25/05/2013

John Hoffman - Voyage final


John Hoffman
Personnalité méconnue de la Beat Generation, John Hoffman est un poète fascinant et bouleversant, dont les œuvres sont restées inédites pendant un demi siècle. Elles sont aujourd’hui publiées sous le titre de Journey to the End chez City Lights Books à San Francisco, dans un volume qui contient également des poèmes de Philip Lamantia rassemblés sous le titre de Tau, poèmes qui ont été écrits à la même époque, dans les années 50.

En dépit de leur importance historique, les poèmes d’Hoffman n’avaient jamais été proposés au public, exception faite d’une édition tardive (et limitée à 24 exemplaires) par un petit éditeur d’Oakland en novembre 2000…

Lamantia et Hoffman s’étaient rencontrés en 1947 à San Francisco. John Hoffman, né à Menlo Park, Californie, avait 19 ans et vivait dans un hôtel bon marché. Philip Lamantia, 20 ans, avait déjà publié Erotic Poems l’année précédente et, surtout, il avait été remarqué en 1942 par André Breton qui, en exil à New York, avait salué ses dons d’écriture exceptionnels et précoces. Lamentia avait même fait le voyage de la côte Ouest à la côte Est pour le rencontrer et s’était lié avec la tribu surréaliste.

A San Francisco, on avait dit à Lamantia qu’Hoffman pourrait lui procurer de la marijuana. Les deux jeunes poètes californiens avaient fait connaissance dans un bar de North Beach et étaient rapidement devenus les meilleurs amis du monde.

Carl Solomon a bien connu Hoffman lui aussi. Il le décrit comme un bel homme blond, grand, très maigre, portant lunettes et cheveux longs. Un esprit libre, le prototype même du hipster, le mec à la coule, toujours dans les nuages, ce qui amusait plutôt ses amis. Le poète Gerd Stern (rebaptisé Jack Steen par Kerouac dans Les Souterrains) avait fait sa connaissance à San Francisco. Il l’avait retrouvé en 1950 dans un bar de Greenwich Village, alors que lui-même vivait dans sa voiture dans les rues de New York. Ensemble, ils avaient décidé de s’embarquer sur un navire de la marine marchande à destination de l’Amérique du Sud. Avant de partir, les deux poètes avaient fait le plein de livres de poésie, qu’ils lisaient au clair de lune sur le pont du cargo. Et tous les deux écrivaient comme des fous. Stern se souvient d’une coïncidence extraordinaire : ils lisaient avec passion Les chants de Maldoror lorsqu’ils se rendirent compte que Montevideo, où naquit Isidore Ducasse, était justement sur leur route…

Comme beaucoup de Beats, John Hoffman s’était initié à toutes sortes de drogues. A New York, il s’était mis à l’héroïne, puis il partit au Mexique pour expérimenter le peyotl. William Burroughs le décrira plus tard comme « un des junkies » de Mexico City dans son roman Junky. C’est justement au Mexique qu’il est mort d’une manière fort mystérieuse en 1952, à l’âge de 24 ans. Jack Kerouac, qui lui donne le nom d’Altman dans Les clochards célestes (et de John Parkman dans les Visions de Cody), rapporte qu’« il y avait mangé trop de peyotl à Chihuaha (à moins qu’il ne soit mort de polio) ». Burroughs prétendait d’ailleurs que les symptômes sont identiques. Ainsi naquit sa légende.

Philip Lamantia, de son côté, affirmait qu’il avait été terrassé par une attaque de paralysie à Puerto Vallarta et qu’il serait mort dans un hôpital à Guadalajara. Aurait-il été victime d’une fièvre inconnue ? Ce n’est pas impossible et la crainte d’une contagion expliquerait que son corps ait été incinéré.

