24/12/2015

Lorsqu'Alain Jouffroy vivait dans le Cotentin





En 1965, paraissait l'anthologie de "La poésie de la Beat Génération". Magnifique préface d'Alain Jouffroy: "Les poètes de la Beat Generation parlent sans doute sur le ton qui ne convient pas, ils abordent parfois des sujets réputés "non poétiques", ils n'usent jamais du "ton soi-disant littéraire", ils suivent souvent le rythme de la conversation ordinaire (...) Pour eux, la poésie, la vie ne font qu'un seul et même élan de feu."  Acheté à Rennes en 1968, c'est le livre qui a changé ma vie. Je n'ai jamais cessé de le relire depuis. Trente cinq ans plus tard, je me suis rendu compte que le génial préfacier vivait dans le Cotentin, à 40 km de chez moi. Quel bonheur de rencontrer ce poète considérable!


23/12/2015

Alain Jouffroy, le nomade des hauts vents



Alain Jouffroy nous a quittés dimanche  20 décembre, en sa 87e année. Toute sa vie, il est resté fidèle, dans la filiation directe de Rimbaud et des surréalistes, à son projet d’écrire pour transformer la vie. Une ambition folle, qui est toujours restée intacte.


Je l’avais rencontré dans sa maison du Cotentin, dans ce pays qu’il aimait avec passion. Il adorait déambuler dans les rues de Cherbourg. Il disait qu’à ses yeux, Rimbaud planait sur cette ville du bout du monde et sur tout le cap de la Hague et il aimait lui parler : « Il en fréquente assidûment, chaque nuit, le matin surtout, les sept vents », assure-t-il dans son livre le plus mystérieux et le plus renversant, «Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet. « Le Cotentin fait partie de ce qu’on peut appeler, continent sans frontières, la Rimbaldie. »


A partir de Cherbourg et de sa maison  de la presqu’île du Cotentin, il aimait créer toutes sortes de liens avec des amis du monde entier (ce qu’il appelait l’Externet). « Cherbourg n’est pour moi que l’avant-poste de tous les aujourd’hui et de tous les ici, de tous les du monde. Ce n’est pas une ville plus poétique qu’une autre, mais c’en est une où la poésie peut se vivre aussi consciemment qu’à Katmandou, sur le mont Athos ou au bord du canal de Panama, à la construction duquel Rimbaud a songé sérieusement à collaborer. »




En 2003, à 75 ans, il publiait, chez Gallimard, Vies, un livre où il s’affirmait comme un des plus grands poètes de notre temps. Le texte qui ouvre le volume est une suite intitulée L’épée dans l’eau,  et elle est dédiée au peintre italien Lucio Fontana, qui créa, dans les années 50 et 60, des œuvres conceptuelles qui remettent en question toute l’histoire de la peinture de chevalet. On retrouve dans la démarche poétique d’Alain Jouffroy cette même volonté de tout reprendre à zéro et de faire preuve, en toute occasion, d’une liberté extrême. « Le vide est le lieu de naissance de la liberté./ Le vide est en l’homme./ L’homme est un amant du vide », écrit-il, avant d’ajouter, pour bien préciser son ambition d’aller jusqu’au bout de sa pensée et de rejeter toutes les conceptions précédemment admises : « L’homme réinvente à tout instant sa liberté. »

La rencontre d’André Breton, « par hasard » à Huelgoat, lorsqu’il avait 18 ans, a été déterminante. C’est donc très jeune qu’Alain Jouffroy est entré dans le groupe surréaliste. Il y a été exclu très rapidement aussi, mais n’a jamais éprouvé de ressentiment contre Breton. Au contraire. « Mais c’est à moi surtout de dire ta grandeur de lion fatigué/ Qui ouvre une par une les cellules de la pensée/ Et se couche lentement – locomotive déraillée de ta forêt convulsive ».

Et comme Breton cherchait l’or du temps, Jouffroy était un homme aux aguets. Il attendait qu’à chaque seconde un miracle se produise. Il s’intéressait à tout. Il était ouvert et il cherchait, avec d’autres poètes souvent beaucoup plus jeunes que lui, à provoquer des rencontres, à faire circuler les mots pour déjouer « la dictature de la Bêtise humaine ». Avec ces hommes et ces femmes, il a commencé à penser et à mettre en place cet autre système de communication qu’il appelait Externet.

