11/10/2022

Jules Barbey d’Aurevilly, dandy singulier et rebelle authentique


Chapeau à larges bords, redingote et chemise à jabot de dentelles, pantalon collant à rayures: Jules Barbey d’Aurevilly vient tous les ans se ressourcer à Valognes, la ville aimée du Cotentin, où je l’ai rencontré. Le vieux Maître n’a rien perdu de sa prestance. Il m’a offert le café à l’hôtel du Louvre, où il a l’habitude de déjeuner.

C’est un homme remarquable au regard d’aigle, un personnage exceptionnel à la verve aristocratique, fougueux, complexe et surprenant. Il est resté fidèle à ses convictions monarchistes et catholiques, mais les jeunes qui ne partagent pas ses idées le voient pourtant aujourd’hui comme un rebelle authentique et infatigable. Il ne cherche pas les honneurs, il n’appartient à aucun groupe littéraire: il se situe tout simplement « à côté ». Singulier. Paradoxal. Unique.


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Bruno Sourdin: Désormais, chaque année, à l’automne, vous séjournez à Valognes. Qu’est-ce qui vous plait le plus dans cette ville?


Jules Barbey d'Aurevilly: Je bats le pavé, je vais partout où j’avais senti et vécu fortement autrefois. Les rêves de ma jeunesse marchent autour de moi, sous les nuages. Je n’ai rencontré qu’eux le long de ces rues, sans personne que quelques gens du peuple tous inconnus. Pas plus de femme comme il faut qu’à l’église. Pas d’Anglaises non plus, dans cette ville des Anglaises!



L'hôtel Granval-Caligny.

Vous logez dans un hôtel particulier, l’hôtel Grandval-Caligny, où vous avez fait planter 300 rosiers. L’appartement, que vous avez meublé, impressionne.


Le caractère de tout cela est la grandeur. Mes plafonds ont quatorze pieds de hauteur.


Aujourd’hui, le ciel est gonflé de gros nuages. L’humidité de votre chère Normandie vous convient bien?


Je suis frileux comme une hirondelle, et d’ailleurs ne sommes-nous pas, en Normandie, la belle pluvieuse, qui a de belles larmes froides sur de belles joues fraîches?


Il est vrai qu’ici l’air est vivifiant. 


Nous avons eu ici un été Saint-Martin délicieux et splendide. A présent, c’est le froid et les longues rafales d’ouest qui me rendent si mélancolique, quand je les entends, le soir, dans ce grand appartement solitaire, plein, pour moi, des spectres du passé.


Vous avez été élevé dans cette campagne normande?


Oui, j’ai été un canard sauvage de l’Ouest, l’enfant des ciels gris et des rivières glauques!


Vous êtes bien un homme du Nord!


Ah! le Nord! le Nord! que le Midi me semble chétif en comparaison et que la nature du Nord est supérieure.




Dans l’Ensorcelée, vous avez peint la lande Lessay et dans Ce qui ne meurt pas les marais du Cotentin. Ces marais vous ont particulièrement inspiré?


Ces marais sont magnifiques d’étendues, de tristesse et d’une tristesse à eux, d’une autre tristesse que les landes. Ce sont des landes mouillées, qui deviennent des lacs sous l’action des pluies. Rien n’est plus désolé, mais rien n’est plus beau.


Et aussi, de chaque coté de la presqu’île, il y a la mer?


Demain, je pars dès six heures du matin pour Morsalines et pour Saint-Vaast. Je me rends ces côtes-ci familières pour mieux les peindre quand je ne les verrai plus, le passé, le souvenir, la distance étant pour moi la palette flamboyante.


Vous êtes très attaché à ces paysages du Cotentin. Et qu’en est-il de la langue?


Le patois fut la première langue de ma jeunesse. Nous autres, gens de la province, la première langue que nous ayons entendue a été un patois.


Jean-François Millet est, comme vous, originaire de ce pays. Vous appréciez particulièrement ce peintre?


Le mérite de Millet c’est qu’il fait sortir de la réalité, l’idéal. Il ne le superpose pas à la réalité. C’est la réalité, intensément rendue, qui l’engendre. Ses paysans ne sont pas uniquement que des corps primitivement forts et beaux, ils sont des âmes qui rêvent, ou qui ont souffert, se résignent et prient, et qui pour cela n’en sont pas moins des paysans. Millet est un peintre profondément spiritualiste, à une époque qui ne l’est plus ou qui ne l’est que mièvrement ou sentimentalement, quand elle l’est.


Vous êtes né à 20 km d’ici, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, le 2 novembre 1808.


