24/12/2015
23/12/2015
Alain Jouffroy, le nomade des hauts vents
Alain
Jouffroy nous a quittés dimanche 20
décembre, en sa 87e année. Toute sa vie, il est resté fidèle, dans
la filiation directe de Rimbaud et des surréalistes, à son projet d’écrire pour
transformer la vie. Une ambition folle, qui est toujours restée intacte.
Je
l’avais rencontré dans sa maison du Cotentin, dans ce pays qu’il aimait avec
passion. Il adorait déambuler dans les rues de Cherbourg. Il disait qu’à ses
yeux, Rimbaud planait sur cette ville du bout du monde et sur tout le cap de la
Hague et il aimait lui parler : « Il en fréquente assidûment, chaque
nuit, le matin surtout, les sept
vents », assure-t-il dans son livre le plus mystérieux et le plus renversant, «Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet.
« Le Cotentin fait partie de ce qu’on peut appeler, continent sans
frontières, la Rimbaldie. »
A partir
de Cherbourg et de sa maison de la
presqu’île du Cotentin, il aimait créer toutes sortes de liens avec des amis du
monde entier (ce qu’il appelait l’Externet). « Cherbourg n’est pour moi
que l’avant-poste de tous les aujourd’hui
et de tous les ici, de tous les où du monde. Ce n’est pas une ville plus
poétique qu’une autre, mais c’en est une où la poésie peut se vivre aussi
consciemment qu’à Katmandou, sur le mont Athos ou au bord du canal de Panama, à
la construction duquel Rimbaud a songé sérieusement à collaborer. »
En 2003,
à 75 ans, il publiait, chez Gallimard, Vies,
un livre où il s’affirmait comme un des plus grands poètes de notre temps. Le
texte qui ouvre le volume est une suite intitulée L’épée dans l’eau, et elle est
dédiée au peintre italien Lucio Fontana, qui créa, dans les années 50 et 60,
des œuvres conceptuelles qui remettent en question toute l’histoire de la
peinture de chevalet. On retrouve dans la démarche poétique d’Alain Jouffroy
cette même volonté de tout reprendre à zéro et de faire preuve, en toute
occasion, d’une liberté extrême. « Le vide est le lieu de naissance de la
liberté./ Le vide est en l’homme./ L’homme est un amant du vide »,
écrit-il, avant d’ajouter, pour bien préciser son ambition d’aller jusqu’au
bout de sa pensée et de rejeter toutes les conceptions précédemment
admises : « L’homme réinvente à tout instant sa liberté. »
La
rencontre d’André Breton, « par hasard » à Huelgoat, lorsqu’il avait
18 ans, a été déterminante. C’est donc très jeune qu’Alain Jouffroy est entré
dans le groupe surréaliste. Il y a été exclu très rapidement aussi, mais n’a
jamais éprouvé de ressentiment contre Breton. Au contraire. « Mais c’est à
moi surtout de dire ta grandeur de lion fatigué/ Qui ouvre une par une les
cellules de la pensée/ Et se couche lentement – locomotive déraillée de ta
forêt convulsive ».
Et comme
Breton cherchait l’or du temps, Jouffroy était un homme aux aguets. Il
attendait qu’à chaque seconde un miracle se produise. Il s’intéressait à tout.
Il était ouvert et il cherchait, avec d’autres poètes souvent beaucoup plus
jeunes que lui, à provoquer des rencontres, à faire circuler les mots pour
déjouer « la dictature de la Bêtise humaine ». Avec ces hommes et ces
femmes, il a commencé à penser et à mettre en place cet autre système de
communication qu’il appelait Externet.
Ces idées
de commune planétaire, Alain Jouffroy les lançait depuis Paris ou le Cotentin,
où ce grand voyageur travaillait en toute liberté :
« Par les temps toujours changeants de l’incoercible presqu’île/ où j’ai
choisi avec Fusako de repousser ma folie/ Et de chasser les perroquets du
pire ». Dans ce Cotentin, où il disait habiter mieux qu’ailleurs, il aimait
observer les ciels changeants, respirer les hauts vents et dialoguer avec
Arthur Rimbaud, dont l’esprit ne le quittait jamais très longtemps. « On
ne sait plus déchiffrer Rimbaud/ Ce masque de feu dans la nuit polaire ».
Bref, Alain Jouffroy y réaffirmait clairement son rapport obsessionnel avec les
mots et la liberté.