Ces idées de commune planétaire, Alain Jouffroy les lançait depuis Paris ou le Cotentin, où ce grand voyageur travaillait en toute liberté : « Par les temps toujours changeants de l’incoercible presqu’île/ où j’ai choisi avec Fusako de repousser ma folie/ Et de chasser les perroquets du pire ». Dans ce Cotentin, où il disait habiter mieux qu’ailleurs, il aimait observer les ciels changeants, respirer les hauts vents et dialoguer avec Arthur Rimbaud, dont l’esprit ne le quittait jamais très longtemps. « On ne sait plus déchiffrer Rimbaud/ Ce masque de feu dans la nuit polaire ». Bref, Alain Jouffroy y réaffirmait clairement son rapport obsessionnel avec les mots et la liberté.

Jusqu’au bout, son programme est resté celui d’un jeune homme en colère, qui n’admettait pas de vivre dans un monde où l’argent fait la loi. C’était un révolutionnaire, il ne voulait faire de concession à personne. « La poésie c’est sans patron qu’on la pratique et à son gré ». Il ne faut pas attendre de lui une poésie convenue, polie, ronronnante, encore moins une poésie académique. Dans son beau livre C’est partout, ici, qui reprenait des poèmes écrits entre 1955 et 2001, il dit non à la poésie en complet-veston/ la poésie de politesse/ la poésie de prison ».

Mais Alain Jouffroy était aussi un homme qui savait dire oui à la magie des rencontres. Sa poésie est rafraîchissante car elle nous sort du nihilisme ambiant. Il  croyait dur comme fer à la possibilité de changer la vie, il rejetait donc la solitude du désespoir. Il faut commencer la révolution par soi-même, pensait-il, changer son regard sur les hommes et sur les choses. Sa poésie surprend par son inventivité et sa fécondité. Elle dépasse « le dégoût des mots de tous les jours », pour transmettre un appel à renaître. « Oui, poésie absolue, politique, physique,/ Seule chance de transformer la vie. »

Bruno SOURDIN.




07/12/2015

Stuart Merrill, de Long Island à la rue de Seine


Stuart Merrill


Oscar Wilde mourut le 30 novembre 1900 à Paris. Celui qui avait été le grand initiateur d’une génération, le très extravagant et scandaleux “King of life”, mourut , on le sait, comme un gueux. Pour suivre son convoi funèbre, ceux qui l’avaient encensé et fêté dix ans plus tôt dans les cercles littéraires parisiens lui avaient fait faux bond. Dans le dernier quartier des fidèles, il ne restait que Pierre Louÿs, Paul Fort, Stuart Merrill et quelques artistes anglais. Déjà en 1895, lorsque Wilde fut condamné à la prison et aux travaux forcés, Stuart Merrill fut le premier, en France, à voler à son secours. Mais la pétition qu’il avait fait circuler pour demander aux tribunaux anglais un peu de clémence ne recueillit aucun succès. Merrill en fut profondément affecté.

Stuart Merrill était un Américain de Long Island, comme Walt Whitman (qu’il vénérait et qu’il rencontra d’ailleurs une fois). Né en 1863. Un père conseiller à l’ambassade américaine de Paris. Une enfance sévère et puritaine. Des études à Paris au lycée Fontanes, aujourd’hui Condorcet.  Condisciple de Pierre Quillard, René Ghil, Ephraïm Mikhaël, André Fontainas. Des vers dans Le Décadent, où publiait aussi Verlaine. Subjugué par la parole magique de Mallarmé.

A vingt ans, il retourne en Amérique pour cinq ans. C’est un jeune homme robuste et solide. Dans ses Souvenirs du symbolisme, André Fontainas le décrit comme « un des hommes les plus beaux que j’ai rencontrés ». Il a horreur de l’injustice et déjà la haine du bourgeois. A New York, il s’engage aux côtés des socialistes et appelle de ses vœux la Révolution qui grondera sur le vieux monde. C’est un rebelle, un révolté. Il faut « à tout prix renverser un ordre de choses, qui, en étouffant toute joie, rendra bientôt impossible tout art ». Ces idées, il ne les reniera jamais.

Mais à New York, il se sentait en exil dans son propre pays. Son cœur était en France. Paris lui manquait infiniment, la vie nocturne, les cénacles littéraires, les amis, les confrères en symbolisme. En 1892, il quitta les Etats-Unis pour ne plus jamais y revenir. Il s’installa au 66, rue de Seine, puis au 53, quai Bourbon, 5e étage. La Seine coule à ses pieds. Il est heureux. Son appartement est ouvert presque chaque soir aux innombrables amis. « Toute la littérature de l’époque y passa », se souvient Paul Fort. Stuart Merrill y était « beau comme un demi-dieu, note Adolphe Retté, toujours débarqué la veille  d’un paquebot transatlantique ou prêt à prendre le train pour de vagues Allemagnes ». « De sa voix un peu lourde, nuancée d’un très léger accent plus britannique qu’américain, Merrill contait volontiers des histoires des histoires de mer et d’outre-mer », précise de son côté André Salmon.

