Entretien avec Jean Herbert
(Entretien réalisé par Bruno Sourdin à Rennes en novembre 1979)
|
Jean Herbert à Rennes, novembre 1979 (photo Bruno Sourdin) |
Shrî Aurobindo l’appelait
Vishvabandhu, « l’ami de tous ». Aucun autre nom ne pouvait mieux lui
convenir. Jean Herbert a été l’un des grands érudits du XXe siècle. C’est
lui qui, un des premiers, nous a ouvert les portes de la sagesse orientale. Il
a traduit Aurobindo, Ramana Maharshi, Ramdas, Sivananda, Mâ Anandamayi, Suzuki
et bien d’autres. Son œuvre d’orientaliste est gigantesque, incontournable.
Ce que l’on sait peut-être
moins, c’est que cet éminent savant a aussi été un grand témoin de son époque.
Jean Herbert naquit à Paris en 1897 dans une famille d’universitaires. Après la Première Guerre mondiale,
laquelle le voit mobilisé comme officier d’artillerie, il assiste en qualité
d’interprète aux commissions d’armistice entre les Alliés et les Allemands. Il
n’a que 21 ans. Pendant la
Conférence de la
Paix de Paris, il participe à la préparation de la Société des Nations, côtoyant
Clemenceau, Wilson, Lloyd George et Benes. Il travaille ensuite à la SDN en qualité d’interprète
jusqu’en 1939 et il rencontre alors Poincaré, Briand, Stresemann, Barthou,
Mussolini et Churchill. En 1945, on lui demande de suivre la Commission préparatoire
des Nations Unies et de l’Unesco. Jean Herbert va alors créer de toutes pièces
le corps d’interprètes de l’ONU. Son Manuel
de l’interprétation est diffusé dans huit langues.
Ses travaux d’interprète et
de linguiste ne l’ont pas empêché de mener de front son œuvre de traducteur.
C’est en 1934 à Pondichéry qu’il rencontre Shrî Aurobindo, qui l’accepte comme disciple et lui
demande de traduire ses ouvrages en français et de les faire traduire dans
d’autres langues. Parallèlement, Romain Rolland, qui venait de révéler
Ramakrishna à l’Occident, lui demande de poursuivre son œuvre et de traduire
Vivekananda. Pour Jean Herbert, c’est un travail considérable qui commence. Un
travail considérable mais aussi un travail ingrat car, dans les années 30,
personne ne s’intéresse à ses manuscrits et il est obligé de publier ses
premières traductions à compte d’auteur et de faire du porte à porte chez les
libraires pour déposer des exemplaires de ses ouvrages.
Au total, soit comme auteur,
soit comme traducteur, soit comme préfacier ou directeur de collection, Jean
Herbert a fait publier quelque 250 volumes. Mais son approche de l’Inde n’était
pas seulement livresque. Bien au contraire, Jean Herbert était un homme
d’expérience et il aimait, avec une rare pédagogie, faire partager son intérêt
pour le yoga qu’il pratiquait, le Karma-Yoga, qu’il résumait ainsi :
« Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Il nous a quittés le 21 août
1980, à l’âge de 83 ans. C’était un homme d’une grande chaleur et d’une
grande simplicité, qui aimait passionnément la vie, qui s’est toujours efforcé
d’aider les hommes à se comprendre mutuellement, et qui a été, pour tous ceux
qui ont eu le bonheur de le rencontrer, « l’ami de tous ».
Bruno Sourdin: Qu’entend-on par yoga dans l’Inde ?
Jean Herbert: Le yoga qui vient de l’Inde
a, dans ce pays, une signification tout à fait différente de celle que nous
avons ici. Dans l’Inde, on appelle yoga n’importe quelle discipline intérieure,
ou matérielle aussi d’ailleurs, à laquelle on se soumet pour provoquer ou
faciliter une certaine évolution intérieure, quelle qu’elle soit : ce peut
être ce qu’on appelle maintenant le yoga en Occident et que dans l’Inde on
appelle le Hatha-Yoga ; ce peut être aussi une des autres formes
classiques de yogas qui s’adressent, les unes à l’homme intellectuel, les
autres à l’homme émotif, les autres encore à l’homme soucieux de ses relations
avec la société ou envers le prochain. Et puis il existe enfin des quantités
d’autres yogas : la musique, par exemple, peut être un yoga, la poésie
aussi, la médecine, la recherche scientifique, le journalisme également… à la
seule condition que l’on ait dans cette recherche pour but essentiel, et
éventuellement pour but unique, une évolution intérieure.
Quel est le but de cette évolution intérieure ?
