23/12/2015

Alain Jouffroy, le nomade des hauts vents



Alain Jouffroy nous a quittés dimanche  20 décembre, en sa 87e année. Toute sa vie, il est resté fidèle, dans la filiation directe de Rimbaud et des surréalistes, à son projet d’écrire pour transformer la vie. Une ambition folle, qui est toujours restée intacte.


Je l’avais rencontré dans sa maison du Cotentin, dans ce pays qu’il aimait avec passion. Il adorait déambuler dans les rues de Cherbourg. Il disait qu’à ses yeux, Rimbaud planait sur cette ville du bout du monde et sur tout le cap de la Hague et il aimait lui parler : « Il en fréquente assidûment, chaque nuit, le matin surtout, les sept vents », assure-t-il dans son livre le plus mystérieux et le plus renversant, «Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet. « Le Cotentin fait partie de ce qu’on peut appeler, continent sans frontières, la Rimbaldie. »


A partir de Cherbourg et de sa maison  de la presqu’île du Cotentin, il aimait créer toutes sortes de liens avec des amis du monde entier (ce qu’il appelait l’Externet). « Cherbourg n’est pour moi que l’avant-poste de tous les aujourd’hui et de tous les ici, de tous les du monde. Ce n’est pas une ville plus poétique qu’une autre, mais c’en est une où la poésie peut se vivre aussi consciemment qu’à Katmandou, sur le mont Athos ou au bord du canal de Panama, à la construction duquel Rimbaud a songé sérieusement à collaborer. »




En 2003, à 75 ans, il publiait, chez Gallimard, Vies, un livre où il s’affirmait comme un des plus grands poètes de notre temps. Le texte qui ouvre le volume est une suite intitulée L’épée dans l’eau,  et elle est dédiée au peintre italien Lucio Fontana, qui créa, dans les années 50 et 60, des œuvres conceptuelles qui remettent en question toute l’histoire de la peinture de chevalet. On retrouve dans la démarche poétique d’Alain Jouffroy cette même volonté de tout reprendre à zéro et de faire preuve, en toute occasion, d’une liberté extrême. « Le vide est le lieu de naissance de la liberté./ Le vide est en l’homme./ L’homme est un amant du vide », écrit-il, avant d’ajouter, pour bien préciser son ambition d’aller jusqu’au bout de sa pensée et de rejeter toutes les conceptions précédemment admises : « L’homme réinvente à tout instant sa liberté. »

La rencontre d’André Breton, « par hasard » à Huelgoat, lorsqu’il avait 18 ans, a été déterminante. C’est donc très jeune qu’Alain Jouffroy est entré dans le groupe surréaliste. Il y a été exclu très rapidement aussi, mais n’a jamais éprouvé de ressentiment contre Breton. Au contraire. « Mais c’est à moi surtout de dire ta grandeur de lion fatigué/ Qui ouvre une par une les cellules de la pensée/ Et se couche lentement – locomotive déraillée de ta forêt convulsive ».

Et comme Breton cherchait l’or du temps, Jouffroy était un homme aux aguets. Il attendait qu’à chaque seconde un miracle se produise. Il s’intéressait à tout. Il était ouvert et il cherchait, avec d’autres poètes souvent beaucoup plus jeunes que lui, à provoquer des rencontres, à faire circuler les mots pour déjouer « la dictature de la Bêtise humaine ». Avec ces hommes et ces femmes, il a commencé à penser et à mettre en place cet autre système de communication qu’il appelait Externet.

Ces idées de commune planétaire, Alain Jouffroy les lançait depuis Paris ou le Cotentin, où ce grand voyageur travaillait en toute liberté : « Par les temps toujours changeants de l’incoercible presqu’île/ où j’ai choisi avec Fusako de repousser ma folie/ Et de chasser les perroquets du pire ». Dans ce Cotentin, où il disait habiter mieux qu’ailleurs, il aimait observer les ciels changeants, respirer les hauts vents et dialoguer avec Arthur Rimbaud, dont l’esprit ne le quittait jamais très longtemps. « On ne sait plus déchiffrer Rimbaud/ Ce masque de feu dans la nuit polaire ». Bref, Alain Jouffroy y réaffirmait clairement son rapport obsessionnel avec les mots et la liberté.

Jusqu’au bout, son programme est resté celui d’un jeune homme en colère, qui n’admettait pas de vivre dans un monde où l’argent fait la loi. C’était un révolutionnaire, il ne voulait faire de concession à personne. « La poésie c’est sans patron qu’on la pratique et à son gré ». Il ne faut pas attendre de lui une poésie convenue, polie, ronronnante, encore moins une poésie académique. Dans son beau livre C’est partout, ici, qui reprenait des poèmes écrits entre 1955 et 2001, il dit non à la poésie en complet-veston/ la poésie de politesse/ la poésie de prison ».

Mais Alain Jouffroy était aussi un homme qui savait dire oui à la magie des rencontres. Sa poésie est rafraîchissante car elle nous sort du nihilisme ambiant. Il  croyait dur comme fer à la possibilité de changer la vie, il rejetait donc la solitude du désespoir. Il faut commencer la révolution par soi-même, pensait-il, changer son regard sur les hommes et sur les choses. Sa poésie surprend par son inventivité et sa fécondité. Elle dépasse « le dégoût des mots de tous les jours », pour transmettre un appel à renaître. « Oui, poésie absolue, politique, physique,/ Seule chance de transformer la vie. »

Bruno SOURDIN.




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