Vers la
fin de sa vie, avec une touchante fidélité, André Breton continuait de rendre
justice aux poètes qu’il avait approchés dans sa jeunesse et qui l’avaient
ébloui, Francis Vielé-Griffin, René Ghil, Paul Valéry, Saint-Pol Roux…
« Vielé-Griffin, aujourd’hui très injustement oublié, à l’intérieur des
cénacles symboliste et post-symboliste, était tenu pour un maître »,
raconte-t-il dans ses Entretiens
radiophoniques, se souvenant de ses visites dans son luxueux appartement du
quai de Passy. « Vielé-Griffin était, des deux ou trois partants de 1885,
celui qui s’était maintenu à l’abri des honneurs, à l’écart du bruit. En lui,
je voyais l’antidote d’un Henri de Régnier. »
Francis
Vielé-Griffin était citoyen américain. Les huit premières années de sa vie
furent new yorkaises. La maison familiale était située dans la 28e
rue, dans un quartier résidentiel. Le père eut d’abord une carrière militaire
(Lincoln le nomma général pendant la guerre de Sécession), puis il devint architecte.
Il fut l’un des dessinateurs de Central Park et établit la carte du sous-sol de
Manhattan. Il fut élu au Congrès et, esprit curieux, présida aux destinées de
la Société Aztèque.
Francis,
lui, était un enfant solitaire. Il devint réservé et un peu distant. « Il
s’affirmait par boutades, humoureusement, et malgré le plus sincère amour pour
notre pays et pour le doux parler de France, il gardait je ne sais quoi de vert
et d’insoumis dans l’allure, qui sentait farouchement son Nouveau Monde »,
a observé André Gide dans Si le grain ne
meurt.
Lorsque
ses parents se séparèrent, Francis suivit sa mère à Paris. Ils arrivèrent en en
1872, aux lendemains de la Commune, et s’installèrent dans un hôtel de la rue
de la Paix, puis place Vendôme. Toute sa vie, Vielé-Griffin resta à l’abri des
soucis matériels.
C’est une
répétitrice d’origine polonaise et par la suite une Suissesse qui lui apprirent
la langue française. Au collège Stanislas, il eut pour condisciple Henri de
Régnier, qui resta assez longtemps son meilleur ami. Ensemble, ils se
découvrirent poètes et l’art devint la grande passion de leur vie. Les deux
jeunes gens furent accueillis par Mallarmé et devinrent des habitués du 87 de
la rue de Rome. L’auteur de L’Après-midi
d’un faune les encourageait. « Vous avez superbement le sens
poétique », avait-il confié à Francis. Sa pensée les éblouissait. Ses
leçons de style étaient impeccables et l’on trouvait touchante son obstination
à vouloir exprimer l’inexprimable. Vielé-Griffin aimait beaucoup cet homme
charmant, surprenant et stimulant, même si, au fond, son œuvre le touchait peu,
l’irritait peut-être.
Vielé-Griffin
est le poète de la clarté : un de ses recueils s’intitule du reste La Clarté de vie, un autre Joies. Il aime la vie et la beauté
simple. Il aime chanter la lumière et la fraîcheur des paysages des bords de
Loire. Sa joie exultante le place bien loin de l’hermétisme du bon maître. Et
l’on comprend qu’il ait pu, des années plus tard, reprocher à Mallarmé d’avoir
« obscurci le sens de la clarté ».
Comme la
plupart des poètes de sa génération, Vielé-Griffin est allé plusieurs fois
rendre visite à Verlaine, à l’hôpital ou dans sa chambre de la Cour
Saint-François, chambre qu’il trouvait « sinistre » et où ses allures
très Rive Droite et son goût de la mesure devaient surprendre. « Je le
saluais un peu cérémonieusement comme toujours ; mes façons bourgeoises
l’agaçaient visiblement. J’ai su que la hauteur juvénile de mes cols immaculés
le révoltait jusqu’à l’injustice. » Mais pour un jeune poète de 1885,
Verlaine était « le poète suprême », et tout le reste n’avait pas
d’importance. « On ne lui tenait pas rigueur de ses impulsions et de ses
rancunes, ni de ses plaisanteries parfois méchantes sur l’apocope de Moréas et
le vers libre. »
Le nom de
Vielé-Griffin est assurément lié à la naissance du vers libre. Cette technique
poétique, dont il fut l’un des premiers artisans, était à ses yeux « une
conquête morale ». C’est ce qu’il s’employa à démontrer, à partir de 1890,
dans une revue qu’il aida à fonder et qu’il finança, Les
Entretiens Politiques et Littéraires. C’était une revue fort contestatrice,
d’inspiration anarchiste, qui affichait sa haine du bourgeois et militait en
faveur du désarmement général. Elle fit l’éloge de Ravachol, publia Proudhon,
Bakounine, ainsi que des extraits du Manifeste
du parti communiste. Vielé-Griffin avait la bourse généreuse et le cœur à
gauche. Il était dreyfusard et, peu de temps avant sa mort, lorsqu’éclata la
guerre d’Espagne, il soutint les Républicains. « Il était de tempérament
extraordinairement combatif ; par générosité, grand redresseur de
torts ; au fond quelque peu puritain », écrit encore André Gide.
