René Iché est un artiste qui a porté au plus haut l’idée d’engagement. Il est capital, aujourd’hui, de réévaluer la singularité de son oeuvre de sculpteur, trop méconnue. C’est ce que propose le musée de la Piscine de Roubaix, avant ceux de Quimper et d’Albi.
Proche de Guillaume Apollinaire, qu’il a connu en 1917, de Max Jacob et des surréalistes, dont il a fait les célèbres masques, Iché s’est engagé dès les premières heures dans la Résistance. Il tenait en horreur le fascisme et l’asservissement à la dictature et il l’a combattue avec force. En sculpture, les Lutteurs sont sa marque: il les a toujours représentés avec passion.
Six sculptures nous aident à jalonner son parcours, six oeuvres essentielles, à commencer par les Lutteurs :
Lutteurs (vers 1943)
Février 1915. René Iché n’a que 18 ans, il doit se vieillir de deux ans pour s’engager volontairement. En mars 1916, il rejoint le front à Verdun. Les bombardements sont incessants. C’est son baptême du feu.
En juillet, il est envoyé dans la Somme. Il assiste à de terribles combats au corps-à-corps. « On se bat d’abord à la grenade et à la baïonnette. Les nôtres se font tuer sur place plutôt que de reculer. Il ne restera personne de cette troupe héroïque. » Dans son bataillon, les pertes sont terribles: en une seule journée, 249 soldats sont tués et 444 blessés. Sa section est entièrement décimée, lui seul survit. C’est la grande boucherie.
La violence des combats est inouïe. Iché sera touché par un éclat d’obus et gazé, cela ne l’empêchera pas de retourner au front. En juillet 1918, dans la Marne, lors d’un assaut, un camarade est grièvement blessé. Pour sauver son frère d’armes, Iché le porte sur ses épaules à travers le feu ennemi et le ramène vers les lignes arrière.
Ce sont ces souvenirs qui l’inspireront pour ses Lutteurs, une sculpture qu’il réalisera en 1923 en taille directe au granit, avec, par manque de moyens, un simple tournevis comme poinçon. Cette thématique des lutteurs restera sa signature. Plus tard, vers 1945, il réalisera une version de Lutteurs à terre, inspirée par l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange, Jacob incarnant, selon lui, la Résistance française contre l’occupation nazie.
Jeune Tarentine (1934)
René Iché a un lien très fort avec les poètes. Joël Bousquet, qui a été transpercé par une balle et est resté grabataire, est un ami de jeunesse, qu’il a connu au lycée de Carcassonne. Plus tard, il a rencontré à Paris Pierre Reverdy et Blaise Cendrars et il a été très proche de Max Jacob. Il a aussi fréquenté les surréalistes, sans d’ailleurs jamais adhérer au groupe. Mais c’est de Guillaume Apollinaire qu’il s’est senti le plus proche.
La Jeune Tarentine s’inspire d’un poème d’André Chénier. Iché a voulu élever à Carcassonne un monument à la mémoire de ce poète supplicié, guillotiné en 1794, victime de la Terreur, mais ce monument ne verra jamais le jour. Reste ce magnifique marbre de 1934 qui revisite Myrto, l’héroïne célébrée par le poète. Une pièce la fois moderne et antique. Une ode à la vie et à l’espoir.
La Femme assise, hommage à Apollinaire (1930)
René Iché a fait la connaissance de Guillaume Apollinaire en 1917 à Paris à la faveur d’une permission. Apollinaire sera son maître en poésie.
Pour lui rendre hommage, Iché a conçu une oeuvre énigmatique, qui représente sa compagne enceinte de leur fille, assise dans une posture qui rappelle la célèbre sculpture égyptienne du scribe assis en tailleur.
La Femme assise est le titre d’un roman inachevé d’Apollinaire, peu connu, qui paraîtra après sa mort en 1920. Dans ce livre, Apollinaire a fondu en un seul deux romans qu’il avait commencés à écrire: une histoire se passe chez les Mormons aux Etats-Unis au 19e siècle et fait l’éloge de la polygamie en racontant vie du prophète Brigham Young de Salt Lake City et de ses vingt-quatre femmes. La seconde histoire se déroule à Montparnasse pendant la guerre 14-18: Apollinaire y met en scène, sous des noms fictifs et de façon désinvolte et satirique ses amis peintres et poètes. Dans les dernières lignes de ce roman on apprend avec surprise que « la femme assise » est une pièce de monnaie suisse qu’il « fallait prendre garde de ne pas accepter ». La Femme assise est longtemps apparue comme un livre de montage artificiel. On peut l’envisager plutôt aujourd’hui comme un ancêtre du couper-coller, complexe, énigmatique et fort réjouissant. On imagine que René Iché a voulu, à sa manière, radicale, saluer la nouveauté de l’oeuvre d’Apollinaire et son sens de la modernité..
Masque d’André Breton (1929)
René Iché a réalisé un moulage des masques d’André Breton et de Paul Éluard, d’après l’empreinte prise sur leur visage. Il en résulte des portraits aux yeux clos, des visages figés dans leur sommeil ou plongés dans le monde du rêve. La charge onirique de ces masques est magique. On retrouve cet abandon au merveilleux dans le photomontage reproduit par la Révolution surréaliste et réalisé autour du tableau de Magritte, « Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt », entouré de 16 membres du groupe surréaliste de 1929 représentés les yeux clos. L’art de rêver.
Guernica (1937)
En 1936, René Iché s’était insurgé contre le refus du gouvernement français du Front populaire de porter assistance aux républicains espagnols et de proposer au contraire un pacte de non-intervention, alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste apportaient leur aide militaire aux nationalistes espagnols.
Lorsqu’il entend à la radio l’annonce du bombardement du village basque de Guernica par la barbarie nazie, Iché fond en larmes. Le village est complètement détruit. Des milliers de cadavres sont ensevelis. Guernica n’est plus qu’un charnier. Spontanément, pour exprimer sa douleur et son dégoût, Iché réalise sur le champ un plâtre qui représente une petite fille le corps décharné à l’état de squelette. Vision effroyable que le sculpteur par la suite refusera d’exposer.
Déchirée (1940)
Dès 1940, René Iché rejoint la Résistance au sein du réseau du musée de l’Homme. Son atelier parisien sert de lieu de réunion, de boîte aux lettres, de planque et de cache d’armes.
La Déchirée, qu’il sculpte cette année-là, est une allégorie de la France sous l’Occupation. Le bras gauche repliée sur le visage symbolise la France aveuglée par les discours du maréchal Pétain et de l’occupant nazi. La main droite qui s’élève vers le ciel est celle de la France résistante qui a entendu l’appel du 18 juin. Le bronze a été fondu clandestinement par Iché dans le poêle de son atelier. La statue a ensuite été acheminée par un groupe de résistants à Londres pour être remise au général de Gaulle.
La Déchirée symbolise l’esprit de résistance et met en lumière la virtuosité d’un artiste engagé.
Bruno SOURDIN.
René Iché (1897-1954) : l’art en lutte, à la Piscine-Musée d’art de Roubaix (59). Jusqu’au 3 septembre 2023.
Cette exposition est co-produite avec le musée Toulouse-Lautrec à Albi qui la présentera du 30 mars au 30 juin 2024, et avec le musée des Beaux-Arts de Quimper qui présentera la variante Fragments surréalistes. René Iché et les poètes du 23 novembre 2023 au 19 février 2024.