Arun Kolatkar est le grand poète de la modernité indienne. Son livre le plus connu, Kala Ghoda, poèmes de Bombay, a été publié en 2013 par les éditions Gallimard dans sa célèbre collection Poésie. Pour les lecteurs français, ce fut une révélation. Celle d’un poète qui observait le tourbillonnement et les soubresauts du monde à partir de son point d’observation privilégié, le café du quartier de Kala Ghoda où il passait le plus clair de ses journées. Seul comptait pour lui le monde de la rue qu’il s’employait à faire revivre avec ravissement.
Jejuri, son premier livre de poésie, date de 1976. Il vient d’être traduit en français aux éditions Banyan, des éditions exclusivement dédiées aux littératures de l’Inde. Jejuri est une petite ville de l’état du Maharashtra, lieu de pèlerinage dédié au dieu Khandoba. Cette divinité locale, protectrice du bétail, est considérée comme une manifestation de Shiva.
« Un vent froid en continu fouette
et siffle un coin de la bâche
près de ton épaule.
Tu regardes la route rugissante.
Tu guettes des signes de l’aube dans la lumière qui se répand petit à petit à l’extérieur.
Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes
sur le nez d’un vieil homme.
Voilà tout le paysage que tu peux voir. »
Kolatkar est un poète du regard, qu’un détail, qui semblerait anodin, suffit à aiguiser. Ainsi cette lourde porte médiévale qui, remarque-t-il, pend sur un seul gond:
« La porte serait partie
depuis très très longtemps
s’il n’y avait eu
ce short
mis à sécher sur ses épaules ».
Arun Kalatkar aime à travailler sur le fragment. Avec minutie et un sens subtil de la précision. En témoigne cette observation saillante d’un papillon:
« Il n’y a pas d’histoire derrière lui.
Son corps coupé en deux comme un miroir,
il s’articule en son centre.
Il n’a pas d’avenir.
Il n’épingle aucun passé.
C’est un jeu de mots sur le présent.
C’est un petit papillon jaune.
Il a pris ces collines infortunées
sous ses ailes.
Juste une touche de jaune
qui s’ouvre avant de se fermer
et se ferme avant de s’ou…
Où est-il? »
Le recueil, qui s’était ouvert dans un bus, se ferme dans une gare, au soleil couchant, « le soleil couchant grand comme une roue » :
« le chef de station à deux têtes
appartient à une secte
qui rejette tout horaire des trains
qui n’ait pas été publié l’année où la voie ferrée a été posée
comme douteux
mais interprète le tout premier horaire
avec une liberté qui lui permet de lire
chaque horaire ultérieur
comme le lignes du texte »
Sa vie durant, Arun Kolatkar ne s’est guère éloigné de Bombay. Il assumait sa marginalité, ce qui ne l’empêchait pas d’exprimer un fort sentiment d’universalité. Il se sentait proche des avant-gardes occidentales, il aimait aussi bien Tukaram qu’Apollinaire, Kabir que Mandelstam, André Breton et les surréalistes, les poètes chinois de la dynastie des Tang, Muddy Waters, John Lee Hooker et les grands chanteurs de blues, Bob Dylan évidemment, Baudelaire, Kafka et Laurel et Hardy. Il s’était lié d’amitié avec Allen Ginsberg lorsque ce dernier avait voyagé en Inde et il lui était resté fidèle. Salman Rushdie avait raison de voir en lui un « classique moderne ». Un poète fascinant.
Bruno SOURDIN.
Arun Kolatkar est considéré comme l'un des plus grands poètes indiens contemporains. Son oeuvre est indissociable de la ville de Bombay.
Il avait commencé à travailler comme directeur artistique et graphiste dans plusieurs agences de publicité.
Pendant les 20 dernières années de sa vie, il passait une grande partie de son temps assis dans un café d’une place du quartier de Kala Ghoda à enregistrer le spectacle qu’il avait sous les yeux.
Il est décédé en 2004 à Pune, dans l’État du Maharashtra, à l’âge de 73 ans.
Arun Kolatkar écrivait à la fois en anglais et dans sa langue maternelle, le marathi.
La portée de sa poésie est universelle.
Arun Kolatkar: Jejuri, éditions Banyan. Traduit de l’anglais par Roselyne Sibille. Introduction de Annie Montaut.