Daniel
Abel s’est lié d’amitié avec André Breton en 1958. Depuis ce jour, il est resté
fidèle à l’idée surréaliste. Pour lui, sans l’ombre d’un doute, l’amour fou est
la grande clé. Avec l’imagination, qu’il faut sans cesse renouveler, et la
liberté, qui est toujours à reconquérir. Un demi-siècle après la mort de
l’auteur de L’Amour fou et d’Arcane 17, il est de ceux qui
s’évertuent, obstinément, à réconcilier le rêve et la réalité et à promouvoir
une libération totale de l’esprit humain.
L’été,
à Saint-Cirq-Lapopie, il aimait trouver, dans le village de Breton, un paradis
possible, à l’abri de « toutes les misères du monde ». Daniel Abel est
un poète fidèle.
Un poète
fidèle et un plasticien à l’esprit sans cesse en alerte. A 83 ans, il continue
à récupérer, dans les rues de la ville, les matériaux qui lui permettent de recréer
un univers magique. La passion pour le merveilleux est, chez lui, inaltérée. « Le merveilleux est toujours beau,
n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit
beau », écrivait André Breton. Daniel Abel, le poète paysan venu des
Vosges, a fait de cette recommandation de lumière, de ce désir de blancheur absolue,
l’idée centrale de sa vie. Et il s’y tient.
Daniel Abel : Je suis né en 1933 à
Châtel-sur-Moselle, dans les Vosges. Le père était instituteur, la mère
postière. Le village, c’est l’ancien fief des sires de Neufchâtel, d’où la
présence d’une imposante forteresse et de remparts massifs, que longe la
Moselle, étincelante, ruisselante. Un peu en aval de Châtel, la Moselle se
retrouve pianotant sur les galets, gagnant Charmes puis Chamagne, d’où est issu
le père et où le grand-père fut secrétaire de mairie et instituteur de classe
unique. Chamagne est le village natal du peintre Claude Gelée, dit le Lorrain,
un maître de la lumière et des espaces vaporeux, magiques.
A quoi ressemblait ta vie à
Châtel dans ces années-là ?
Nous
habitions alors à Nomexy, à 2 km de Châtel, une cité de tisserands. Le père y
enseignait. Avec le fils du garde-champêtre, le jour où il n’y avait pas
classe, je me rendais au lavoir de l’Avière, laquelle coule contre le rebord de
pierre, s’introduit sous les deux passerelles, s’infiltre sous le pont, passe
sous la côte de la Lune et gagne la Moselle. Nous longions un petit canal, sur
le côté, parvenions à un espace clôturé, d’où s’évadaient des rires de jeunes
filles… La rivière était émaillée de présences, qui mouchetaient aux heures
chaudes. C’est ce que j’ai appelé « le temps étoilé des rivières ».
La rivière était le lieu où tu
aimais te retrouver?
J’étais
attiré absolument par les rivières. Il faut dire que j’étais un pêcheur acharné
à l’époque. Je parle des rivières habitées, limpides, heureuses, le « soleil
des eaux », cher à René Char, le sortilège des miroirs. C’est dès ces
années que l’eau prend importance dans mon imaginaire, de la vie première des
fontaines à la rivière.
Nous avons
habité à Châtel par la suite. Le village s’étage en hauteur. Nous avons, à
mi-hauteur, le jardin, lieu d’éclosions. Je reçois une éducation religieuse,
pourtant, je me veux ouvert au monde réel plus qu’à toute fantasmagorie.
Comment aimais-tu passer tes
journées?
Au
jardin, ce que j’aime, c’est l’élan au printemps des sèves, l’ascension
irrésistible des germes, une écriture pulsive, conquérante, que je rechercherai
toujours. J’aime me rendre au coin de la mare avec la libellule. Le jardin
constitue mon livre de la nature, exempté de la dualité bien-mal.
