Alain
Jouffroy nous a quittés dimanche 20
décembre, en sa 87e année. Toute sa vie, il est resté fidèle, dans
la filiation directe de Rimbaud et des surréalistes, à son projet d’écrire pour
transformer la vie. Une ambition folle, qui est toujours restée intacte.
Je
l’avais rencontré dans sa maison du Cotentin, dans ce pays qu’il aimait avec
passion. Il adorait déambuler dans les rues de Cherbourg. Il disait qu’à ses
yeux, Rimbaud planait sur cette ville du bout du monde et sur tout le cap de la
Hague et il aimait lui parler : « Il en fréquente assidûment, chaque
nuit, le matin surtout, les sept
vents », assure-t-il dans son livre le plus mystérieux et le plus renversant, «Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet.
« Le Cotentin fait partie de ce qu’on peut appeler, continent sans
frontières, la Rimbaldie. »
A partir
de Cherbourg et de sa maison de la
presqu’île du Cotentin, il aimait créer toutes sortes de liens avec des amis du
monde entier (ce qu’il appelait l’Externet). « Cherbourg n’est pour moi
que l’avant-poste de tous les aujourd’hui
et de tous les ici, de tous les où du monde. Ce n’est pas une ville plus
poétique qu’une autre, mais c’en est une où la poésie peut se vivre aussi
consciemment qu’à Katmandou, sur le mont Athos ou au bord du canal de Panama, à
la construction duquel Rimbaud a songé sérieusement à collaborer. »
En 2003,
à 75 ans, il publiait, chez Gallimard, Vies,
un livre où il s’affirmait comme un des plus grands poètes de notre temps. Le
texte qui ouvre le volume est une suite intitulée L’épée dans l’eau, et elle est
dédiée au peintre italien Lucio Fontana, qui créa, dans les années 50 et 60,
des œuvres conceptuelles qui remettent en question toute l’histoire de la
peinture de chevalet. On retrouve dans la démarche poétique d’Alain Jouffroy
cette même volonté de tout reprendre à zéro et de faire preuve, en toute
occasion, d’une liberté extrême. « Le vide est le lieu de naissance de la
liberté./ Le vide est en l’homme./ L’homme est un amant du vide »,
écrit-il, avant d’ajouter, pour bien préciser son ambition d’aller jusqu’au
bout de sa pensée et de rejeter toutes les conceptions précédemment
admises : « L’homme réinvente à tout instant sa liberté. »
La
rencontre d’André Breton, « par hasard » à Huelgoat, lorsqu’il avait
18 ans, a été déterminante. C’est donc très jeune qu’Alain Jouffroy est entré
dans le groupe surréaliste. Il y a été exclu très rapidement aussi, mais n’a
jamais éprouvé de ressentiment contre Breton. Au contraire. « Mais c’est à
moi surtout de dire ta grandeur de lion fatigué/ Qui ouvre une par une les
cellules de la pensée/ Et se couche lentement – locomotive déraillée de ta
forêt convulsive ».
Et comme
Breton cherchait l’or du temps, Jouffroy était un homme aux aguets. Il
attendait qu’à chaque seconde un miracle se produise. Il s’intéressait à tout.
Il était ouvert et il cherchait, avec d’autres poètes souvent beaucoup plus
jeunes que lui, à provoquer des rencontres, à faire circuler les mots pour
déjouer « la dictature de la Bêtise humaine ». Avec ces hommes et ces
femmes, il a commencé à penser et à mettre en place cet autre système de
communication qu’il appelait Externet.
Ces idées
de commune planétaire, Alain Jouffroy les lançait depuis Paris ou le Cotentin,
où ce grand voyageur travaillait en toute liberté :
« Par les temps toujours changeants de l’incoercible presqu’île/ où j’ai
choisi avec Fusako de repousser ma folie/ Et de chasser les perroquets du
pire ». Dans ce Cotentin, où il disait habiter mieux qu’ailleurs, il aimait
observer les ciels changeants, respirer les hauts vents et dialoguer avec
Arthur Rimbaud, dont l’esprit ne le quittait jamais très longtemps. « On
ne sait plus déchiffrer Rimbaud/ Ce masque de feu dans la nuit polaire ».
Bref, Alain Jouffroy y réaffirmait clairement son rapport obsessionnel avec les
mots et la liberté.
Jusqu’au
bout, son programme est resté celui d’un jeune homme en colère, qui n’admettait
pas de vivre dans un monde où l’argent fait la loi. C’était un révolutionnaire,
il ne voulait faire de concession à personne. « La poésie c’est sans
patron qu’on la pratique et à son gré ». Il ne faut pas attendre de lui
une poésie convenue, polie, ronronnante, encore moins une poésie académique. Dans
son beau livre C’est partout, ici,
qui reprenait des poèmes écrits entre 1955 et 2001, il dit non à la poésie en
complet-veston/ la poésie de politesse/ la poésie de prison ».
Mais Alain
Jouffroy était aussi un homme qui savait dire oui à la magie des rencontres. Sa
poésie est rafraîchissante car elle nous sort du nihilisme ambiant. Il croyait dur comme fer à la possibilité de
changer la vie, il rejetait donc la solitude du désespoir. Il faut commencer la
révolution par soi-même, pensait-il, changer son regard sur les hommes et sur
les choses. Sa poésie surprend par son inventivité et sa fécondité. Elle
dépasse « le dégoût des mots de tous les jours », pour transmettre un
appel à renaître. « Oui, poésie absolue, politique, physique,/ Seule
chance de transformer la vie. »
Bruno
SOURDIN.
Bravo ! et merci.
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