Je suis réellement né le jour des Morts, à deux heures du matin, par un temps du Diable. Je suis venu comme Romulus s’en alla, dans une tempête.


Considérez-vous ces circonstances comme un présage?


J’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée.


Et qu’en disait votre mère?


J’ai bien des choses tristes, douloureuses à dire de ma mère et de ses rapports avec moi, mais elle a le titre et le nom sacré: elle est ma mère.


La maison familiale de l'écrivain à Sain-Sauveur.

Lorsque vous revenez à Saint-Sauveur, vous redécouvrez le décor de votre jeunesse, la maison familiale?


Je suis allé me promener dans le jardin, aux places que ma mère aimait, le long de l’espalier des pêchers et dans l’allée étroite du parterre. Mais plus de parterre, plus de fleurs! de l’herbe dans les allées, la grande corbeille en morceaux, les murs mousseux, la négligence, l’abandon, la mort!


Enfant, vous aviez déjà un tempérament batailleur?


Dans le jardin familial, j’ai commandé l’armée de mes trois frères à cheval sur un bâton, et plus fier et plus heureux que Roger sur l’Hippogriffe.


Vous étiez très lié avec votre frère Léon, celui qui était prêtre?


Je l’ai enterré dans le cimetière des pauvres, comme s’il avait été franciscain, et il était digne de l’être, et il s’est trouvé que ce cimetière est sublime! On peut y enterrer des héros, des saints, des pauvres et des poètes. Sa tombe est au fond d’un fossé de guerre dans lequel on a planté des pommiers qui sont en fleurs au printemps, comme lui est en fleurs immortelles (j’espère) dans le jardin céleste de Là-Haut!


Sa mort vous a beaucoup affecté?


Je ne crois point que l’homme qui n’oublie pas (et pour ma part, malheureusement, je n’ai jamais rien oublié) puisse se consoler d’un malheur irréparable comme la mort. Par Dieu! on vit. On met par-dessus ce qu’on souffre du rire et quelquefois des folies, mais c’est tout!


A sept ans, votre père a cherché à vous placer dans une école militaire, mais cela ne put se faire: vous étiez trop jeune. Avez-vous regretté de ne pas avoir revêtu l’uniforme militaire?


Si au lieu d’aller faire mon droit à Caen, j’étais allé faire le coup de sabre dans l’Algérie, je serais maintenant général ou j’aurais été tué.


Vous avez pratiqué et aimé l’équitation. Qu’est-ce que l’art de monter à cheval vous a appris?


Pour un diable d’esprit comme le mien, ardent comme un cheval entier de la Vallée d’Auge, cela ressemble, cette manière en se retenant, à ce qu’on appelle, en équitation, la Danse entre les piliers, et un tel exercice est fatigant et difficile. Je m’y suis fait le corps autrefois, mais l’esprit, que j’ai violent, je ne l’y ai pas encore brisé.


Tout au long de votre vie, vous avez célébré la femme avec passion.


Je donnerai toutes les cathédrales du monde et les monuments les plus vantés pour une tresse de cheveux de Diane de Poitiers, ou encore mieux de cette Florentine, maîtresse de Léonard de Vinci, dont le portrait est au Musée et que je ne puis regarder sans tressaillement.


Est-ce indiscret de vous demander d’évoquer votre premier amour?


« Elle avait dix-neuf ans. Moi treize. Elle était belle; 

Moi laid. Indifférente, et moi je me tuai… » 

Je passais tous mes jours à ne regarder qu ‘elle… Mais un jour j’osai lui planter un baiser… d’incendie sur la rondeur de son genou! Et ce fut tout. Elle oublia. Moi, non.


Mais votre véritable muse, à qui vous êtes toujours resté fidèle ensuite, vous l’avez désignée par le terme de « l’Ange blanc ».


Le temps que je donnais au monde autrefois, je le donne tout à Elle.


Comment l’avez-vous rencontrée?

Le première fois que j’ai vu l’Ange blanc, j’étais ivre…

« Elle avait les yeux pleins de toutes les pitiés.

Elle prit ses gants blancs et les mit dans mon verre,

Elle me dit en riant, de sa voix douce et claire:

Je ne veux plus que vous buviez! »

Et ce simple mot décida de ma vie. Et ce fut le coup de Dieu qui changea mon destin.


Elle est toujours resté la dame de votre coeur?


Tout ce que j’ai d’âme, de passion, de préoccupation, d’avenir humain, tourne et repose sur une seule tête, fine et délicate comme celle d’une madone de missel, et si ce pauvre et pâle et charmant front sombrait, le robuste que je suis sombrerait avec.

Elle est l’âme de mon âme.