Il est évidemment extrêmement
difficile à définir. Nous avons tous conscience d’évoluer dans un certain sens
que nous jugeons positif : non seulement par la taille quand nous passons
de l’enfance à l’âge adulte, non seulement par l’intellect quand nous apprenons
des choses à l’école, à l’université ou dans la vie, mais également par
l’évolution des sentiments, de l’idéal, par l’intensification de l’effort que
l’on consacre à se rapprocher de cet idéal.
Comme vous le dites, nous évoluons constamment, mais
pourtant nous avons la certitude de rester le même. Comment les Hindous
résolvent-ils le problème ?
Les Hindous font une
distinction entre ce qui est permanent en nous et ce qui évolue. Normalement,
nous nous identifions tantôt à notre corps, tantôt à nos désirs, tantôt à nos
pensées. Or, non seulement nos pensées, nos désirs changent continuellement,
mais même notre corps, puisqu’on m’enseignait autrefois qu’il n’y a pas une
cellule dans le corps qui ne se renouvelle pas tous les sept ans. Et néanmoins
nous avons la certitude absolue (c’est peut-être la plus grande certitude que
nous ayons) d’être resté la même personne depuis notre naissance. Alors les
Hindous en concluent qu’il doit y avoir quelque chose de permanent en nous.
Mais cette entité permanente, qui est notre vérité la plus profonde, se
manifeste par un désir d’évoluer. Dans la théorie des vies successives, on
estime que cette évolution commence à l’état végétal, passe ensuite dans le
règne animal, finit par le règne humain. C’est cette entité qui évolue que l’on
peut appeler l’âme, en termes très approximatifs.
Quelles sont les différentes méthodes employées par
les quatre grands yogas de l’Inde ?
Dans le Jnana-Yoga, on
travaille par l’intellect, par la raison, par la logique, pour essayer de
découvrir, derrière les apparences, la vérité la plus profonde, la vérité la
plus profonde de l’être humain ou la vérité la plus profonde de l’Univers.
Dans le Bakti-Yoga, qui est
le yoga de l’adoration, on utilise ses facultés émotives, en priorité, pour
essayer de les orienter vers un idéal de plus en plus élevé, c’est-à-dire non
pas seulement des rapports avec le prochain, mais quelque chose de plus vaste
que l’on peut appeler Dieu.
Dans le Karma-Yoga, que
j’appelle le yoga de la vie quotidienne, on cherche à comprendre les rapports
entre l’être humain et son entourage, pour essayer de pousser ces rapports
jusqu’à la plus haute perfection possible. Ce qui veut dire que l’on doit
envisager chacune des actions que nous faisons tout au long de notre vie sous
un certain angle, pour les adapter à cette fin.
Le quatrième grand yoga, le
Raja-Yoga, est essentiellement une recherche par la méditation, par
l’intériorisation. Dans le Hatha-Yoga, qui n’est en fait qu’une variante du
Raja-Yoga, on attache une grande importance au corps physique, que l’on essaye
d’améliorer, de développer, à la fois par des postures et des exercices de
respiration.
Le yoga peut-il présenter certains dangers ?
Le yoga est un moyen puissant
d’évoluer. En ce qui concerne le Hatha-Yoya, comme tout ce qui est puissant, il
présente des dangers. Ce qui peut faire beaucoup de bien peut aussi faire
beaucoup de mal, forcément. Si vous avez un couteau émoussé, il ne peut pas
vous servir à grand-chose ; mais s’il est bien aiguisé, ce n’est pas la
même chose. Le Hatha-Yoga fait certainement beaucoup de bien à beaucoup de
gens, c’est un fait que je peux constater ; mais s’il est mal utilisé,
comme n’importe quelle arme puissante, il peut aussi faire beaucoup de mal, et
j’ai connu un certain nombre de personnes qui ont été complètement détraquées
soit mentalement, soit physiquement. C’est relativement rare mais c’est
possible.
Le Karma-Yoga, lui, ne
présente jamais aucun danger.
Pouvez-vous nous parler de ce Karma-Yoga que vous
pratiquez vous-même. Comment l’avez-vous découvert ?
Je l’ai découvert lorsque
j’ai découvert celui qui est maintenant mon maître, Shrî Aurobindo, chez qui je suis arrivé, conduit
par le hasard, il y a 45 ans. J’ai été immédiatement séduit par le fait
qu’il combinait une logique cartésienne absolument rigoureuse avec une
aspiration mystique extrêmement intense. C’était la première fois que je
trouvais les deux réunies chez une même personne.
