05/04/2024

Annie Le Brun, le courage de la poésie

Annie Le Brun a 20 ans lorsqu’elle découvre le surréalisme et qu’elle fait la connaissance d’André Breton. Nous sommes en 1963. C’est un véritable appel d’air. Elle découvre un lieu de liberté où se rassemblent des poètes et des artistes aussi différents que possible mais qui ont en commun un esprit de révolte constant contre la morale et les valeurs bourgeoises. Avec Breton, on respire, on sait, plus que nulle part ailleurs, que la liberté est le maître-mot de tout. Elle participera aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969.



Annie Le Brun                                                                (Photo Francesca Mantovani, ed. Gallimard)


Annie Le Brun fut d’abord une poète ardente, auteure de plusieurs  recueils dans les années 70, qui sont aujourd’hui repris dans Poésie/Gallimard sous le titre          « Ombre pour ombre ». Le premier de ces textes lyriques, intitulé « Sur le champ », a été publié en 1967. il se découpe en dix cernes. Le premier cerne commence ainsi: « Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus. » Il  donne la mesure. 


Huitième cerne : « Je m’habillais de signes sans le savoir. Pour ce qui est du style, je choisissais intuitivement le détonnant. Tous les chemins de traverse étaient bons pourvu qu’ils emmènent le plus loin possible. Tous les points de départ étaient bons pour engendrer l’imaginaire trajectoire vers des points d’arrivée qui n’existent pas. » 


Le dernier cerne s’achève ainsi: 

« Mes cernes n’ont pas fini de s’agrandir: c’est avec les yeux que je dévore le noir du monde ».


Il y a chez Annie Le Brun un souci constant d’ouvrir l’horizon. La poésie, pour elle, n’est manifestement pas un genre littéraire mais une manière d’être au monde. « Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose à dire; pour l’instant je parle tandis que d’autres dansent, crient, éternuent, maigrissent, tuent, respirent, s’allongent…»


Oeuvre provocatrice? Certainement. Mais surtout oeuvre qui fait le pari de la singularité. Oeuvre unique. Pour Annie Le Brun, le lyrisme est l’affirmation de l’unique.


HORIZON 

Bleu, bleu, bleu

Le bruit du sang

Contre les tempes du vent

Les cheveux de la pluie

Frappent un paysage sans visage

Pâles et lointaines

Les pages affolées

Du livre des plaines

S’ouvrent en éventails

Entre lesquels la brume se pâme

Et sans bruit

Les roues du jour

Broient les cartilages de la lumière 



Les livres d’Annie Le Brun sont passionnés et pleins d’énergie. Son travail critique sur l’œuvre de Sade a marqué les esprits (« Soudain un bloc d’abîme, Sade »). Comme ont fait date ses lectures de Raymond Roussel, de Jarry, de Césaire, de Victor Hugo (« Les arcs-en-ciel du noir »). Ses essais critiques sont sans concessions. Et elle s’en prend toujours à ceux qui étouffent la poésie. Quand la poésie ne va pas bien, pense-t-elle, c’est un signal d’alarme. « Si je m’alarme à ce point du sort de la poésie, écrit-elle dans « Appel d’air » (1), c’est que le nôtre en dépend, tant les risques d’étouffement sont sérieux. » Elle fulmine mais elle n’est jamais résignée. Pour elle, la poésie n’est pas une activité de langage mais de révolte.


En 2000, elle parlait avec conviction, d’un « trop de réalité » (2) : « réalité excessive que la surabondance, l’accumulation, la saturation d’information gavent d’éléments dans un carambolage d’excès de temps et d’excès d’espace. » Ainsi, pour Annie Le Brun,  cette « pollution lumineuse » met en danger notre « nuit mentale »: « Le rêve a purement et simplement disparu de notre horizon. »


De la poésie ardente de ses débuts à ses essais critiques radicaux, la voix d’Annie Le Brun, qui incarne si bien l’image de la femme surréaliste, est restée très singulière. Provocatrice. Libre. Le souffle de sa révolte est demeuré intact.


Bruno SOURDIN.


  1. « Appel d’air, » Plon, 1988.
  2. « Du trop de réalité », 2000



Annie Le Brun: « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024.









Trois poèmes d’Annie Le Brun



NATURE


Une petite gare apeurée et silencieuse

Court dans la nuit

A la rencontre d’une forêt qui marche

La forêt est plus sombre que le reste du monde

Ses ramures de ténèbres crues

Tendent à se rompre

Les bâches du désespoir

Quelque chose vacille, vacille

Impossible de savoir

Où vont les saisons sans lisière




VILLE


Le ciel s’est fracassé

Sur les toits gris

Du coeur épris

Morceaux de pierres

Morceaux d’éclairs

Des lambeaux d’horizon

Font la houle

Du fleuve de verre

Entre les plumes et l’écume de la pourriture

Aucun pont

Aucun fronton

Attente sans fin

Reflet sans fond





ÉTÉ


Soleil blanc bégayant

Le silence hurle

L’air boitille

Le temps gonfle

Entre des blocs de vide

En suspens

La transparence

Aux cargaisons si lourdes

Un éclis d’espace

Accroche la lumière immobile

Et l’immense blessure de l’amour

Tombe à pic

En falaise elliptique 



(Poèmes extraits de « Il faisait encore sombre », recueil de 1985, repris dans « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024)