Annie Le Brun a 20 ans lorsqu’elle découvre le surréalisme et qu’elle fait la connaissance d’André Breton. Nous sommes en 1963. C’est un véritable appel d’air. Elle découvre un lieu de liberté où se rassemblent des poètes et des artistes aussi différents que possible mais qui ont en commun un esprit de révolte constant contre la morale et les valeurs bourgeoises. Avec Breton, on respire, on sait, plus que nulle part ailleurs, que la liberté est le maître-mot de tout. Elle participera aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969.
Annie Le Brun (Photo Francesca Mantovani, ed. Gallimard) |
Annie Le Brun fut d’abord une poète ardente, auteure de plusieurs recueils dans les années 70, qui sont aujourd’hui repris dans Poésie/Gallimard sous le titre « Ombre pour ombre ». Le premier de ces textes lyriques, intitulé « Sur le champ », a été publié en 1967. il se découpe en dix cernes. Le premier cerne commence ainsi: « Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus. » Il donne la mesure.
Huitième cerne : « Je m’habillais de signes sans le savoir. Pour ce qui est du style, je choisissais intuitivement le détonnant. Tous les chemins de traverse étaient bons pourvu qu’ils emmènent le plus loin possible. Tous les points de départ étaient bons pour engendrer l’imaginaire trajectoire vers des points d’arrivée qui n’existent pas. »
Le dernier cerne s’achève ainsi:
« Mes cernes n’ont pas fini de s’agrandir: c’est avec les yeux que je dévore le noir du monde ».
Il y a chez Annie Le Brun un souci constant d’ouvrir l’horizon. La poésie, pour elle, n’est manifestement pas un genre littéraire mais une manière d’être au monde. « Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose à dire; pour l’instant je parle tandis que d’autres dansent, crient, éternuent, maigrissent, tuent, respirent, s’allongent…»
Oeuvre provocatrice? Certainement. Mais surtout oeuvre qui fait le pari de la singularité. Oeuvre unique. Pour Annie Le Brun, le lyrisme est l’affirmation de l’unique.
HORIZON
Bleu, bleu, bleu
Le bruit du sang
Contre les tempes du vent
Les cheveux de la pluie
Frappent un paysage sans visage
Pâles et lointaines
Les pages affolées
Du livre des plaines
S’ouvrent en éventails
Entre lesquels la brume se pâme
Et sans bruit
Les roues du jour
Broient les cartilages de la lumière
Les livres d’Annie Le Brun sont passionnés et pleins d’énergie. Son travail critique sur l’œuvre de Sade a marqué les esprits (« Soudain un bloc d’abîme, Sade »). Comme ont fait date ses lectures de Raymond Roussel, de Jarry, de Césaire, de Victor Hugo (« Les arcs-en-ciel du noir »). Ses essais critiques sont sans concessions. Et elle s’en prend toujours à ceux qui étouffent la poésie. Quand la poésie ne va pas bien, pense-t-elle, c’est un signal d’alarme. « Si je m’alarme à ce point du sort de la poésie, écrit-elle dans « Appel d’air » (1), c’est que le nôtre en dépend, tant les risques d’étouffement sont sérieux. » Elle fulmine mais elle n’est jamais résignée. Pour elle, la poésie n’est pas une activité de langage mais de révolte.
En 2000, elle parlait avec conviction, d’un « trop de réalité » (2) : « réalité excessive que la surabondance, l’accumulation, la saturation d’information gavent d’éléments dans un carambolage d’excès de temps et d’excès d’espace. » Ainsi, pour Annie Le Brun, cette « pollution lumineuse » met en danger notre « nuit mentale »: « Le rêve a purement et simplement disparu de notre horizon. »
De la poésie ardente de ses débuts à ses essais critiques radicaux, la voix d’Annie Le Brun, qui incarne si bien l’image de la femme surréaliste, est restée très singulière. Provocatrice. Libre. Le souffle de sa révolte est demeuré intact.
Bruno SOURDIN.
- « Appel d’air, » Plon, 1988.
- « Du trop de réalité », 2000
Annie Le Brun: « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024.
Trois poèmes d’Annie Le Brun
NATURE
Une petite gare apeurée et silencieuse
Court dans la nuit
A la rencontre d’une forêt qui marche
La forêt est plus sombre que le reste du monde
Ses ramures de ténèbres crues
Tendent à se rompre
Les bâches du désespoir
Quelque chose vacille, vacille
Impossible de savoir
Où vont les saisons sans lisière
VILLE
Le ciel s’est fracassé
Sur les toits gris
Du coeur épris
Morceaux de pierres
Morceaux d’éclairs
Des lambeaux d’horizon
Font la houle
Du fleuve de verre
Entre les plumes et l’écume de la pourriture
Aucun pont
Aucun fronton
Attente sans fin
Reflet sans fond
ÉTÉ
Soleil blanc bégayant
Le silence hurle
L’air boitille
Le temps gonfle
Entre des blocs de vide
En suspens
La transparence
Aux cargaisons si lourdes
Un éclis d’espace
Accroche la lumière immobile
Et l’immense blessure de l’amour
Tombe à pic
En falaise elliptique
(Poèmes extraits de « Il faisait encore sombre », recueil de 1985, repris dans « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024)
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