Le yoga de Shrî Aurobindo est un yoga très vaste qui, comme
celui de la Bhagavad-Gîta, le grand texte sacré hindou, embrasse
tous les yogas classiques : la recherche intellectuelle, l’orientation
vers le Divin, l’action quotidienne et la méditation. Mais Sri Aurobindo, comme
tous les très grands sages de l’Inde, individualisait considérablement son
enseignement. Nous sommes tous différents les uns des autres et, par
conséquent, ce qui convient à l’un ne convient pas à l’autre. Nous n’attendons
pas d’un médecin qu’il ait une ordonnance tout imprimée qu’il distribue à tous
ses patients ; nous nous attendons au contraire à ce qu’il examine chaque
patient pour décider ce qui est bon pour lui, et même qu’à quelques années de
distance il ordonne le contraire de ce qu’il avait indiqué auparavant. Il en va
exactement de même pour l’individualisation du yoga. Shrî Aurobindo traitait
chacun de ses disciples d’une façon différente, pour utiliser au mieux ses
possibilités individuelles.
Il m’a orienté
essentiellement vers le Karma-Yoga, mais pas exclusivement. Le yoga qu’il a
donné était un yoga portant surtout sur l’action matérielle, mais naturellement
assaisonné d’une certaine recherche intellectuelle, d’une certaine orientation
vers un idéal que l’on peut appeler religieux et d’un peu de méditation aussi.
Quels sont les grands principes du Karma-Yoga ?
On les trouve en particulier
dans la Bhagavad-Gîta, d’où
ils ont été puisés. Le premier principe c’est que l’homme ne reste jamais un
seul instant sans agir. S’il n’agit pas physiquement, il agit mentalement. Et
même s’il arrive à arrêter complètement les mouvements de son corps et le
travail de son mental, il y a encore des choses qui se passent en lui : sa
circulation continue, de même que sa digestion. Et puis il continue à exercer
une influence sur les gens autour de lui : d’abord parce qu’en n’agissant
pas, il provoque des conséquences autres que celles qu’il provoquerait s’il
agissait. Et puis les gens qui le regardent sont soit agacés, soit inquiets ou
bien ont envie de l’imiter. C’est donc aussi une action qu’il exerce sur les
autres.
Si l’homme ne peut rester un
instant sans agir, il ne faut pas se proposer l’inaction comme but. C’est le
deuxième grand principe.
Troisième principe : il
faut faire ce que les textes sacrés appellent « les actions
prescrites », c’est-à-dire ce que nous pouvons appeler notre devoir, nos
obligations. Ce devoir peut résulter soit de ce que nous croyons _ morale
laïque ou morale religieuse _, soit de ce que la « petite voix de la
conscience » nous indique. Il faut nous comporter de la façon que nous
estimons nous être prescrite par l’une ou l’autre de ces sources. Ce que je
traduis de façon plus globale par « l’idéal du moment ». Chacun de
nous, à n’importe quel moment, a un certain idéal. Nous devons nous y
conformer, essayer de la suivre, dans toute la mesure où nous en sommes capables.
L’originalité du Karma-Yoga
réside dans son principe suivant : l’homme n’a pas le droit aux
conséquences de son action, ni bonnes ni mauvaises.
Ce quatrième principe mérite une explication.
Nous agissons toujours,
évidemment, pour obtenir un certain résultat. Si je parle en ce moment, c’est
pour que vous m’entendiez. Mais _ c’est le principe du Karma-Yoga _, les
conséquences de ce que je fais ne dépendent pas de moi. En effet, il ne dépend
pas de moi que vous m’écoutiez ou que vous pensiez à autre chose lorsque je
vous parle ; il ne dépend pas de moi qu’en me quittant vous pensiez que je
vous ai raconté des idioties ou au contraire des choses géniales et que cela va
vous orienter un petit peu dans votre action personnelle ou au contraire que
cela ne va pas vous orienter du tout.
Et à plus long terme, c’est
encore plus clair. Voici un exemple que je donne généralement : si je
donne un livre à quelqu’un, c’est en espérant qu’il le lira, que cela le fera
réfléchir, peut-être même que cela le fera changer d’avis. Mais il y a beaucoup
de chance pour que cela ne lui fasse pas changer d’avis, beaucoup de chance
aussi pour qu’il ne réfléchisse pas, et même beaucoup de chance pour qu’il ne
le lise pas.
Les Hindous en concluent,
dans le cas du Karma-Yoga, que ces conséquences ne dépendent pas de nous, que
nous n’en sommes pas maîtres, et que par conséquent nous n’en sommes pas
responsable. Ceci a pour effet de libérer énormément de la crainte des
conséquences de ce que nous faisons. Pour prendre un autre exemple, nous savons
ce que c’est que le trac lors d’un examen ; il nous paralyse, il nous
enlève une partie de nos moyens. C’est pour cela qu’un des effets du Karma-Yoga
est de donner une plus grande liberté, une plus claire vision de ce que nous
allons faire et une plus grande efficacité dans notre action. L’un des autres
principes du Karma-Yoga est, comme le disent les Hindous, « l’habileté
dans l’action ».
Si les conséquences ne nous appartiennent pas, à qui
appartiennent-elles ?