Trois ans après cette disparition tragique, se situe la lecture emblématique de la Beat Generation, le 7 octobre 1955, à la Six Gallery à San Francisco. Au cours de cette soirée qui est entrée dans l’histoire littéraire, six poètes se produisirent : Allen Ginsberg, Gary Snyder, Philip Whalen, Michael McClure, Kenneth Rexroth et Philip Lamentia. Jack Kerouac était dans la salle. Il s’était chargé de la boisson « pour maintenir l’esprit de chacun à un niveau élevé » et il encourageait ses amis de ses gloussements et de ses cris d’approbation. Clou de cette nuit de folie : la lecture de Howl, le long poème inspiré et écorché de Ginsberg, qui bouleversa l’auditoire et apparut tout de suite comme un manifeste. A deux reprises, Ginsberg y fait allusion à Hoffman (sans le nommer, mais ses amis l’ont reconnu), lorsqu’il évoque, parmi « les plus grands esprits » de sa génération, ceux qui furent arrêtés dans leurs barbes pubiennes en revenant de Laredo avec une ceinture de marihuana pour New York et, vingt strophes plus loin, ceux qui disparurent à l’intérieur des volcans mexicains ne laissant derrière eux que l’ombre des blue-jeans et la lave et la cendre de poésie éparpillée dans la cheminée de Chicago.
Mais c’est Philip Lamantia qui rendit le plus émouvant hommage cette nuit-là en lisant non pas ses propres œuvres, mais les poèmes de son pote défunt : ce clochard poète errant qui avait trop aimé le peyotl et la vie sans entraves. Et c’est ainsi que John Hoffman est entré dans la légende secrète de la Beat Generation.

Tau, by Philip Lamantia, and Journey to the end, by John Hoffman, City Lights, Pocket Poets number 59.






Voyage final
1. 
Sur une péninsule étroite
Dans une baie désenvasée
Sac à l’épaule
Un vieil homme
Nourrit les corneilles

2. 
Le long d’une péninsule
Minuscule et d’un blanc éclatant
Un vieil homme porte un lourd sac
À l’épaule
D’un pas tranquille
Pour nourrir les corneilles

3.
Flashes cinématomorphiques
Par les fenêtres d’un train de la péninsule
Cosmogonie d’un pays de corneilles
La séparation complète s’impose
(Mieux vaut encore savoir ce qui est
Que ce qui sera.)

4. 
Visions d’apocalypse
Besoin de se détacher et de combler
La nuit descend ardente et noire
La lune lance son poignard
Sur la péninsule
Plate minuscule d’un blanc éclatant.

5. 
Un vieil homme ouvre grand son sac
Aux corneilles

Dévotion
La plage est si lointaine
La pluie a déjà fait mourir ces bananiers
Que l’esprit ne voit plus :
L’oiseau solitaire à ma fenêtre
À la fin des jours d’été


J’ai vu battre les céréales…
J’ai vu battre les céréales
l’homme des blés
                            pendu
à la branche d’un chêne dénudé

nous imposait d’arrêter nos fléaux et de faire silence
il nous imposait
                            la compréhension
                            et le silence
son chuchotement ne couvre pas le bruit de la sauterelle

il nous imposait en chuchotant
                            whrr chk chk
                            whrr whrr chk chk
homme au fléau battu et fauché
homme pendu de la moisson
visage barbu comme un champ de blé
décharné

pas de boule de gui dans notre
                                               plaine
                                               fumante
mais un homme séché par le soleil
fruit stérile sur la branche d’un chêne dénudé

pendu
         tournant doucement pour caresser
         l’aile des corneilles
         tournant
         percevant
         et nous imposant
                            le silence


Chanson
Fais macérer mes mots
Pour repeindre le monde d’une autre couleur
Déplace l’horizon
Où la mort se cache oubliée

Arrête la trombe d’eau
Envahis le cœur assombri
Fais irruption dans la fourmilière
De mon dernier continent caché

Pars une fois de plus avec un corps brûlant
Devant les idoles à présent déposées
Quand tu traverseras un univers
Les soleils réduiront les mots en cendres


Chanson d’un vagabond
Je suis quelqu’un qui a entendu parler
Du soleil de la lune et des étoiles
De la terre de la mer et de l’air
Et je n’en dis rien
Parce que je n’ai pas de mots

Traduit par Bruno Sourdin 

Gary Cummiskey: cinq poèmes


Gary Cummiskey
Gary Cummiskey est un poète d’Afrique du Sud, né en Angleterre en 1963. Il est journaliste. A Johannesburg, il a publié plusieurs recueils de poésie. Il est le fondateur des éditions Dye Hard Press et d’une revue littéraire, Green Dragon. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage consacré à Sinclair Beiles, le poète sud-africain qui a vécu au Beat Hotel de Paris dans les années 60, et qui a signé avec William Burroughs, Gregory Corso et Brion Gysin, le livre légendaire dédié au cut-up, Minutes du go.
 