A la
cabane aux outils, est relégué un étrange engin à deux roues, la roue avant
d’un diamètre bien plus grand que la roue arrière, une selle incroyablement
perchée : c’est une draisienne. En bois verni, avec des incrustations de
mica, pivotant sur un axe, un miroir aux alouettes… Moi, ce que j’aime par
dessus tout, c’est la liberté, celle des ailes conquérantes, qui entraînent
avec elles le regard.
Là
haut, au Champ de Tir, où nous avons implanté un verger, l’air est plus
vif. La prairie exulte avec la stridulation des criquets et des grillons. On a
l’impression d’approcher les étoiles. De là-haut, comme d’un promontoire, on
domine la rivière sinuant entre les arbres, les coteaux de la Héronnière, sur
lesquels on luge en hiver. On élargit son paysage, on se sent presque éternel.
La ferme de tes grands-parents maternels
est un lieu qui a beaucoup compté pour toi, elle est très présente dans ton
œuvre. Quels sont tes souvenirs de la vie à la ferme ?
Les
dimanches et durant les vacances, nous nous rendions à la ferme des
grands-parents, aux Sèches Tournées, non loin du col du Bonhomme. L’eau est
précieuse, issue de deux fontaines. Pour parvenir à la ferme de Bellevue, il
faut gravir un sentier malaisé et coupé de pierres gréseuses… Des fontaines,
dépend la vie de la ferme. Si l’eau vient à manquer, il faut se munir de seaux,
aller puiser plus haut à la fontaine de la Mine.
Qu’est-ce qui te plaisait particulièrement
dans la vie à la ferme ?
La
gestuelle paysanne, efficace, économe de paroles. Faucher, ratisser, faner,
rassembler en andains, charger sur la charrette les javelles, la paille qui
s’entasse dans le grenier, la prairie en sommeil, la prairie sous la lumière
qui est si vivante, avec les bleuets, les asters, les renoncules, les insectes
par myriade. En été, la saison blonde, les jours sont si longs qu’il faut en profiter
au maximum. Un court répit à midi pour le casse-croûte à l’ombre bleue des
meules et on revient au travail.
Au
domaine de la ferme, vie et mort se succèdent : le cochon que l’on égorge,
le lapin écorché, écartelé à la porte de la remise, le coq, langue tranchée,
qui se débat dans des spasmes de plumes ensanglantées. Naissent pourtant des lapereaux,
des poussins, des chatons… le petit veau à l’écurie léché par sa mère.
Avec
les frimas d’automne, les jours se resserrent, le brouillard monte du creux et
phagocyte le paysage. Il faut songer à la rentrée, au collège. Quelle
horreur ! Une dernière fois je cours au long du ru… dans le val, la
Meurthe, plus loin la Moselotte, la Vologne, la Moselle…
La période la plus terrible de
ton enfance, c’est la guerre et l’exode, en 1940, l’exil en Auvergne… Tu as 7
ans.
En
39-40, ma mère, postière, est réquisitionnée. Le père est au front. Il est
décidé que je partirai avec le directeur d’école, son épouse, le grand père, la
chienne Linda, vers le Sud, où « ils » ne sont pas.
C’est
l’exode, la chenille cahotante des voitures. Nous, serrés en la Citroën noire.
Arrêts éperdus quand se produit dans le ciel un vrombissement assourdissant.
C’est le piqué des stukas. Moi, je suis projeté dans un fossé, la femme du
directeur sur moi, ce dernier en ultime rempart… La lame de la faucheuse nous
effleure, tac… tac… tac, la mort, tout près, en talons hauts. Après, on appelle
la chienne, Linda est sous la voiture, poil hérissé, toute tremblante… Quant au
vieillard, il est sur la route, hébété… Ouf ! L’orage passé, l’exode des
réfugiés reprend, se poursuit au cours de la nuit. Je me souviens que les
phares de la voiture sont de grands pinceaux lumineux révélant, dans les
ténèbres, des formes étranges. Il nous arrive de dormir dans une grange de
fortune… Finalement nous voilà en Auvergne, dans un petit village près de
Courpière, dans une famille d’accueil.
Alors,
la France est partagée : il y a la zone occupée, où se trouve la mère, la
zone libre, une ligne de démarcation… Le père, démobilisé, nous rejoint, amer
de la « drôle de guerre ». Il ne songe qu’à rejoindre son épouse.