Si on a l’esprit religieux,
comme c’était le cas de Gandhi, qui était le plus grand représentant du
Karma-Yoga à notre époque, on peut reprendre sa formule : vouloir décider
des conséquences, c’est usurper une fonction qui n’appartient qu’à Dieu. Au
contraire, si on n’a pas l’esprit religieux, ce sont les circonstances, le
sort, la fatalité ou les lois de la nature qui peuvent déterminer ce que seront
les conséquences de son action.
La conception de
« l’idéal du moment » est assez étrangère aux Occidentaux puisqu’on
nous a enseigné qu’il existe un idéal qui doit être le même pour tous. Mais en
réalité ce n’est pas vrai : cet idéal que l’on nous propose ne peut être
qu’un idéal lointain et c’est sur l’idéal immédiat que nous nous guidons. Un
moine hindou que j’avais invité autrefois à Genève me disait, d’un endroit où
l’on voyait le Mont Blanc : votre idéal lointain peut être d’arriver au
sommet du Mont Blanc, mais votre idéal immédiat c’est d’aller en direction de
la première borne kilométrique, même si cette route vous conduit dans une
direction totalement opposée et vous fait tourner le dos au Mont Blanc. Par
conséquent, si l’on conserve à l’esprit un idéal lointain, on se conforme
inévitablement à l’idéal immédiat.
Or, cet idéal immédiat change
constamment en nous dans notre évolution générale. En ce qui me concerne
personnellement, il est bien évident que je ne peux pas juger ce que je fais
aujourd’hui d’après l’idéal que j’aurai dans 20 ans ; et il est tout
aussi grotesque de vouloir juger ce que j’ai fait dans le passé d’après l’idéal
que j’ai aujourd’hui. C’est une chose à laquelle on ne pense pas parce que
constamment nous disons : « J’aurais dû faire ceci », « Si
j’avais su », « Si j’avais compris », etc. Et le fait de
distinguer cet idéal ancien de cet idéal actuel écarte également toute
possibilité de remords ou de regret, ce qui est également un très grand allégement.
C’est fantastique la quantité d’énergie que nous gaspillons à craindre l’avenir
ou à regretter le passé !
Cela accroît en même temps notre responsabilité ?
Naturellement, on reste
responsable de ce qu’on a fait dans le passé, mais cela ne sert absolument à
rien d’y revenir. L’exemple que je donne habituellement est personnel :
pendant la Première Guerre
mondiale, j’étais officier d’artillerie et je commandais une batterie de canons
à longue portée et, lorsque de mon observatoire j’apercevais une concentration
de troupes ennemies, évidemment je tirais dessus pour massacrer le plus de gens
possible. C’était mon idéal du moment : la patrie, le drapeau, un idéal
que tout le monde d’ailleurs partageait à l’époque, à peu d’exceptions près. Et
si maintenant, mais c’est peu vraisemblable, je me trouvais devant la même
situation, il est très probable que j’agirais différemment, parce que mon idéal
s’est complètement transformé.
Et puis cette conception a
également des conséquences extrêmement importantes dans les rapports avec le
voisin. Nous jugeons les autres, individus ou nations, la plupart du temps pour
dire qu’ils font du mal. Mais alors il faut se demander selon quels critères je
les juge. Et si je prends conscience du fait que je les juge d’après un idéal
provisoire, cela évite de critiquer. Je ne peux pas critiquer, par exemple, des
parachutistes qui vont massacrer des gens en Afrique, même si ce n’est pas mon
idéal du moment. Mais en revanche je peux agir moi-même : je peux écrire
des lettres dans les journaux, aller faire un sit-in à l’aéroport d’où ils
s’envolent, ou aller les trouver sur place pour essayer de les convaincre qu’il
vaudrait mieux faire autre chose. Je suis responsable de mon action, mais cela
n’implique pas du tout que je les critique. À mon avis, c’est l’essence même du
Karma-Yoga.
Vous pensez naturellement que c’est le yoga le plus
accessible à un Occidental ?
Je dirais que c’est le yoga
le plus commode pour un Occidental, car nous sommes avant tout des gens d’action.
Si nous voyons par exemple un enfant assis dans une pièce à ne rien faire, nous
ne trouvons pas cela normal. Et si nous-mêmes restons sans rien faire pendant
un certain temps, nous nous culpabilisons. Nous avons besoin d’action. Et,
comme je vous le disais, ce Karma-Yoga s’applique à l’action.
Et les grands maîtres de l’Inde disent que le résultat
du Karma-Yoga est le même que celui des autres yogas ?
Exactement le même. Et puis
il y a pour nous cet autre avantage que nous n’avons pas besoin de renoncer à
aucune de nos convictions. Que l’on soit athée ou que l’on soit religieux, que
l’on soit communiste ou que l’on soit conservateur, on peut appliquer le
Karma-Yoga. Il laisse une totale liberté d’agir selon la voie
qu’individuellement on s’est tracée.