Gary Cummmiskey

Gary Cummiskey lecteur de Claude Pélieu, Un amour de beatnik, lettres à Lula-Nash. 



Gary Cummiskey en lecture au Melville Poetry Festival de Johannesburg en 2012,
l'année de One hundred thousand poets for change.






Poème (1996)
Je suis très heureux d’apprendre que tu as réalisé ton rêve
un mari
une maison
une petite fille
En fait, tout ce que tu as toujours demandé !

Et moi ?
Bien… moi…
Ah, eh bien
je suis toujours
dehors dans le
jardin
à minuit
et j’essaie toujours
de manger
les étoiles


Ce qu’ils font (2005)
Ils lui ont mis la main dessus
la fille aux cheveux en bataille
et aux yeux pétillants
ils feront de leur mieux pour l’anéantir

Ils le feront
parce qu’elle est
si remarquablement heureuse
quand elle crie
fort
à travers ses dents blanches et pointues
et qu’elle fait des grands signes de la main
jubilante et joyeuse
elle est si clairement amoureuse
elle ne cherche rien d’autre que la paix
et la liberté

Mais comme une caméra de télé l’a filmée
ils ont enregistré
son image
ils pourront la retrouver
et quand ils l’auront fait
ils l’enlèveront
la battront
lui arracheront les ongles
lui fracasseront le crâne
l’éventreront
disperseront ses intestins
sur le pavé
puis enverront les restes
aux parents et aux amis
comme un avertissement

Ils feront tout ça
parce que
c’est leurs affaires


Jardin de l’esprit (2005)
SACRIFICE
Destruction de l’homme
Crucifix fou
Bretelle d’accès vers le Soleil
Chien violet
Blazer rouge-bleu
Improvisation sur un thème inconnu

L’ultime leçon du Zen
Surréaliste chocolat
Fabriqué au Japon
Des roues dans l’arbre
Le studio de cristal
Langue de l’univers
Le nombre du repas sacré est Un

Joie du chaman
Tête éphémère
Des singes se bouchent les oreilles sur le terrain de Nulle part

C’est une blessure de lunes
Et des danses hopies
Où le croisé de l’ombre
Rencontre
Le guerrier de la liberté

Nous ne pouvons pas renaître
            NOUS NE POUVONS PAS RENAITRE
                        NOUS NE POUVONS PAS RENAITRE
                                   NOUS NE POUVONS PAS RENAITRE
à ce mythe éternel

Nulle part est le chemin
Rue féérique
Sommeil de l’esprit de la nuit
La porte du merveilleux


Et nous regardons (2008)
Et nous regardons les bébés phoques frappés à mort, un coup
de couteau dans l’estomac pour celui-là et le lait de sa
mère gicle de sa bouche

Et nous regardons le ministre de l’éducation réprimender des
écoliers du quartier de Mitchells Plain à Cape Town
qui avaient écrit des poèmes sur la pauvreté et le
crime, il leur suggère plutôt de composer des odes à
Table Mountain

Et nous regardons les corps nus de ces jeunes hommes sur le
bord de la route, qui ont reçu une balle en pleine tête

Et nous regardons la femme filer à toute vitesse en hurlant
qu’elle ne peut pas comprendre pourquoi son mari a
été enlevé

Et nous regardons cette bande du township se jeter sur une
lesbienne, ça la guérira et lui apprendra à apprécier
une bite

Et nous regardons les sociétés d’aide humanitaire signer des
contrats de milliards de dollars en Afghanistan et en
Irak

Et nous regardons ce garçon de douze ans dans une chambre
d’hôpital avec les bras et les jambes arrachés

Et nous regardons dans la rue des policiers à la panse pleine
de bière frapper une pauvre vieille femme à coups
de pied

Et nous regardons la maman ivre et folle de douleur, pendant
qu’elle se faisait baiser derrière la buvette, son enfant
a été sacrifié et démembré pour confectionner le muti
le médicament de magie noire

Et nous regardons ce restaurant vietnamien qui ressemble
à un magasin d’animaux

Et nous regardons des chiens déchiqueter des singes pour le
plaisir du jeu et du fric

Et nous regardons la torture et les bastonnades perdurer
à Harare

Et nous regardons le corps mutilé retiré de la carcasse
d’une voiture piégée

Et nous regardons la fille dans l’arrière-boutique enfoncer
une aiguille à tricoter dans le vagin