Jusqu’au
bout, son programme est resté celui d’un jeune homme en colère, qui n’admettait
pas de vivre dans un monde où l’argent fait la loi. C’était un révolutionnaire,
il ne voulait faire de concession à personne. « La poésie c’est sans
patron qu’on la pratique et à son gré ». Il ne faut pas attendre de lui
une poésie convenue, polie, ronronnante, encore moins une poésie académique. Dans
son beau livre C’est partout, ici,
qui reprenait des poèmes écrits entre 1955 et 2001, il dit non à la poésie en
complet-veston/ la poésie de politesse/ la poésie de prison ».
Mais Alain
Jouffroy était aussi un homme qui savait dire oui à la magie des rencontres. Sa
poésie est rafraîchissante car elle nous sort du nihilisme ambiant. Il croyait dur comme fer à la possibilité de
changer la vie, il rejetait donc la solitude du désespoir. Il faut commencer la
révolution par soi-même, pensait-il, changer son regard sur les hommes et sur
les choses. Sa poésie surprend par son inventivité et sa fécondité. Elle
dépasse « le dégoût des mots de tous les jours », pour transmettre un
appel à renaître. « Oui, poésie absolue, politique, physique,/ Seule
chance de transformer la vie. »
Bruno
SOURDIN.
07/12/2015
Stuart Merrill, de Long Island à la rue de Seine
Stuart Merrill |
Oscar
Wilde mourut le 30 novembre 1900 à Paris. Celui qui avait été le grand
initiateur d’une génération, le très extravagant et scandaleux “King of life”,
mourut , on le sait, comme un gueux. Pour suivre son convoi funèbre, ceux qui
l’avaient encensé et fêté dix ans plus tôt dans les cercles littéraires
parisiens lui avaient fait faux bond. Dans le dernier quartier des fidèles, il
ne restait que Pierre Louÿs, Paul Fort, Stuart Merrill et quelques artistes anglais.
Déjà en 1895, lorsque Wilde fut condamné à la prison et aux travaux forcés,
Stuart Merrill fut le premier, en France, à voler à son secours. Mais la
pétition qu’il avait fait circuler pour demander aux tribunaux anglais un peu
de clémence ne recueillit aucun succès. Merrill en fut profondément affecté.
Stuart
Merrill était un Américain de Long Island, comme Walt Whitman (qu’il vénérait
et qu’il rencontra d’ailleurs une fois). Né en 1863. Un père conseiller à
l’ambassade américaine de Paris. Une enfance sévère et puritaine. Des études à
Paris au lycée Fontanes, aujourd’hui Condorcet.
Condisciple de Pierre Quillard, René Ghil, Ephraïm Mikhaël, André
Fontainas. Des vers dans Le Décadent,
où publiait aussi Verlaine. Subjugué par la parole magique de Mallarmé.
A vingt
ans, il retourne en Amérique pour cinq ans. C’est un jeune homme robuste et
solide. Dans ses Souvenirs du symbolisme,
André Fontainas le décrit comme « un des hommes les plus beaux que j’ai
rencontrés ». Il a horreur de l’injustice et déjà la haine du bourgeois. A
New York, il s’engage aux côtés des socialistes et appelle de ses vœux la
Révolution qui grondera sur le vieux monde. C’est un rebelle, un révolté. Il
faut « à tout prix renverser un ordre de choses, qui, en étouffant toute
joie, rendra bientôt impossible tout art ». Ces idées, il ne les reniera
jamais.
Mais à
New York, il se sentait en exil dans son propre pays. Son cœur était en France.
Paris lui manquait infiniment, la vie nocturne, les cénacles littéraires, les
amis, les confrères en symbolisme. En 1892, il quitta les Etats-Unis pour ne
plus jamais y revenir. Il s’installa au 66, rue de Seine, puis au 53, quai
Bourbon, 5e étage. La Seine coule à ses pieds. Il est heureux. Son
appartement est ouvert presque chaque soir aux innombrables amis. « Toute
la littérature de l’époque y passa », se souvient Paul Fort. Stuart
Merrill y était « beau comme un demi-dieu, note Adolphe Retté, toujours
débarqué la veille d’un paquebot
transatlantique ou prêt à prendre le train pour de vagues Allemagnes ».
« De sa voix un peu lourde, nuancée d’un très léger accent plus
britannique qu’américain, Merrill contait volontiers des histoires des
histoires de mer et d’outre-mer », précise de son côté André Salmon.
Les cafés
littéraires du Quartier Latin étaient son terrain de chasse favori : la Côte d’or, en face de l’Odéon, à
l’angle de la rue Racine ; le Soleil
d’or de la place Saint-Michel, où l’on allait prendre l’apéritif avec
Verlaine ; l’Académie, rue
Saint-Jacques, où Verlaine siégeait aussi. Il faisait partie de groupes à noms
bizarres, retrouvait Paul Fort, Moréas et Salmon à la Coquerie, rue de la Gaieté, aux Deux-Magots, boulevard Saint-Germain. Devant un whisky ans soda, il
parlait de poésie pendant des heures. Tout le monde le connaissait. Son premier
recueil, Les Gammes, date de 1881.