Les Hindous se préoccupent beaucoup de morale, mais
leur conception est différente de la nôtre puisqu’ils insistent sur la notion
de morale individuelle. Pouvez-vous préciser cela ?
C’est un concept très
important. Les Hindous sont peut-être parmi les âtres les plus obsédés de
morale. Mais leur morale est individualisée. Nous procédons, en ce qui nous
concerne, par principes généraux d’application universelle et absolue :
« Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », « Tu ne mentiras
pas ». Mais cela nous amène immédiatement à faire un tas d’exceptions. Tu
ne tueras pas, mais si tu es soldat, en temps de guerre, pendant la bataille,
tu n’as pas le droit de te désolidariser de tes camarades et tu dois tuer les
gens qui sont en face. Et sur cette objection, se branche immédiatement une
autre objection : si l’ennemi est désarmé, s’il est prisonnier, tu n’as
pas le droit de le tuer. Et sur cette objection à l’objection, il s’en branche
alors une autre : si cet ennemi prisonnier essaye tout à coup de tuer un
de tes camarades, tu as à nouveau l’obligation de le tuer. Cette cascade d’exceptions
résulte de ce que nous principes sont très généraux.
Au contraire, dans l’Inde, la
morale de l’individu dépend de beaucoup d’éléments différents, de son âge, de
son sexe, de sa situation familiale, du groupe humain auquel il appartient. Par
exemple, un brahmane n’a pas le droit de gagner sa vie par le travail, il doit
vivre de l’aumône. Celui qui appartient à la caste des commerçants a au
contraire l’obligation de gagner de l’argent. Sur le plan de la sexualité, à
certaines périodes de la vie, la continence absolue est considérée comme une
règle d’ordre pratique. Mais à un autre stade de la vie, c’est une obligation
d’avoir des enfants. Vous avez ici deux injonctions absolument contradictoires
et je pourrais en citer bien d’autres. Dans la caste des brahmanes, on n’a pas
le droit de tuer, pas même un moustique ; mais dans la caste des
guerriers, on a l’obligation de tuer, si c’est nécessaire, pour défendre le
droit, pour défendre la veuve et l’orphelin.
Vous avez parlé de Shrî Aurobindo qui était votre maître. Quel est le
rôle d’un maître dans l’Inde ?
La tradition considère qu’il
n’existe qu’un seul maître, un seul gourou qui est Dieu. Le maître spirituel
humain n’est en réalité qu’un canal par lequel arrive l’influence du gourou
unique. Alors, du moment que c’est un canal, il peut y en avoir de bons et de
mauvais et même des canaux qui ne laissent rien passer du tout. C’est pour cela
que, parmi ceux qui se présentent comme maître spirituel, il y en a à qui l’on
peut se confier et d’autres dont il faut se méfier. Une grande discrimination
est nécessaire. Comme dans tous les domaines d’ailleurs, il faut choisir celui
en qui on a confiance. Si je veux faire du piano, je ne choisirai pas quelqu’un
qui ferait des fausses notes. C’est aussi simple que cela.
Dans la mesure où l’on a
accepté un maître, et dans la mesure où ce maître vous a accepté également, il
faut naturellement se conformer à ce qu’il vous dit, jusqu’au moment où l’on décide
de s’en séparer, d’en choisir un autre. Tant que l’on reste sous la domination
de son gourou, il faut une obéissance absolue. Si l’on veut se laisser guider
sur le plan spirituel par quelqu’un, il faut se laisser guider. C’est tout
simple. C’est la même chose lorsque vous voulez étudier le piano ou les
mathématiques.
En quoi consiste l’initiation ?
C’est un terme que l’on
emploie à trot et à travers et qui peut se situer à des niveaux différents. Je
peux dire que je vous initie au Karma-Yoga en ce moment en vous expliquant ce
que c’est. On initie un enfant à l’écriture en lui apprenant à faire des
lettres et des bâtons. Sur le plan supérieur, si l’on pense à l’initiation par
un très grand gourou, c’est une chose extrêmement grave. Dans une véritable initiation,
comme celle que j’ai eu le privilège de recevoir, le gourou donne à son
disciple trois choses simultanément : il vous indique avec une précision
invraisemblable _ précisions dont on ne se rend pas compte sur le moment _ la
vie que vous allez suivre. Il vous donne aussi un désir irrésistible de suivre
cette voie, et la force de le faire.
Sur le plan pratique, je
connais deux façons de donner cette initiation. La première c’est la
transmission d’un mot, d’un nom, d’un mantra, qui devient votre mantra, c’est-à-dire
la formule sacrée à laquelle vous pouvez revenir continuellement et dont vous
découvrez la signification très progressivement. J’ai reçu mon initiation de Shrî
Aurobindo il y a plus de 45 ans et
je n’ai pas fini de découvrir ce que signifiait le nom, le mantra qu’il m’a
donné. La seconde façon c’est un contact physique. Par exemple, il vous pose la
main sur la tête.