Et nous regardons les chômeurs errants des parcs devenir
de plus en plus désespérés de plus en plus affamés
et de plus en plus détraqués

Et nous regardons le perroquet aux grands yeux
vides crevés avec un tournevis

Et nous regardons


Plus tard (2009)
Ce matin-là lorsque je suis allé te voir
dans ton appartement de luxe
j’avais à peine franchi la porte
que nous nous sommes retrouvés à baiser contre le mur
avant de passer
dans la chambre à coucher.
Plus tard, tu m’as lu
un extrait de Don Quichotte.

J’ai pris une douche
alors que tu étais à la cuisine
et je me tracassais pour mon portefeuille plein à craquer
laissé dans mon pantalon
dans la chambre.

Plus tard, on a pris un café
sur le balcon qui domine la ville
en discutant
des prix de l’immobilier.

Puis j’ai dû partir au boulot,
on s’est embrassés
et dit au revoir.

C’est la dernière fois
que l’on s’est vu.


Traduit par Bruno Sourdin

Gregory Corso - À la morgue


Gregory Corso

Gregory Corso  Gregory Corso écrit ses premiers poèmes à 16 ans en prison. Allen Ginsberg est ébloui : «Il est probablement le plus grand poète d’Amérique». Corso s’est lui-même affirmé comme «révolutionnaire, mais contre les effusions de sang». Sa devise est restée célèbre : «Sois un baiseur d’étoile». Sa poésie est un cut-up naturel.
Ces trois poèmes sont extraits de The Vestal Lady on Brattle, son premier recueil, publié en 1955 à Cambridge, Massachusetts.


Gregory Corso



À la morgue  
Je me souviens d’avoir vu leurs photos dans les journaux ;
Nus, ils semblaient plus robustes.
La balle dans mon ventre était la preuve que j’étais mort.
Je regardais l’embaumeur dévisser le couvercle de verre.
Il m’examinait et considérait en souriant cet instant entre la vie et la mort
Puis il revint vers les deux corps étendus à mes côtés
Et continua de dévisser.

Quand tu es mort tu ne parles pas
Même si tu as l’impression de pouvoir le faire.
C’était drôle de regarder ces deux gangsters essayer de parler.
Ils élargissaient leurs fines lèvres et montraient leurs dents violacées.

Toujours en souriant, l’embaumeur revint vers moi.
Il me releva et, comme une mère le ferait à son fils,
Me posa droit sur un rocking-chair.
Il le poussa et je commençai à me balancer.
La mort n’y change pas grand-chose.
Je ressentais encore une douleur à l’endroit où la balle avait traversé.

Mon Dieu ! observer les deux gangsters sous cet angle était vraiment bizarre !
Ils ne ressemblaient assurément pas à leurs images dans les journaux.
Ici ils étaient jeunes, rasés de près et en pleine forme.


Chanson de marins  
Ma mère déteste l’océan,
surtout mon océan,
je l’ai avertie ;
c’était tout ce que je pouvais faire.
Deux ans plus tard
l’océan l’engloutit.

Sur le rivage je trouvai de la nourriture
quelque chose de bizarre et de bien conservé ;
j’ai demandé à l’océan si je pouvais en manger
et l’océan m’a autorisé.
- Cher océan, quel est ce poisson
si tendre et si frais ?
- Les pieds de ta mère - fut la réponse.


Chanson 
Oh mon Dieu ! Oh là là ! Oh ça par exemple !
J’ai épousé la fille du cochon !
J’ai épousé la fille du cochon !

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Je l’ai rencontrée un soir
au clair de lune !
Elle m’a embrassé un soir
et m’a épousé dans sa porcherie !
Oh mon Dieu ! Oh là là ! Oh ça par exemple !
J’ai épousé la fille du cochon !
J’ai épousé la fille du cochon !

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Parce que j’ai senti qu’il le fallait !
Parce que j’étais celui qui devait lui apprendre
à aimer et à mourir !
Et demain il n’y aura rien à regretter
quand je l’emmènerai à l’abattoir !
Quand je l’emmènerai à l’abattoir!

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?




(Poèmes traduits de l’américain par Bruno Sourdin)

Allen Ginsberg et Gregory Corso