Stuart
Merrill est un décadent (puis un symboliste) de la première heure et il n’a
jamais dévié d’un pouce de son modèle poétique. Avec les symbolistes, il
partageait un idéal très élevé de la poésie : il fallait absolument
s’éloigner du langage ordinaire, tendre vers la musique. Aux préraphaélites
anglais, il emprunta la religion de la beauté. La poésie lui est, en effet,
toujours apparue comme un acte sacré, « un mystère dont le lecteur doit
chercher la clef ». Il est épris de symboles, de légendes et de
perfections formelles, mais ses préoccupations sociales sont totalement
absentes de ses poèmes. Pour lui, la poésie devait être un rêve au-dessus de la
réalité. Il était évidemment plus proche de Verlaine que de Mallarmé, de Nerval
que de Rimbaud. Au fil des ans, son œuvre évolue vers la simplicité et le
naturel.
Dans son Credo, il a bien résumé sa vision :
« Le poète doit être celui qui rappelle aux hommes l’idée éternelle de la
beauté dissimulée sous les formes transitoires de la vie, il ne doit donc
choisir, pour symboliser son idéal de beauté, que celles qui correspondant. Des
formes de la vie imparfaite, il doit recréer la vie parfaite. » C’est
ainsi que les symbolistes condamnaient les réalistes et les naturalistes,
auxquels ils reprochaient de rester esclaves de la réalité. Ils rejetaient tout
autant les Romantiques et les Parnassiens qui se contentaient, à leurs yeux,
d’une beauté toute extérieure. Pour Merrill, seule la poésie symboliste pouvait
prévaloir, « puisqu’elle n’emprunte à la vie que ce qu’elle offre
d’éternel : le beau qui est signe du bien et du vrai. »
En
revanche, Merrill ne s’est jamais intéressé au vers libre. Il était surtout
préoccupé par la musicalité de ses vers. Autant que celle de Mallarmé et de
Verlaine, la poésie de Swinburne l’avait durablement influencé. Swinburne,
Keats et les préraphaélites anglais. La répétition des sons, le jeu des
allitérations, le goût du refrain, des sonorités étranges : autant de
recettes qui font l’originalité de ses vers et qui restent son apport à la
poésie française de cette fin de siècle. C’est ce qu’il écrivait, en 1886, à
son compatriote Francis Vielé-Griffin, qui était évidemment plus novateur que
lui, mais qui le rejoignait dans sa passion pour le vers anglais :
« Je ne suis pas le seul Américain qui essaie d’introduire dans
l’alexandrin français un peu de la musique enchanteresse du vers anglais.
Exprimer l’idée à l’aide de mots, suggérer l’émotion par la musique de ces
mots, tel est, je pense, l’alpha et l’oméga de notre doctrine. »
La vraie
patrie de ces deux Américains était la langue française, comme elle fut la
patrie de la Polonaise Krysinska, du Grec Moréas, des Flamands Rodenbach,
Maeterlinck et Verhaeren. « Nous devons être très fiers, écrivait Stuart
Merrill en 1912, de pouvoir porter le titre d’écrivains français et … la France
à son tour doit être fière d’avoir attiré de toutes les parties du monde, par
le rayonnement de son génie, tant de poètes qui ne lui demandent que le droit
d’écrire en son divin langage et l’honneur de verser pour elle, au besoin, le
plus pur de leur sang. »
Merrill
détestait l’école réaliste, « cette littérature vénale, stérile et terre à
terre ». Cela ne l’empêchait pas, au quotidien, de toujours prendre le parti
de la justice sociale. Ses contemporains disent tous sa générosité, sa passion
pour la liberté, sa haine du nationalisme et du patriotisme, « un des
instincts les plus dangereux de l’humanité ». Lorsqu’il s’agissait de
défendre les opprimés, Noirs d’Amérique, grévistes de Belgique, anarchistes de
Chicago… son nom ne manquait pas à l’appel. Stuart Merrill est toujours resté
un idéaliste. Il avait dédié sa vie à la justice. Son œuvre resta, contre vents
et marées, dédiée à la beauté.
Bruno
SOURDIN.
Hantise
Par les vastes forêts, à l'heure vespérale,
Les ruisseaux endormeurs modulent leurs sanglots :
Mon âme s'alanguit d'une horreur sépulcrale
A l'heure vespérale où murmurent les flots.