Pour les Hindous, la vie n’est pas un phénomène
unique. Ils parlent de vies successives.
Leur conception c’est que cet
élément permanent que nous avons en nous _ soit envisagé sous sa forme
statique, soit sous sa forme dynamique _ ne peut pas, dans son évolution, se
contenter d’une seule vie. Une vie c’est trop court, on n’a pas le temps, entre
une naissance et la mort qui suit, de faire grand-chose. C’est pourquoi ils
estiment que, pour évoluer, il faut beaucoup de vies différentes.
Voici comment les choses
peuvent s’expliquer. Périodiquement, cet élément permanent qui est en nous
puise dans la matière cosmique de quoi fabriquer un corps matériel, puise dans
la vie cosmique l’élément nécessaire pour rendre ce corps vivant, et puise
enfin dans le mental cosmique de quoi « mentaliser » ce corps vivant.
Cet élément permanent utilise ainsi ce corps pour un certain stade de son évolution
et, une fois qu’il a fini de s’en servir, il le rejette comme un vêtement usé,
en attendant d’en fabriquer un autre.
Quel est le point de vue des Hindous sur la
mort ? Pour eux, c’est un passage à une autre étape ?
Pour l’Hindou, la mort est
exactement comme pour nous de nous endormir me soir. Nous nous endormons à peu
près certains que nous nous réveillerons le lendemain matin. Quand les
Hindous meurent, ils savent que c’est en attendant de renaître. La mort n’est
donc pas effrayante pour eux, pas plus que pour nous le sentiment de nous
endormir.
Dans l’hindouisme, les dieux sont innombrables et
pourtant, dans vos livres, vous parlez de monothéisme. Pouvez-vous expliquer
cela ?
Fondamentalement, à sa base,
la religion hindoue est monothéiste. Elle admet qu’il existe un seul Dieu
susceptible d’avoir des rapports avec les hommes. Mais pour les Hindous, ce
Dieu est beaucoup trop grand, beaucoup trop vaste et trop lointain pour que le
mental humain puisse le concevoir et pour que le corps humain puisse l’adorer.
Alors, ils préfèrent l’envisager sous l’un ou l’autre de ses aspects.
Il y a trois éléments qui
sont considérés comme fondamentaux et qui résultent de ce que les Hindous
considèrent que toute action humaine nécessite forcément la combinaison de trois
éléments : destruction, conservation et création. Si je veux construire
une table en bois, je commence par détruire l’arbre, je conserve le bois et je
fabrique la table.
Alors, pour eux, l’action
divine doit nécessairement se plier à cette même règle. Dieu ne peut rien créer
sans en même temps détruire ce qui précédait et sans conserver ce qu’il y a de
commun entre les deux. À chacun de ces aspects, qu’ils appellent les trois
visages du Dieu unique, ils donnent un nom. Dieu sous son aspect de créateur, ils
l’appellent Brahma. Dieu sous son aspect de protecteur, ils l’appellent
Vishnou. Dieu sous son aspect de destructeur, ils l’appellent Shiva. Et ils
l’adorent tantôt sous l’un de ses aspects, tantôt sous l’autre, chacun selon
son goût, chacun selon ses dispositions.
Et puis il existe
d’innombrables autres aspects, entre lesquels il peut choisir. L’Hindou dispose
de ce qu’on appelle sa divinité d’élection. Entre tous ses aspects, il choisit
celui qui lui convient, vers lequel il préfère se tourner. Ce qui ne l’oblige
pas du tout et l’empêche même de rejeter tous les autres aspects. Quand un
Hindou adore sa divinité d’élection, disons par exemple Shiva, il commence par
dire : Tu es Shiva, mais Tu es aussi Vishnou, Tu es aussi Brahma, et Tu es
le Dieu unique.
Pratiquement, il se concentre sur un seul aspect de
Dieu et il semble se désintéresser des autres. C’est pour cela que vous parlez
de monothéisme ?
Non, le monothéisme résulte
de ce qu’il sait que l’aspect de Dieu qu’il adore est un aspect du Dieu unique.
Mais rien ne l’empêche de s’adresser, selon les cas ou les circonstances, à
n’importe quel autre aspect. Par exemple, il est inconcevable qu’un Hindou
écrive une œuvre littéraire ou même une lettre personnelle sans invoquer le nom
de Ganesha. Et de la même façon, lorsqu’il veut entreprendre un voyage, il se
tourne vers Garuda.
Dans vos livres, vous insistez aussi beaucoup sur la
mythologie, c’est-à-dire l’histoire des dieux. Vous expliquez que la mythologie
hindoue revêt une importance pratique considérable. Pouvez-vous développer
cette idée ?