Les cafés littéraires du Quartier Latin étaient son terrain de chasse favori : la Côte d’or, en face de l’Odéon, à l’angle de la rue Racine ; le Soleil d’or de la place Saint-Michel, où l’on allait prendre l’apéritif avec Verlaine ; l’Académie, rue Saint-Jacques, où Verlaine siégeait aussi. Il faisait partie de groupes à noms bizarres, retrouvait Paul Fort, Moréas et Salmon à la Coquerie, rue de la Gaieté, aux Deux-Magots, boulevard Saint-Germain. Devant un whisky ans soda, il parlait de poésie pendant des heures. Tout le monde le connaissait. Son premier recueil, Les Gammes, date de 1881.

Stuart Merrill est un décadent (puis un symboliste) de la première heure et il n’a jamais dévié d’un pouce de son modèle poétique. Avec les symbolistes, il partageait un idéal très élevé de la poésie : il fallait absolument s’éloigner du langage ordinaire, tendre vers la musique. Aux préraphaélites anglais, il emprunta la religion de la beauté. La poésie lui est, en effet, toujours apparue comme un acte sacré, « un mystère dont le lecteur doit chercher la clef ». Il est épris de symboles, de légendes et de perfections formelles, mais ses préoccupations sociales sont totalement absentes de ses poèmes. Pour lui, la poésie devait être un rêve au-dessus de la réalité. Il était évidemment plus proche de Verlaine que de Mallarmé, de Nerval que de Rimbaud. Au fil des ans, son œuvre évolue vers la simplicité et le naturel.

Dans son Credo, il a bien résumé sa vision : « Le poète doit être celui qui rappelle aux hommes l’idée éternelle de la beauté dissimulée sous les formes transitoires de la vie, il ne doit donc choisir, pour symboliser son idéal de beauté, que celles qui correspondant. Des formes de la vie imparfaite, il doit recréer la vie parfaite. » C’est ainsi que les symbolistes condamnaient les réalistes et les naturalistes, auxquels ils reprochaient de rester esclaves de la réalité. Ils rejetaient tout autant les Romantiques et les Parnassiens qui se contentaient, à leurs yeux, d’une beauté toute extérieure. Pour Merrill, seule la poésie symboliste pouvait prévaloir, « puisqu’elle n’emprunte à la vie que ce qu’elle offre d’éternel : le beau qui est signe du bien et du vrai. »

En revanche, Merrill ne s’est jamais intéressé au vers libre. Il était surtout préoccupé par la musicalité de ses vers. Autant que celle de Mallarmé et de Verlaine, la poésie de Swinburne l’avait durablement influencé. Swinburne, Keats et les préraphaélites anglais. La répétition des sons, le jeu des allitérations, le goût du refrain, des sonorités étranges : autant de recettes qui font l’originalité de ses vers et qui restent son apport à la poésie française de cette fin de siècle. C’est ce qu’il écrivait, en 1886, à son compatriote Francis Vielé-Griffin, qui était évidemment plus novateur que lui, mais qui le rejoignait dans sa passion pour le vers anglais : « Je ne suis pas le seul Américain qui essaie d’introduire dans l’alexandrin français un peu de la musique enchanteresse du vers anglais. Exprimer l’idée à l’aide de mots, suggérer l’émotion par la musique de ces mots, tel est, je pense, l’alpha et l’oméga de notre doctrine. »

La vraie patrie de ces deux Américains était la langue française, comme elle fut la patrie de la Polonaise Krysinska, du Grec Moréas, des Flamands Rodenbach, Maeterlinck et Verhaeren. « Nous devons être très fiers, écrivait Stuart Merrill en 1912, de pouvoir porter le titre d’écrivains français et … la France à son tour doit être fière d’avoir attiré de toutes les parties du monde, par le rayonnement de son génie, tant de poètes qui ne lui demandent que le droit d’écrire en son divin langage et l’honneur de verser pour elle, au besoin, le plus pur de leur sang. »

Merrill détestait l’école réaliste, « cette littérature vénale, stérile et terre à terre ». Cela ne l’empêchait pas, au quotidien, de toujours prendre le parti de la justice sociale. Ses contemporains disent tous sa générosité, sa passion pour la liberté, sa haine du nationalisme et du patriotisme, « un des instincts les plus dangereux de l’humanité ». Lorsqu’il s’agissait de défendre les opprimés, Noirs d’Amérique, grévistes de Belgique, anarchistes de Chicago… son nom ne manquait pas à l’appel. Stuart Merrill est toujours resté un idéaliste. Il avait dédié sa vie à la justice. Son œuvre resta, contre vents et marées, dédiée à la beauté.

Bruno SOURDIN.