Vous avez fait vos études à Paris, au Collège Stanislas. Vous étiez un jeune homme fougueux et votre père vous obligea à revenir en province pour faire votre droit à Caen.


Mon droit! Il s’agissait de préparer mon droit! Quelle ironie pour moi qui rêvais alors, mon cher, la vie à gauche, côté du coeur, l’existence passionnée, fringante, vibrante, même cahotée, pleine d’un bruit essentiellement militaire, un tumulte de charges endiablées et de sonneries éclatantes.




A Caen, vous vous faites remarquer par l’étrangeté de vos costumes et de vos allures. On devient dandy par insolence, par caprice?


Les caprices dans mon âme sont aussi nombreux que les plis sur la mer, un jour d’ouragan.




Tout le monde vous connait pour être un monarchiste convaincu mais à cette époque-là, votre première appartenance politique était républicaine. Ainsi preniez-vous vos distances avec votre père qui avait des opinions contraires.


Mon père était absolu dans ses idées et moi dans mes passions. J’étais alors comme tous ces imbéciles de jeunes gens qui commencent leurs fredaines par la République. J’avais la bêtise d’être de bonne foi dans cette opinion, que la connaissance de MM. les républicains, l’histoire que j’étudiais et ma réflexion détruisirent bien vite.


Bientôt, nous n’avez qu’une idée en tête: partir pour Paris. Et vous vous faites remarquer en déambulant sur le Boulevard en compagnie de vos amis, comme le poète Maurice de Guérin qui avait été votre condisciple à Stanislas.


A Stanislas en 1828 et 29, j’étais dans la même école que Guérin; nous étions compagnons du même pupitre. Au lieu d’écrire nos devoirs et d’apprendre nos leçons, nous nous écrivions des lettres et des vers.


Maurice de Guérin, l'ami.

Maurice de Guérin était un poète rêveur, triste et doux, il était malade: il décéda à 29 ans. Vous le considériez comme un frère. Cette disparition a dû vous faire beaucoup souffrir?


C’est mon meilleur ami que j’ai perdu: c’est le seul peut-être de tous ceux que j’ai perdus (et j’en ai perdu) qui ne m’ait jamais causé la moindre peine, qui n’ait jamais eu l’ombre d’un tort avec moi. Quoi que prévue depuis longtemps, cette perte n’en a pas été moins vivement sentie. On a beau prévoir, on a beau s’affliger d’avance, la réalité est plus forte que tout.


A Paris, vous êtes devenu un journaliste influent. Ce n’était pourtant pas votre vocation au départ?


Je n’ai plus de mal au coeur du journalisme et de ces prostitutions masquées qu’on appelle des articles. J’en ferai tant qu’on voudra! J’ai vaincu mes dégoûts: avalé mon crapaud, comme dit Chamfort.


Vous êtes un polémiste redouté. Votre verve, vous en conviendrez, n’est pas du goût de tout le monde?


On m’a demandé de baisser un peu cette voix de stentor que j’ai le malheur d’avoir.


Et bien entendu, vous ne l’avez pas fait. La polémique, vous ne voudriez pas vous en passer?


C’est l’exercice le plus élevé de l’esprit humain.


Votre ton est mordant, percutant, sans pitié. Avec aussi un goût très sûr du paradoxe.


J’ai tellement la haine du commun que la vérité m’ennuie et me dégoûte du moment qu’elle se répand. Fâcheuse disposition, mais c’est la mienne. Je ne suis point un super sage, non! morbleu! mais la folie incarnée, surtout depuis quelques temps.


Êtes-vous toujours sincère?


Quand je ne mens pas tout à fait, je ne dis vrai qu’à moitié. Morale chose!


Vous est-il arrivé d’avoir recours aux paradis artificiels?


Il se passe de telles saturnales d’ennui et de désespérance au fond de mon être que j’ai fait des orgies d’opium qui m’ont porté malheur.


Vous en avez souffert?


Ma santé même, cette chose de fer, a été un instant ébranlée. Je me suis cru mal au foie parce que j’avais le spleen, et je n’étais moins solide qu’à l’ordinaire que parce que j’avais fait des excès d’opium digne du Turc le plus amoureux de l’engourdissement. Plusieurs fois dans ma vie j’ai rompu et je me suis réconcilié avec l’opium, comme avec une de ces maîtresses qu’on ne peut s’empêcher d’aimer malgré le mal qu’elle nous fait.


Souffrez-vous de la solitude?


Quelle crucifixion que l’isolement! C’est mon mal éternel et acharné. C’est une sensation à ne plus noter, tant elle m’est ordinaire!