La mythologie, telle que
j’essaie de la présenter, est un concept qui est étranger aux Hindous et dans
l’Inde on me dit souvent : pourquoi perdez-vous votre temps à vous occuper
de constructions mythologiques, des rapports entre les différents dieux ?
Consacrez-vous à votre dieu et ne vous occupez pas du reste. Et en effet les
Hindous se consacrent uniquement à la mythologie de leur dieu d’élection, et
même souvent à une partie de cette mythologie, à tel ou tel mythe qui est pour
eux leur principale source d’inspiration, qu’ils vivent, qu’ils étudient,
qu’ils appliquent ou qu’ils interprètent tout au long de leur vie.
Le mythe hindou a toute une
échelle de significations dans beaucoup de domaines. Il peut servir de guide à
celui qui s’y intéresse, aussi bien dans la recherche intellectuelle que dans
l’attitude religieuse ou dans la vie pratique. Je crois que le mythe, tel qu’il
est conçu dans l’Inde, est infiniment plus riche que n’importe quelle
conception intellectuelle ou scientifique. Il embrasse tous les domaines à la
fois, y compris la morale.
Quel peut être l’intérêt de cette mythologie hindoue
pour un Occidental ?
Pour nous, elle a un intérêt
intellectuel mais aussi pratique. Elle nous montre que la vérité peut avoir
quantité d’aspects différents, qui sont aussi valables les uns que les autres.
Il n’y a aucune raison de supposer que l’adorateur de Ganesha a tort et que
l’adorateur de Dourga a raison. Dans la mesure où nous nous en inspirons, cette
multiplicité d’attitudes crée chez nous, non pas un sentiment de tolérance _
les Hindous n’aiment pas ce mot car ils estiment qu’il implique toujours un
complexe de supériorité _, mais un respect des opinions d’autrui. Un adorateur
de Shiva respecte l’adorateur de Vishnou, car il voit dans ces différentes
techniques autant de moyens aussi efficaces les uns que les autres. Dans le
domaine religieux, cette conception amène à comprendre qu’il y a beaucoup de
façons de chercher à évoluer. Par conséquent, il n’y a pas lieu, non seulement
de critiquer les autres, mais de penser que la voie que l’on a choisie est
meilleure que les autres. Tout ceci peut donc avoir une très grande influence
sur notre comportement.
Vous avez longuement étudié la Bhagavad-Gîta, le
texte le plus sacré de l’Inde. Vous montrez notamment qu’il ne s’agit pas du
tout, comme on le dit généralement, d’un dialogue entre un homme, Arjuna, et un
dieu, Krishna, mais plutôt d’un dialogue qui se passe à l’intérieur de nous. Je
crois que ceci mérite une explication.
Je ne dirais pas que la Bhagavad-Gîta est le
texte le plus sacré de l’Inde, mais le texte dont les Hindous se servent le
plus souvent, celui que l’on cite le plus fréquemment et qui est utilisé dans
toutes les écoles philosophiques. En effet, contrairement à cette conception
généralement admise que c’est un dialogue entre un dieu et un homme, pour moi
il s’agit d’un dialogue qui se déroule entre nos exigences mentales et nos
aspirations qui dépassent le mental.
Des aspirations d’ordre spirituel ?
Je n’aime pas beaucoup le mot
spirituel parce qu’on lui attache des idées trop précises, qui ne sont pas les
mêmes chez tout le monde. Je dirais : ce qui dépasse le mental,
l’évolution intérieure.
Nous avons tous certaines
exigences mentales. On dit : je ne peux pas faire telle chose car c’est
contraire à ma raison, à ma logique. Et puis néanmoins je sens en moi que je
devrais le faire.
Prenons un exemple : je
sens qu’il est complètement idiot d’aller prier dans une église, car
logiquement cela ne répond à rien. Mais tout de même je sens en moi le désir de
le faire. Autre exemple, sur un plan plus pratique : il est peut-être
idiot que j’envoie de l’argent à telle œuvre parce que je ne sais pas au juste
ce qu’on en fera (raison mentale). Mais tout de même je sens en moi une
impulsion à le faire. La
Bhagavad-Gîta c’est ce dialogue entre les exigences mentales
et les aspirations intérieures, qui se présentent d’ailleurs sous forme de deux
idéaux également valables. La
Bhagavad-Gîta, qui part d’un dilemme semblable, et qui donne
la solution de ce dilemme en s’appuyant sur des considérations métaphysiques et
autres, c’est précisément ce dialogue qui se déroule en nous-mêmes.
Certaines écoles hindoues développent l’idée que le
monde est un jeu, une pièce de théâtre que se fait représenter le Divin. Est-ce
que cette conception est couramment admise dans l’Inde ?