Hantise

Par les vastes forêts, à l'heure vespérale,
Les ruisseaux endormeurs modulent leurs sanglots :
Mon âme s'alanguit d'une horreur sépulcrale
A l'heure vespérale où murmurent les flots.

Les ruisseaux endormeurs modulent leurs sanglots
Sous les feuilles que frôle un vent crépusculaire :
A l'heure vespérale où murmurent les flots
Un fantôme s'effare en l'ombre funéraire.

Sous les feuilles que frôle un vent crépusculaire
La lueur de la lune illumine le soir :
Un fantôme s'effare en l'ombre funéraire
Et l'âme de l'air râle en brumes d'encensoir.

La lueur de la lune illumine le soir,
Impalpable remous de la marée astrale,
Et l'âme de l'air râle en brumes d'encensoir
Par les vastes forêts, à l'heure vespérale.

*

Je suis ce roi des anciens temps

Je suis ce roi des anciens temps
Dont la cité dort sous la mer
Aux chocs sourds des cloches de fer
Qui sonnèrent trop de printemps.

Je crois savoir des noms de reines
Défuntes depuis tant d'années,
Ô mon âme ! et des fleurs fanées
Semblent tomber des nuits sereines.

Les vaisseaux lourds de mon trésor
Ont tous sombré je ne sais où,
Et désormais je suis le fou
Qui cherche sur les flots son or.

Pourquoi vouloir la vieille gloire
Sous les noirs étendards des villes
Où tant de barbares serviles
Hurlaient aux astres ma victoire ?

Avec la lune sur mes yeux
Calmes, et l'épée à la main,
J'attends luire le lendemain
Qui tracera mon signe aux cieux.

Pourtant l'espoir de la conquête
Me gonfle le coeur de ses rages :
Ai-je entendu, vainqueur des âges,
Des trompettes dans la tempête ?

Ou sont-ce les cloches de fer
Qui sonnèrent trop de printemps ?
Je suis ce roi des anciens temps
Dont la cité dort sous la mer.

*

Ô paix de ce pays d'ici

Ô paix de ce pays d'ici
Où jadis nous nous aimâmes
Par nos corps et par nos âmes,
Ô paix de ce pays d'ici !

Le crépuscule dans les arbres
Dont tous les oiseaux sont fous
De s'être aimés comme nous,
Le crépuscule dans les arbres !

Et ce fleuve sous la forêt
Où, soeur folle des automnes,
Tu cueillais les anémones,
Et ce fleuve sous la forêt !

Sais-tu ce que nous dit le fleuve
Qui pleurait dans les roseaux
- Soupirs des vents et des eaux -
Sais-tu ce que nous dit le fleuve ?

Il nous dit : Craignez la forêt
Dont au carrefour des doutes
On ne connaît plus les routes.
Il nous dit : "Craignez la forêt !"

Mais nous n'avons pas peur des arbres
Lourds du tumulte des vols
Et des chants des rossignols ;
Mais nous n'avons pas peur des arbres.

O paix de ce pays d'ici,
La voix des eaux est mensonge,
Et tu ne peux être un songe,
O paix de ce pays d'ici.

*
Adagio

Viens dans le parc nocturne où dorment les fontaines,
Mon amour ! Ne crains pas ce qu’on voit dans la nuit,
Et ne frissonne plus parce qu’un vent fortuit
A troublé la forêt sous ses voûtes lointaines.

Laisse-moi te mener. Dans les miennes tes mains
Sont un fardeau plus doux que des fleurs ou des ailes.
Ecoute, les taillis sont pleins de souffles frêles.
On dirait que des dieux marchent par les chemins.

Amour, c’en est fini des pleurs et des désastres !
La vie au point du jour va chanter dans les nids.
Attendons le soleil, et, l’un à l’autre unis,
Recueillons dans nos cœurs la promesse des astres.

Dans les bassins la lune est morte. Parle bas
Pour entendre, en passant par le sentier des saules,
Le bruissement obscur des feuilles que tu frôles.
Puis retenons, pour un baiser furtif, nos pas.

Pourquoi donc ai-je envie à la fois de sourire
Comme si je baisais le cœur chaud d’une fleur,
Et d’éclater en pleurs à cause d’un bonheur
Si divin que je sais à peine te le dire ?

Tes mains ! tes mains ! tes mains ! Qu’elles soient à jamais
Miennes. Et quand enfin les clartés incertaines
De l’aurore auront lui sur l’eau de ces fontaines
Et ces bois où s’attarde encore un vent mauvais,

Sueur, tu les dresseras triomphantes et fortes,
Levant le lourd fardeau des miennes, vers le jour,
Et nous saurons enfin le nom de notre amour,
Le mot secret qui fait s’ouvrir toutes les portes !


Stuart MERRILL.