Pour cela, il faut contacter un passeur. Et ce sont des palabres, la carte
déployée sous la lampe…
Et un
soir, par les prairies embrumées, la petite troupe s’avance à pas
précautionneux, le directeur en premier avec les valises, son épouse et moi, le
vieillard qui tousse… Le passeur nous recommande le silence. Coassements de
grenouilles, cris d’oiseaux nocturnes… La nuit avec ses yeux qui nous
regardent, la nuit avec ses étoiles. « Halt ! » Sur nous se
braquent les projecteurs. Des chiens sont tenus en laisse par des soldats
allemands. « Komm ! Papiers ! » Nous voici prisonniers,
conduits à une kommandantur. Un soldat m’offre un bonbon.
Finalement,
on nous libère. Ouf, cette fois nous sommes passés, mais, d’épuisement, le
vieillard est mort. Il a franchi cette ligne de démarcation dont on ne revient pas !
Où es-tu en 1944, au moment du
Débarquement ?
Je me
trouve à la ferme de Bellevue, où est installé un PC allemand. La nuit, de la fenêtre
de la chambre du haut, je m’en souviens très bien, nous regardons
l’interminable défilé des vaincus par le col. Cependant, dans la vallée, les
plus furieux, les SS à croix de fer, incendient les villages. A quand notre
tour ?
Une
bombe est tombée à une centaine de mètres de la ferme. La tante Louisette, par
le souffle, a été renversée… Moi, je suis entré en résistance, comme l’oncle
Edmond. Je vis la Libération comme une seconde guerre.
Comment te sont apparus les
Américains ?
Comme
de grands gars rigolards, venus du Nouveau Monde… Tablettes de chewing-gum,
chocolat à gogo… OK, ils n’ont que ce mot à la bouche… On apporte cependant à
la ferme, sur une civière, un jeune paysan qui a sauté sur une mine.
L’infirmier américain soulève la couverture, verse un peu de poudre sur les
jambes broyées, hoche tristement la tête, rabat la couverture…
Au bord
des routes, s’entassent les engins de guerre, les grenades, les chapelets de
balles de mitrailleuses. Cela ne terminera jamais ? Après, il faut
recoudre le paysage, se recoudre, revenir à la Ligne bleue, dans l’innocence du
cœur.
Quelle a été la place de la
religion dans ton enfance ? T’a-t-elle marqué ou, au contraire, as-tu
cherché à la rejeter ?
J’ai
été élevé par ma mère et ma grand-mère qui, toutes les deux, étaient des
bigotes, qui avaient le sens de la culpabilité chevillée à l’esprit. J’en ai
souffert, en ce sens qu’elles m’ont inculqué le mal. Pour elles, la sexualité
était quelque chose de refoulé. D’où mes premiers textes très noirs, intitulés Assassinats, où je cherche à assassiner
ce monde ancien et à me libérer du carcan de la religion culpabilisatrice.
Quels livres t’ont apporté tes
premières émotions de lecture ?
Chez
les grands-parents, il y avait une petite niche dans le mur avec seulement
quelques livres. Je me souviens de Monsieur
le vent et madame la pluie, de Paul de Musset. Cela me faisait penser aux
Sèches Tournées, où le vent est souvent omniprésent. Egalement un livre de
voyage, Les Exilés dans la forêt, de
Thomas Mayne Reid, et cela m’a tout de suite incité à rêver, à m’évader par le
voyage. Dans la bibliothèque de mon père, il n’y avait pas grand chose, sauf
les livres d’Erckmann-Chatrian et de George Sand.
Après la Libération, il a fallu
rentrer au collège. As-tu aimé l’école ?
J’ai
vécu le collège comme un enfermement. Comme j’étais interne, je n’avais de
permissions que le dimanche et j’étais souvent collé, à cause des mathématiques
en particulier. Etre privé de la promenade du dimanche, c’était être privé d’un
bon repas et d’un espace de liberté. En plus, quand j’étais collé, il y avait
la sortie du dimanche au pas cadencé, un petit intermède auprès d’une forêt où
on se délassait pendant une demi-heure et le retour au pas cadencé au collège.
