre de Casse le miroir (1).
« Pourquoi écrivez-vous des poèmes ?
Parce que j’ai l’estomac vide,
Parce que la gorge me démange,
Parce que j’ai le nombril hilare,
Parce que mon cœur brûle d’amour. »
Gary Snyder et Nanao Sakaki. |
En 1963, Gary Snyder, le poète Beat californien, qui séjournait au Japon cette année-là, avait fait la connaissance de Nanao Sakaki à Kyoto. Voici ce qu’il raconte : « Nos conversations au bord de la rivière Kamo débouchèrent sur une longue amitié et une collaboration dans l’art non pas du théâtre de la rue mais plutôt du théâtre des champs et des montagnes. Allen Ginsberg était de passage à Kyoto à ce moment-là et cela devint donc une amitié trans-pacifique. »
Allen est lui aussi fasciné par Nanao et, pour saluer cette amitié, il a composé ce très beau portrait :
« Cerveau lavé par de nombreux torrents
Les jambes propres
d’avoir parcouru à pied quatre continents
Les yeux aussi immaculés
que le ciel de Kagoshima
Un cœur ardent
étonnant cru de fraîcheur
La langue frétillante
d’un saumon de printemps
Nanao Sakaki
a la main qui ne tremble pas
La hache et le stylo
Aussi aigus que les vieilles étoiles. »
Gary Snyder raconte aussi qu’un prêtre bouddhiste traditionnel se vanta devant Nanao de son illustre lignée. « Nanao lui répondit du tac au tac : Je n’ai pas de lignée, je suis rat du désert. »
La poésie de Nanao Sakaki n’est en rien cérébrale. Elle est simple, fluide, profonde, drôle, comme l’aboutissement inoubliable de ses vagabondages et de sa vie de grand marcheur.
« Dans le doute
Dites la vérité – Mark Twain
Quand vous souffrez
Ecoutez bien le vent
Ces chênes noirs
comme ceux de Paul Cézanne
penchés dans le vent du matin.
Nous sommes le 6 août, le jour d’Hiroshima.
J’entends mes os de Néanderthalien
s’entrechoquer au vent. »
Et voici que 30 ans après Mai Hors Saison, un nouvel éditeur français se passionne pour l’œuvre de Nanao. Po&Psy propose une sélection de 40 poèmes, traduits par Danièle Faugeras, une édition bilingue intitulée « Comment vivre sur la planète terre » (2). Et c’est un bonheur renouvelé.
« Pourquoi escalader une montagne ?
Regarde ! une montagne, là.
Je n’escalade pas la montagne.
La montagne m’escalade.
La montagne est moi-même.
Je m’escalade moi-même.
Il n’y a ni montagne
ni moi-même.
Quelque chose
monte et descend
dans l’air. »
Gregory Corso, Allen Ginsberg et Nanao à Santa Fe en 1968. |
Aux Etats-Unis, où il a souvent séjourné et voyagé à partir de 1978, invité par Snyder et Ginsberg, Nanao Sakaki a été salué comme un écologiste acharné et un leader de la contre-culture, « un poète Beat joyeusement excentrique ». Gary Snyder fait remarquer qu’il est « l’un des premiers poètes vraiment cosmopolites produits par le Japon ». Et assurément un des plus libres.
« Quand tu entends une histoire sale
lave-toi les oreilles.
Quand tu vois des trucs moches
lave-toi les yeux.
Quand tu as des idées noires
lave-toi l’esprit
et
garde les pieds boueux. »
Ce clochard céleste n’a jamais rien possédé, ni maison, ni carte de crédit, ni ordinateur, mais, grâce à ses très nombreux amis, il a voyagé dans le monde entier, sur tous les continents, du Nouveau Mexique en Alaska , de la Mongolie à l’Australie des aborigènes, en Sibérie orientale, en Corée, à Terre Neuve, mais aussi en Europe, à Amsterdam, Londres ou Paris…
« venu de nulle part
allant nulle part
Miracle »
Nanao Sakaki est mort le 22 décembre 2008 au Japon. Il avait 85 ans.
Comment habiter le monde, s’interroge sans relâche Nanao. Comment vivre sur cette planète ? En guise de réponse, le poète vagabond japonais s’aventure, le cœur battant, sur quelques pistes implacables et décisives, chaudes comme la vie : voyager léger le sac sur l’épaule, chanter avec les coyotes, pleurer d’amour avec les rouges-gorges, regarder la lueur du soir, dormir dans le désert avec les étoiles, alors qu’aujourd’hui…
« quelque part
quelqu’un
fabrique une bombe nucléaire
simplement pour te tuer ».
Bruno SOURDIN.
(1) Nanao Sakaki : « Casse le miroir », Mai Hors Saison, 1990.
(2) Nanao Sakaki : « Comment vivre sur la planète terre », Po&Psy – Eres, 2023.
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