Vous êtes un brillant causeur mais vous pouvez aussi, en soirée, parler aussi peu que possible. C’est le plaisir suprême?


Oui, celui de conserver sang-froid et empire sur soi-même, si bien qu’ils ne peuvent pas dire qui je suis, si ce n’est une taille de spectre vêtu de noir et une figure très dédaigneuse comme le mari du Marie Stuart dans Walter Scott, dont le portrait sévère et gracieux poursuit très souvent mon souvenir.




Walter Scott, en effet, mais dans le domaine anglais, Byron est votre grand modèle, non ?


Je suis peut-être le seul en France qui sache à une virgule près ce qu’a écrit cet homme. J’ai la prétention de connaître Byron jusque dans les lignes les plus négligemment tracées, les moins littéraire, comme je connais sa personne morale dans les moindres replis.


Vous êtes un Byronien furieux…


Byron et Alfieri, l’écrivain italien, m’ont empoisonné mes premières dix années de jeunesse. Ils ont été ma morphine et mon émétique et quoi que je sois, à ce qu’il me semble, bien guéri de ces deux empoisonnements, cependant parfois je me retrouve quelque bouton byronien qui repousse.


Souvent vous citez Shakespeare, mais non sans quelques réserves?


La sereine notion de l’ordre lui manquait. Tout ce qu’il a fait est irrégulier, heurté, presque fou, « it is strange », comme il dit si souvent lui-même, et l’on ne sait quoi d’incohérent et de farouche semble offusquer ses plus éclatantes beautés.


Et chez les Italiens, qui portez-vous aux nues?


Notre maître à tous, le grand Dante, a de ces images agrestes, jetées aux endroits de ses poèmes  qui se rapportent le moins à la campagne et c’est un charme dans ses vers.


Dans la littérature française vous appréciez particulièrement Saint-Simon, avez-vous dit.


Dans ses Mémoires, tout est beau: style, pensées, jugement sur les hommes et les choses, prodigieuse science historique. Livre de premier ordre enfin.


Vous avez eu la dent dure jadis contre le Victor Hugo des Contemplations. Avec la parution de La Légende des siècles vous avez au contraire salué son lyrisme éternel et vous le proclamez seul poète de son époque.


Seul Victor Hugo, malgré les divers cours de sa fortune, est resté fidèle à la Muse, cette déesse de plus en plus fabuleuse.


Et Vigny?


Le comte de Vigny a cela de rare et de merveilleux, qui fermera la bouche aux âmes communes toujours prêtes à jeter la pierre aux poètes, qu’on ne peut trouver une contradiction dans sa vie, et que ce qu’il fut comme poète, il le fut également comme homme.


En revanche, vous n’êtes pas tendre avec Gérard de Nerval, le doux Gérard?


Que Gérard de Nerval ait été un aimable garçon, qu’il ait eu toutes les qualités de coeur, qu’est-ce que cela fait à la critique littéraire? Pour elle, il ne s’agit que de déterminer, une fois pour toutes, la valeur littéraire d’un homme qui, comme écrivain, n’est pas si bon!


Vous détestez Flaubert et vous l’avez copieusement éreinté. Vos conceptions du roman sont aux antipodes. Vous ne supportez pas le Réalisme?


Je sais bien que les Réalistes, dont Flaubert est la main droite, disent que son grand mérite est de faire vulgaire puisque la vulgarité existe. Mais c’est là l’erreur du Réalisme, de cette vile école, que de prendre perpétuellement l’exactitude dans le rendu pour le but de l’art, qui ne doit en avoir qu’un : la Beauté, avec tous ses genres de beauté.


Quant à Zola, j’imagine qu’un roman comme l’Assommoir représente tout ce que vous rejetez en littérature?


Ce livre n’assomme pas, du reste, mais il éclabousse. On sort de sa lecture comme, du bourbier, sortent les cochons, ces réalistes à quatre pattes.


De Lamartine, je ne vous demanderai pas ce que vous pensez de l’homme politique, mais ce que vous retenez du poète?

L’incomparable auteur des Harmonies et de La Mort de Socrate, deux choses immortelles et belles comme tout ce qu’il y a au monde de plus beau.






Barbey avec sa blouse rouge et son capulet.


Quel conseil donneriez-vous, finalement, à un jeune poète?


Défie-toi de ta facilité. Ton talent n’a pas de plus grande ennemie que cette amie charmante. Il faut se défier des vers faciles comme des femmes faciles. Le talent facile, la vertu facile, même chose dans des ordres différents. Il n’y a de beau et de grand que la difficulté, quand elle est vaincue!


Propos recueillis par Bruno SOURDIN.










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