Et de nouveau la grille, les hauts murs, la répétition des fenêtres, un espace
clos, confiné.
Il y a eu forcément un moment de
révolte contre ce monde-là ?
Oui, bien
sûr. Je pense même que ma santé en a souffert, puisque j’ai fait une atteinte
de tuberculose. C’était dû aux privations.
Dans ton livre L’Appel indien, tu fais un parallèle
entre ton pays, les Vosges, et les terres indiennes du Nouveau Monde.
Le
Nouveau Monde, j’ai le privilège de le connaître. Aux USA, j’ai parcouru les
terres indiennes de l’Arizona, de l’Utah, où vivent, dans des réserves, les
Navajos, les Hopis. J’ai retrouvé une ampleur, une grandeur de paysage, ce que
j’appelle une respiration. J’ai rêvé devant les mesas inondées de soleil à un
langage occulte à travers la distance. A Monument Valley, il m’a semblé revivre
les charges de cavalerie. J’ai adressé, par un orifice sacré dans l’arche
rocheuse, ma prière à l’étoile. J’étais enchanté de me retrouver parmi les
tipis, les wigwams… Enchanté de m’évader, par un dream catcher, des conventions
du monde civilisé, de me ressourcer aux forces essentielles: l’arbre à
printemps, la Silver River, la Yellowstone…
Le plus
imposant paysage du monde, je l’ai approché avec le Grand Canyon, énorme
faille, un paysage fabuleux, où vécurent les Anastasis. Avec les concrétions
rocheuses, qui changent de couleur avec la lumière, on domine un espace immense
qui s’irise du soleil… Là-bas, c’est la terre rouge, la terre inspirée, qui m’a
paru aussi familière que celle de mes ancêtres.
Comme
nous les Vosgiens, les Indiens ont subi l’invasion et ont été dépossédés des
meilleures terres. Après Little Big Horn, le combat de la revanche, il y eut
les massacres perpétués par les Blancs, puis le long et douloureux exode, comme
je l’ai vécu, par les rigueurs de l’hiver, avec les privations, la famine.
Comment t’est venue l’idée de ce
rapprochement entre les Vosges et les terres indiennes ?
Dans L’Appel indien, s’exprime une démarche
poétique liée à un procédé de transposition, selon le vœu d’André Breton :
« C’est en transposant le plus largement possible que vous gagnerez le
cœur des autres. »
La
terre vosgienne est donc la terre indienne magnifiée. Avant tout, je suis un
enfant de la terre vosgienne, paysanne, rude à travailler, mes aïeux
viscéralement attachés au domaine, trimant du matin au soir…
Moi, je
m’acquitte de la cueillette des fruits, du ramassage des œufs… Je ne veux pas,
comme le dit Rimbaud, « la main à la charrue ». Je veux la liberté. Les
travaux épuisants, très peu pour moi. Je vagabonde par mes allées, par les
allées du Nouveau Monde. Je leur suis reconnaissant, à tous, de me laisser
ainsi vivre à ma guise, un Sauvage, un Indien. Je suis libre.
Ce qui
compte, c’est la liberté qui refuse tout esclavage et, au Nouveau Monde, à la
différence de l’Ancien, on ne connaît pas l’esclavage.
Indien
des Vosges, Indien des terres de l’Ouest américain, je conçois mon appel comme
un hymne passionné à la liberté, à la générosité de l’enfance, dégagée des
tabous, des frontières, du surmoi des adultes, l’enfance païenne, sensuelle,
rebelle. Comme l’énonce André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme, « l’absence de rigueur connue laisse la
perspective de plusieurs vies menées à la fois ».
Le parallèle va loin, dans la
mesure où tu compares l’arrivée des Blancs sur les terres indiennes et celle
des Allemands qui franchissent la Ligne bleue des Vosges.
