15/05/2023

Joël Hubaut au pays des Incohérents

 

Joël Hubaut au colloque "Claude Pélieu. Courts-circuits & visions disjonctées", Paris 2021.


Au début des années 1970, Joël Hubaut a vécu trois ans à Honfleur dans l’orbite d’Alphonse Allais, d’Erik Satie et des Arts Incohérents. Rencontres providentielles.


Alphonse Allais


Le petit port normand est propice à l’éclosion de figures excentriques. Alphonse Allais est l’exact contemporain d’Arthur Rimbaud: ils sont nés le même jour, le vendredi 20 octobre 1854, Alphonse à Honfleur, Arthur à Charleville. Alphi (comme on l’appelle ici) n’est pas qu’un amuseur loufoque et impertinent. C’est un grand écrivain, virtuose de l’écriture, maître absolu de l’absurde, adepte de l’humour noir. André Breton aimait « la substance claire et presque toujours printanière de ses  contes». 


Des contes, Allais en a écrit un millier. Son imagination était infatigable. Toute sa vie, il n’a cessé de traquer la bêtise et débusquer les préjugés. Libre penseur, il ne cachait pas sa sympathie pour les insurgés de la Commune. 

Il adorait la vie de café et revenait aussi souvent qu’il le pouvait dans sa ville natale pour reprendre pied. Ce Viking facétieux n’était heureux qu’à Honfleur. On le comprend.


Honfleur est aussi la cité aimée des peintres. Dans ce domaine, Allais fait même figure de précurseur, devançant et annonçant Malevitch et Yves Klein en inventant la peinture monochroïdale. En 1882, il a exposé un « Combat de nègres dans une cave pendant la nuit » qui a eu un succès retentissant au Salon des Arts Incohérents. L’année suivante, toujours dans ce Salon fondé par l’hydropathe Jules Lévy (sur une boutade lancée au Chat Noir), salon où les participants rivalisaient d’imagination, il affiche au mur une feuille de bristol blanche qu’il intitule « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige ». Sa « Récolte de la tomate sur le bords de la Mer Rouge par des cardinaux apoplectiques » a aussi été très remarquée. Tous ces chef-d’oeuvre, Allais les a rassemblés dans son Album primo-avrilesque en 1897.





Érik Satie.


Sous le ciel honfleurais, flotte la fantaisie. 


Erik Satie, que Allais avait rebaptisé Esotérik Satie, est né lui aussi près du Vieux-Bassin. Une personnalité énigmatique. Caché derrière un binocle. Chapeau melon, faux-col et parapluie: un « costume somptueux ». 


Satie était un esprit très spécial. Compositeur inspiré des Gymnopédies, des Morceaux en forme de poire ou de ces inoubliables Préludes flasques pour un chien. Lui aussi est un précurseur: de Dada, du minimalisme et de Fluxus. Toute sa vie, l’inventeur des Airs à faire fuir s’est ingénié à dérouter ses suiveurs, à se trouver là où on ne l’attendait pas. Il fut un inventeur sensible, époustouflant et cocasse. Un excentrique de génie. L’esprit étincelant de Honfleur. Oui.




Rencontres providentielles


C’est à Honfleur qu’en 1972 Joël Hubaut rencontre Claude Pélieu et Mary Beach. Rencontre capitale, fondatrice. Le choc! Claude Pélieu, le mec-à-collages, le fascine. Dans l’horreur programmée de ces années « tatouées de haine, de misère et de peur », il lui apparait comme le seul type décent, « si fragile, si généreux, si lucide, si délicat ». Son « extrême distanciation » l’éblouit, il devient son « étoile clignotante » et son ami. 



Joël Hubaut: "Proto Poèmes épidémik".



Mary Beach, la compagne américaine de Claude Pélieu, qui a traduit avec lui les écrivains de la Beat Generation, est aussi une éditrice. Elle achète à Joël une peinture qui représente une religieuse en train de manger une banane - une parodie du Pop Art -, qui illustrera la couverture du livre qu’elle est en train d’écrire et qui est une parodie du cut-up. Electric Banana paraîtra en 1975, avec une préface de William Burroughs.


"Electric Banana". Couverture de Joël Hubaut.



Claude Pélieu présente à Joël Hubaut ses potes parisiens: Henri Chopin et Jean-Louis Brau, qui lui dira abruptement: « Il faut tout arrêter. Arrêtons de faire de l’art, vivons-le. Il faut rendre le quotidien merveilleux. »


Comme Pélieu, un autre artiste français (dont le frère est commissaire-priseur à Honfleur) a tout laissé tomber et a émigré à États-Unis: Jean Dupuy s’est installé à New York dans le loft de George Maciunas, le père de Fluxus. Il a développé une oeuvre unique, interactive, comme ce Cône pyramide, une sculpture de poussière qui est reliée à un stéthoscope électronique: les pulsations cardiaques du spectateur servent de moteur à la machine. 


En mixant les deux créateurs, Pélieu et Dupuy -  le rire parodique de Pélieu et la présence magique de Jean Dupuy - Joël Hubaut trouve son propre « champ d’attraction ».


Jean Dupuy (Ypudu) est aussi un grand amateur d’anagrammes. Il a créé l’anagramme incroyable de Claude Pélieu: cé lau de pluie. « J’en suis trempé, j’en ruisselle encore », assure Joël Hubaut. 

Le crachin éternel de Honfleur.


Bruno SOURDIN.



Colloque  Claude Pélieu. Courts-circuits & visions disjonctées, University of Chicago Center in Paris, 8-9 juillet 2021.

Joël Hubaut: Proto poèmes épidémik, Éditions Dernier Télégramme, 2021.

Joël Hubaut: BO.Ü échangeur/changeur, École des Beaux-Arts de Caen, 1995.



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