Les ruisseaux endormeurs modulent leurs sanglots
Sous les feuilles que frôle un vent crépusculaire :
A l'heure vespérale où murmurent les flots
Un fantôme s'effare en l'ombre funéraire.
Sous les feuilles que frôle un vent crépusculaire
La lueur de la lune illumine le soir :
Un fantôme s'effare en l'ombre funéraire
Et l'âme de l'air râle en brumes d'encensoir.
La lueur de la lune illumine le soir,
Impalpable remous de la marée astrale,
Et l'âme de l'air râle en brumes d'encensoir
Par les vastes forêts, à l'heure vespérale.
*
Je suis ce roi des anciens temps
Je suis ce roi des anciens temps
Dont la cité dort sous la mer
Aux chocs sourds des cloches de fer
Qui sonnèrent trop de printemps.
Je crois savoir des noms de reines
Défuntes depuis tant d'années,
Ô mon âme ! et des fleurs fanées
Semblent tomber des nuits sereines.
Les vaisseaux lourds de mon trésor
Ont tous sombré je ne sais où,
Et désormais je suis le fou
Qui cherche sur les flots son or.
Pourquoi vouloir la vieille gloire
Sous les noirs étendards des villes
Où tant de barbares serviles
Hurlaient aux astres ma victoire ?
Avec la lune sur mes yeux
Calmes, et l'épée à la main,
J'attends luire le lendemain
Qui tracera mon signe aux cieux.
Pourtant l'espoir de la conquête
Me gonfle le coeur de ses rages :
Ai-je entendu, vainqueur des âges,
Des trompettes dans la tempête ?
Ou sont-ce les cloches de fer
Qui sonnèrent trop de printemps ?
Je suis ce roi des anciens temps
Dont la cité dort sous la mer.
*
Ô paix de ce pays d'ici
Ô paix de ce pays d'ici
Où jadis nous nous aimâmes
Par nos corps et par nos âmes,
Ô paix de ce pays d'ici !
Le crépuscule dans les arbres
Dont tous les oiseaux sont fous
De s'être aimés comme nous,
Le crépuscule dans les arbres !
Et ce fleuve sous la forêt
Où, soeur folle des automnes,
Tu cueillais les anémones,
Et ce fleuve sous la forêt !
Sais-tu ce que nous dit le fleuve
Qui pleurait dans les roseaux
- Soupirs des vents et des eaux -
Sais-tu ce que nous dit le fleuve ?
Il nous dit : Craignez la forêt
Dont au carrefour des doutes
On ne connaît plus les routes.
Il nous dit : "Craignez la forêt !"
Mais nous n'avons pas peur des arbres
Lourds du tumulte des vols
Et des chants des rossignols ;
Mais nous n'avons pas peur des arbres.
O paix de ce pays d'ici,
La voix des eaux est mensonge,
Et tu ne peux être un songe,
O paix de ce pays d'ici.
*
Adagio
Viens dans le parc nocturne où dorment les fontaines,
Mon amour ! Ne crains pas ce qu’on voit dans la nuit,
Et ne frissonne plus parce qu’un vent fortuit
A troublé la forêt sous ses voûtes lointaines.
Laisse-moi te mener. Dans les miennes tes mains
Sont un fardeau plus doux que des fleurs ou des ailes.
Ecoute, les taillis sont pleins de souffles frêles.
On dirait que des dieux marchent par les chemins.
Amour, c’en est fini des pleurs et des désastres !
La vie au point du jour va chanter dans les nids.
Attendons le soleil, et, l’un à l’autre unis,
Recueillons dans nos cœurs la promesse des astres.
Dans les bassins la lune est morte. Parle bas
Pour entendre, en passant par le sentier des saules,
Le bruissement obscur des feuilles que tu frôles.
Puis retenons, pour un baiser furtif, nos pas.
Pourquoi donc ai-je envie à la fois de sourire
Comme si je baisais le cœur chaud d’une fleur,
Et d’éclater en pleurs à cause d’un bonheur
Si divin que je sais à peine te le dire ?
Tes mains ! tes mains ! tes mains ! Qu’elles
soient à jamais
Miennes. Et quand enfin les clartés incertaines
De l’aurore auront lui sur l’eau de ces fontaines
Et ces bois où s’attarde encore un vent mauvais,
Sueur, tu les dresseras triomphantes et fortes,
Levant le lourd fardeau des miennes, vers le jour,
Et nous saurons enfin le nom de notre amour,
Le mot secret qui fait s’ouvrir
toutes les portes !
Stuart MERRILL.
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