Comme
les Indiens, j’ai subi les horreurs de la guerre. Un parallèle est établi entre
la longue marche des Indiens vers une terre promise sans cesse différée et les
réminiscences personnelles liées à l’exode, avec cette mythique « zone
libre », où l’on échappe aux restrictions, aux humiliations de tous
genres.
Et, comme l’ont fait les
Indiens, tu lances un appel à la rébellion, tu revendiques le souffle de la
liberté.
Aux
Sèches Tournées, le peuple de la forêt profonde a pris le maquis. Le peuple des
résistants connaît comme sa poche les clairières, les refuges, les endroits
touffus où seul le sanglier pénètre. Ce peuple n’a jamais renié l’esprit de la
buse, celui du grand cerf, celui du renard. Il sait dans les ténèbres, à la
manière indienne, se couler par d’étroites sentes broussailleuses, être à la
fois invisible et présent. Il bondit à bon escient, tel le chat sauvage, et
sait plus que se défendre, surprendre et attaquer, briser tout encerclement.
En 1943, tu n’as que 10 ans.
Dans L’Air indien, tu te dépeins sous
les traits de Petit Coyote rêveur. Comment te situes-tu par rapport à tes
aînés dans ce « peuple de résistants »?
Moi, je
suis déjà le poète du refus de l’amenuisement, le poète de la largeur, de la
largesse, puisque je déclare que je veux être briseur de cercles, de préjugés,
de censures. Je revendique le droit d’être jaune, noir, rouge de peau. Je
revendique le droit absolu d’être moi-même, quitte à passer pour un
indésirable.
Et par rapport aux Amérindiens d’aujourd’hui
?
Ils
vénèrent l’aigle, le bison, le coyote, la rivière, le printemps qui reverdit
leur territoire. Ils tentent de maintenir un panthéisme, un animisme précieux
en nos temps si destructeurs pour la biosphère. Toute espèce humaine est
sacrée, disent-ils, les hommes, les animaux, les oiseaux, les insectes, les
poissons, les arbres, les pierres sont sacrés. La terre elle-même, notre mère à
tous, est sacrée.
Moi,
Petit Coyote rêveur, j’ouvre la fenêtre de la cuisine, respire d’un élan la
Ligne bleue menacée dans son essence, comme l’est l’âme indienne. Alors, je
lance mon appel aux « forces vives » pour que soient préservés
l’authenticité, l’envergure, le prodigue, l’intégrité du grand souffle porteur.
Dans L’Appel indien, que symbolise le personnage de Flèche d’Or ?
Est-ce une réminiscence de ton histoire personnelle ?
C’est
tout à fait transposé. Flèche d’Or est en même temps ma femme Denise, à
l’époque de sa blondeur rayonnante, et
l’histoire d’une Indienne qui avait été enlevée par les Blancs, qui n’avait
jamais accepté leur façon de vivre et avait réussi à s’enfuir et à revenir dans
sa tribu d’origine.
Dans ton œuvre, l’Indien incarne
bien la résistance à l’oppression, quelle qu’elle soit ?
C’est
cela, la résistance à l’oppression et, un mot que j’aime beaucoup, le côté
sauvage…
Le sauvage que tu étais quand tu
étais jeune au sein de la nature vosgienne ?
Oui, et
que, dans le fond, je suis resté.
Daniel Abel à Héricy, en septembre 2016 (photo Bruno Sourdin). |
Dans quelles circonstances as-tu
commencé à écrire et pourquoi as-tu fait le choix de la poésie ? Comment
as-tu découvert ta vocation de poète ?
Tout
d’abord, je considère qu’on peut être poète par sa façon de vivre et sans
jamais avoir rien publié. Par contre, je pense que certains qui ont publié pas
mal de livres, pour moi, ne sont pas des poètes. Déjà, cette première mise au
point. J’ai eu la chance de connaître, de fréquenter des gens qui avaient une
conduite poétique tout à fait remarquable.