Elle est admise d’une façon
absolue chez les Vishnnouistes (ceux qui se tournent vers Vishnou, vers Krishna
ou vers Rama). Elle est admise implicitement par tous les autres.
On admet que le monde a été
créé par Dieu, ou par une puissance que nous ne connaissons pas, qui évidemment
a combiné le monde, lors de sa création et de son évolution intérieure, selon
sa volonté. J’ai découvert récemment une formule de Shrî Aurobindo qui est excellente :
« Seul Dieu a créé le monde et il l’a créé tel qu’il est. » Ce n’est
pas l’homme qui l’a déformé, ou si l’homme l’a déformé c’est que Dieu voulait
qu’il le déforme. Selon cette conception, le créateur a mis chaque élément de sa
création, et en particulier l’être humain, à sa place. Chacun a la tâche qui
lui a été confiée et l’intelligence qui lui a été donnée pour s’acquitter de
cette tâche. C’est la conception du jeu divin.
Et en conséquence, on y
revient toujours lorsqu’on aborde l’Hindouisme, il n’y a aucune raison de
critiquer quelqu’un qui agit différemment, puisque c’est le rôle qui lui a été
confié. Vous devez le respecter autant que vous vous attendez à ce qu’il vous
respecte.
Comment expliquez-vous, depuis quelques années, la
vogue de l’hindouisme. Lorsque vous l’avez découvert il y a 45 ans, est-ce
que vous pouviez imaginer ce qui se passe aujourd’hui ?
Absolument pas. J’ai été le
premier surpris de voir l’intérêt que l’hindouisme a suscité dans beaucoup de
milieux. C’est Romain Rolland qui a été le premier à présenter l’hindouisme
avec ses livres sur Ramakrishna et Vivekananda, des livres remarquables, mais
qui sont arrivés trop tôt et qui n’ont éveillé aucun intérêt nulle part. C’est
Romain Rolland qui m’a montré qu’il y avait quelque chose de passionnant pour
l’Occident dans les enseignements des grands sages de l’Inde et qui m’a demandé
de prendre la suite. Mais je peux vous dire qu’au moment où j’ai commencé à
écrire sur le sujet, je me suis heurté à une incompréhension totale :
aucun éditeur n’a voulu prendre mon livre. Le cercle de ceux qui s’y
intéressaient ne s’est élargi que très progressivement.
À mon avis, la raison pour
laquelle beaucoup de gens s’intéressent à l’hindouisme actuellement, c’est que
l’on est déçu de la conception du monde dans lequel nous vivons. En Occident,
nous nous sommes appuyés sur deux piliers fondamentaux, la religion et la
science. Pour toutes sortes de raisons, le nombre de gens qui fréquentent les
églises ou les temples diminue continuellement, et ceux qui sont profondément
religieux sont de moins en moins nombreux. Quant à la science, en laquelle nous
avions mis toute notre confiance _ on pensait qu’elle allait nous assurer le
bonheur et la paix _, on s’aperçoit qu’elle nous a apporté la bombe atomique et
qu’elle est en train de nous apporter l’informatique.
En ce moment, la science et
la religion ont perdu beaucoup de leur crédibilité aux yeux des gens. Alors on
cherche autre chose, et particulièrement les jeunes. Ce peut être la drogue,
l’hindouisme, le bouddhisme, le zen, les arts martiaux japonais, le communisme,
etc. Et pour moi, la motivation des gens qui vont vers la drogue est exactement
la même que celle des gens qui vont vers l’hindouisme. C’est un refus des
valeurs que nous leur avons transmises.
Alors, ceux qui vont vers la
drogue se cassent la figure assez vite, même si cela leur donne de grandes
joies pendant un certain temps. L’hindouisme, y compris le Hatha-Yoga, donne
moins de satisfaction pour commencer, mais progressivement les gens
s’aperçoivent que cela leur donne quelque chose qui leur convient. Et puis
naturellement il y a le goût de l’exotisme qui intervient et qui joue un rôle
chez beaucoup de gens.
C’est peut-être pour cela qu’on ne parle pas beaucoup
du Karma-Yoga, parce qu’il n’y a pas beaucoup d’exotisme là-dedans ?
Oui. Il n’y a pas de gens qui
se mettent à propager le Karma-Yoga, à l’inverse du Hatha-Yoga par exemple.
Mais je dois dire que, dans les conférences que je donne, ce Karma-Yoga
passionne les gens, il provoque dans l’auditoire de nombreuses réactions, pour
ou contre. Je fais suivre mes causeries de débats qui sont toujours extrêmement
animés, et je sais que les gens continuent à en discuter ensuite entre eux ou à
y réfléchir individuellement. Cela a un très gros impact, évidemment sur des
petits groupes pour commencer. Mais je n’ai pas du tout l’intention de faire de
la propagande ou de la publicité. Ce n’est pas mon genre.