Dans
cette revue où se côtoyaient anarchiste et symbolistes, il fit entendre tout le
mal qu’il pensait du Parnasse. Il détestait Coppée et plus encore Heredia,
poète qu’il jugeait dogmatique, intolérant et, ce qui est pire, « ennemi
des nouveautés ». En révolte contre cet art aux formes rigides, il
s’employa à défendre et illustrer le vers libre. Sa poétique d’alors s’illustre
en deux idées fortes :
1. « Le vers est libre. »
2. « L’Art ne s’apprend pas seulement, il se recrée sans cesse ; il ne vit pas que de tradition, mais d’évolution. »
Au fur et
à mesure que les années passaient, Vielé-Griffin se tenait de plus en plus à
distance. Il passait le plus clair de son temps en Touraine, un pays qui
l’inspirait profondément, cherchant au contact de la nature la sérénité et les
bienfaits de la solitude.
André
Gide est celui qui a le mieux analysé l’originalité de poète américain, la
fraîcheur et le spontanéité qu’il apportait, « avec la clé des
champs », à la littérature française. Voici ce qu’il écrit dans son Journal des Faux Monnayeurs :
« L’École symboliste, le grand grief contre elle, c’est le peu de
curiosité qu’elle marqua devant la vie. A la seule exception de Vielé-Griffin,
peut-être (et c’est là ce qui donne à ses vers une spéciale saveur), tous
furent des pessimistes, des renonçants, des résignés « las du triste
hôpital » qu’était pour eux notre patrie (j’entends la terre), “monotone
et imméritée”, comme disait Laforgue. »
En dehors
de toute école, indépendant farouche, Vielé-Griffin ne faisait confiance qu’à
son inspiration. S’il continua à pratiquer le vers libre, il ne dédaignait pas
pour autant l’ancien des vers (on dit même qu’il avait l’alexandrin dans l’oreille). Bref, cet
Américain paradoxal aimait à n’en faire qu’à sa tête.
Le
meilleur de Vielé-Griffin se trouve sans doute dans La Partenza, un recueil de 1899 où, dans une langue admirablement
fluide, il dit adieu à sa jeunesse. André Breton tenait ces vers en très haute
estime : « Un recueil de vingt-trois poèmes comme La Partenza, pour dire adieu au beau
versant de la vie, est un chef-d’œuvre à
la fois d’effusion et de mesure. »
Effusion
et mesure sont effectivement les deux mots qui s’appliquent le mieux à l’œuvre
de Vielé-Griffin, au culte idéal de l’art et de la beauté qui a soutenu toute
sa vie et qu’il définissait lui-même ainsi : « L’Art est une fonction
naturelle de l’homme, la forme suprême de la prière universelle. »
Bruno
Sourdin.
La Partenza (1899)
J’ai choisi l’automne attendri
Et cette heure des ombres longues ;
Je cueille une rose flétrie ;
On marche et les feuilles tombent.
J’ai choisi ce tournant de route
D’où le ciel est plus loin dans le soir ;
Tout est si calme ! on écoute
Des rires au fond de la mémoire...
J’ai choisi ce soir d’automne
— Je suis lâche si tu souris —
Si j’hésite et me retourne,
Je ne reverrai que la nuit.
*
J’ai couru d’abord ; j’étais jeune ;
Et puis je me suis assis :
Le jour était doux et les meules
Étaient tièdes, et ta lèvre aussi ;
J’ai marché, j’étais grave,
Au pas léger de l’amour ;
Qu’en dirai-je que tous ne savent ?
J’ai marché le long du jour ;
Et puis, au sortir de la sente,
Ce fut une ombre, soudain :
J’ai ri de ton épouvante ;
Mais la nuit m’entoure et m’étreint.
*
D’autres viendront par la prée
S’asseoir au banc de la porte ;
Tu souriras belle et parée,
Du seuil, à ta jeune escorte :
Ils marcheront à ta suite
Aux rayons de ton printemps
— Qu’ont-ils à courir si vite ?
Moi, j’eus, aussi, leurs vingt ans —
Ils auront tes sourires
Et ta jeunesse enchantée...
Qu’importe ? qu’en sauront-ils dire :
Moi seul, je t’aurai chantée.
*
On part... et l’automne morose
Que l’on croise au tournant du chemin
Flétrit d’un souffle les roses
Qu’on emportait dans la main ;
On part, et la pluie, éployée
Comme une aile, vous frôle la joue :
La pluie banale a noyé
Tes larmes et les mêle à la boue.
On part vers l’aventure neuve ;
Hier est là en sa jeune beauté
Qui sourit sous son voile de veuve ;
On part — et l’on pourrait rester...
*
Rester ? tu es folle, pensée !
On serait seul — rien ne dure —
Rester comme une ombre aux croisées,
Comme un portrait qui sourit au mur ?
C’est déjà trop qu’on s’attarde ;
Notre heure est loin sur la route
— Qu’est-ce donc que tu regardes
Là-bas ? Qu’est-ce que tu écoutes ?
Rester ! il ne reste rien
Des rires, des rêves, de l’été...
Ils s’en furent par d’autres chemins.
Je suis las d’avoir été.
*
« N’est-il une chose au monde,
Chère, à la face du ciel
— Un rire, un rêve, une ronde,
Un rayon d’aurore ou de miel —
N’est-il une chose sacrée,
— Un livre, une larme, une lèvre,
Une grève, une gorge nacrée,
Un cri de fierté ou de fièvre —
N’est-il une chose haute,
Subtile et pudique et suprême
— Une gloire, qu’importe ! une faute,
Auréole ou diadème —
Qui soit comme une âme en notre âme,
Comme un geste guetté que l’on suive,
Et qui réclame, et qui proclame,
Et qui vaille qu’on vive ?... »