Après
les années de collège et de l’internat dont je t’ai parlé, que j’ai vécu comme
un enfermement, c’est l’Ecole normale d’instituteurs, où je suis un peu plus
heureux, à Mirecourt, la cité des luthiers et de la dentelle. Aux sorties,
j’aimais errer dans la rue basse, rêver sur le pont qui enjambe le Madon,
admirer l’ondoiement des algues, m’emplir de la musique de l’eau et du monde
vert qui l’enrobe, oublier ce passé qui fut tout de violence.
Aux
environs des vingt ans, j’ai une attaque pulmonaire qui se déclare. C’est alors
le temps lent du sanatorium, le climat délétère de La Montagne magique de Thomas Mann. Evidemment, il faut bien
meubler le temps, donc c’est une époque propice aux lectures. Il y a une espèce
de Grand Meaulnes qui nous arrive, le plus souvent vêtu d’une cape noire,
affublé d’une fine moustache et d’une barbe en pointe. Je m’en souviens encore,
il s’appelle Pierre Frégiers. Il apparaît, disparaît mystérieusement, vit
des amours qui nous éblouissent, nous qui sommes sans femme. Il nous initie à
l’art abstrait, aux projections sur un papier punaisé au mur. Surtout, il
exerce sur nous un ascendant, tout comme Vaché avec Breton. Il est enrobé d’une
atmosphère de légende…
Vers quelles lectures t’es-tu
orienté alors ?
Sur ses
conseils, j’ai dévoré à la bibliothèque les trois volumes de Skira sur l’art
moderne, et de Georges-Emmanuel Clancier, De
Rimbaud au surréalisme. Poésie noire, poésie blanche. La poésie blanche,
c’est celle vers laquelle on doit tendre, la poésie qui tire vers le haut, la
poésie qui exalte la vie ; la poésie noire, c’est la poésie d’invective. Artaud,
son cri halluciné de torturé à mort, ses entrailles jetées en pâture et, dans
sa lignée, Jacques Marie Prevel et ses Poèmes
mortels : « J’ai tout jeté dans l’extase et la terreur et ma vie
et ses meurtrissures. » Alors, je découvre le personnage de Monsieur Plume,
de Michaux, Breton et l’atmosphère bouleversante du surréalisme, Eluard le
sensible, Char l’étincelant…
Je
découvre surtout un poème qui me fascine, de Marcel Béalu, extrait des Mémoires de l’ombre : Le Bocal, et c’est une révélation. Il ne
s’agit plus de décrire de l’extérieur mais de s’intégrer au récit, de se
métamorphoser, de s’incarner en l’objet du texte, de créer une dynamique de la
transformation. Dans Le Bocal, le
narrateur devient le poisson dans cet espace clos, ondoyant, parcouru
d’irisations. Il se transforme en clé, on ne sait alors quelle serrure va être
ouverte. C’est, mis en pratique, le principe des vases communicants. On passe
d’un compartiment, celui du réel, à un autre, celui du fantastique, du rêve, du
merveilleux, de l’imaginaire, du ça freudien. On en revient éclaboussé
d’images. C’est une découverte qui me pousse à entrer dans le monde du rêve et
le temps lent, dont je t’ai parlé, incite au rêve.
Marcel Béalu était libraire rue
Saint-Séverin à Paris. C’est une rencontre qui a compté dans ton parcours. A
quelle époque fais-tu sa connaissance ?
Après
le sana, pendant la post cure à Maisons Laffitte, à proximité de Paris. Marcel
Béalu était blond et frisé, le regard bleu et clair, d’aspect solaire. Il tenait
enseigne Au Pont Traversé, du nom
d’une nouvelle de Jean Paulhan. Dans les rayonnages, il y a des livres sur le
romantisme, le surréalisme, l’occultisme, l’hermétisme, le spiritisme,
l’alchimie… Des livres d’art en nombre, des photos de poètes en vitrine. La
poésie est en bonne place. J’écris alors des petits contes fantastiques que
Marcel Béalu publie dans la revue Réalités
secrètes, éditée par Rougerie. Je fais aussi connaissance de Jean Breton,
qui tient une librairie à l’angle du boulevard Saint-Michel. Il me fait publier
dans la revue belge Marginales.
Je deviens
un peu le Piéton de Paris, le poète paysan venu des Vosges, grisé par la magie
de la capitale.
Quels sont les lieux parisiens où
tu aimes flâner ?
Rive
droite, rive gauche, la Tour Eiffel, la Seine chantée par Apollinaire, la
succession des ponts, Montmartre, la Montagne Sainte-Geneviève, le quartier du
Marais, la rue Mouffetard, le quartier de l’abbaye de Cluny,
Saint-Germain-des-Prés, la tour Saint-Jacques. J’ouvre des yeux émerveillés.
A
Paris, je me suis aussi rendu, cœur battant, à quelques mercredis de la NRF,
rue Sébastien-Bottin. Jean Paulhan est à la fois cordial et distant, Dominique
Aury avenante, Marcel Arland silencieux dans son coin…
Cependant,
j’avais découvert Nadja, L’Amour fou,
Arcane 17… Il me fallait absolument me rendre au 42 rue Fontaine pour lier
connaissance avec celui que je vénère plus que tout : André Breton.
Qu’est-ce qui t’a d’emblée
séduit dans le surréalisme ?
Son
côté flamboyant, révolutionnaire, sa volonté aussi, à la suite de Rimbaud, de
« changer la vie », à laquelle se greffe le vœu de Marx,
« transformer le monde ». Ces deux mots d’ordre, fondus en une
nouvelle déclaration des Droits de l’homme, accordent plus d’espace à la
passion, à l’imagination, au rêve, au merveilleux, à la liberté.
Il me
tarde de connaître André Breton, qui me fascine avec sa recherche du point
sublime, non par des voies désincarnées comme chez Daumal, mais en s’appuyant
sur l’amour humain dans sa totalité. Breton prend le parti du désir, donc celui
de la vie, celui de la santé.
Denise et Daniel Abel à Fontainebleau (photo Bruno Sourdin). |
On sait bien l’importance de
l’amour et de la femme chez les surréalistes. Quand as-tu fait la connaissance
de Denise, qui deviendra ta femme ?
C’est à
Maisons-Laffitte que j’ai rencontré Denise. Elle était toute en blondeur,
jeune, belle, rayonnante. Elle était une présence bénéfique, apaisante,
solaire. Tout à coup, elle donnait un autre sens à ma vie, elle incarnait le
désir, la passion, l’amour, l’ouverture au monde. Grâce à elle, j’échappais à
mon passé de noirceur. Nous avancions à deux dans le sens de la vie. Les
lendemains devaient chanter, qui seraient faits de rencontres enrichissantes.
Denise alors était la lumière, l’étoile qui guide par le labyrinthe, celle qui,
par sa présence, magnifie l’instant, le paysage.
A deux,
nous découvrions la grande ville. Denise à mes côtés, c’était un périple
enchanté. Il me semblait que rien de mal, de mauvais ne pouvait advenir. Denise
a toujours eu foi en l’homme. Elle croit à un monde perfectible. Elle dispense
par conséquent un climat de confiance. C’était l’attraction passionnée. Nous
faisions en un seul esprit une même chair.
Elle a
été l’inspiratrice des poèmes de Flammes,
dans lesquels je traduis l’élan qui me poussait vers elle. Dans Flammes, j’évoque ce « corps
d’orange sur une coupe de lumière, beau à y déposer la moisson d’un regard ».
Aussi les mains se tendent-elles vers la femme aimée. C’est un cheminement à
deux. On voit l’existence comme un beau rêve qui ne devrait jamais finir.
Quel souvenir gardes-tu de ta
première rencontre avec André Breton ?
Un jour
de 1958, Denise et moi sonnons au 42 rue Fontaine, non loin de la place
Blanche. La cour pavée, l’escalier gravi par tant de pas célèbres… Devant les
veines apparentes du bois, je pense aux frottages de Max Ernst. Aussi, c’est le
cœur battant que nous accédons au 3e étage, avec la porte à
l’œilleton. Ouvrira-t-il ? Il ouvre. A nos yeux éblouis, s’offre
l’atelier, le regard sollicité par des objets tous plus étonnants les uns que
les autres. Derrière Breton, le Cerveau
de l’enfant de Chirico, tout un espace de légende, les portraits de
Baudelaire, Jarry, Fourier… les grands ancêtres.
Dès
l’entrée, on est interpellé par des oiseaux sous vitrine : le goura
couronné, les colibris, les oiseaux mouches, dont on attend l’envol, tant le
lieu est propice au coup d’aile…
Elisa
et André Breton vivaient au milieu d’une collection d’objets fascinants, de
tableaux des plus grands peintres : Gustave Moreau, Tanguy, Dali, Ernst,
Picabia, Picasso, Miro, Hantaï, Magritte, Arp… Leur appartement relevait du
musée. Il donnait une impression d’harmonie, tant le goût de Breton était
infaillible. Le regard du visiteur pouvait identifier, près de l’encrier sur la
table, les porte-plumes d’Apollinaire, la petite cuiller au soulier de L’Amour fou, la boule suspendue de
Giacometti, le miroir de sorcière, les tableaux naïfs de Crépin, Lesage et
Aloyse, une peinture aborigène australienne, des poupées hopis kachinhas, des
objets insolites dénichés au marché aux puces, une étonnante inscription sur
une pierre : « Souvenir du paradis terrestre ». Dans la pièce du
fond, des masques et totems océaniens créaient une sorte de hantise
incantatoire. La lumière venue de la grande verrière mettait en évidence le
beau visage d’Elisa, l’héroïne d’Arcane
17. On était bien au cœur de la magie surréaliste, des hasards objectifs.
Cet espace relevait de l’athanor de l’alchimiste. « Je cherche l’or du
temps », était la devise de Breton.
Quelle impression, ce jour-là,
t’a laissée André Breton ?
Nous
aurons connu André Breton en trois lieux : au 42 rue Fontaine, au café La
Promenade de Vénus et à Saint-Cirq-Lapopie. Physiquement, il dégageait une
grande force, environné d’une aura, avec un beau visage de chef indien, comme
sculpté dans le roc de cette côte de Gaspésie qui lui était si chère. D’emblée,
on était sous le charme et on pouvait lui attribuer cette affirmation, qui
était la devise d’Apollinaire : « J’émerveille. »
Il
puisait son pouvoir d’exaltation dans un passé de légende, la civilisation
celte, par exemple, qu’il préconisait, rejetant la civilisation grecque. Il magnifiait
le présent qu’il tendait de toutes ses forces à rendre généreux. « Je ne
fais pas état des moments nuls de ma vie », avait-il dit. En toute chose,
Breton témoignait de grandeur. Ayant affirmé avec force que, dans le surréalisme,
« la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse », il
faisait preuve, envers les dames, d’une exquise politesse et pratiquait le
baisemain.
Cependant,
il pouvait se montrer intransigeant, capable d’une grande fermeté, lui et ses disciples,
jetant le haro sur le stalinisme, le cléricalisme, tout misérabilisme…
Ensuite, tu t’es engagé dans le
surréalisme et tu as commencé à assister aux réunions du groupe ?
Oui,
aux réunions du samedi au café La Promenade de Vénus, 32 rue du Louvre, au cœur
du quartier affairé des Halles. Le groupe surréaliste se retrouvait tous les
soirs à 18 h, ses membres pour la plupart parisiens, le samedi était réservé
aux invités.
Comment se déroulaient ces
réunions ?
Au
café, Breton se plaçait face à un grand miroir, dans lequel il regardait venir
à lui les habitués du samedi : Aube et Yves Elléouët, André-Pierre de
Mandiargues, Jehan Mayoux, Jean-François Revel…, et les hôtes de passage :
Robert Lagarde, Meret Oppenheim, Julien Gracq, les Belges Jacques Lacomblez et
Jacques Zimmerman, Charles Estienne, J.B. Brunius…
Elisa était
impériale. Jean Schuster était toujours
à droite de Breton. Autour de lui, à chacun d’eux sa spécialité : Jean
Schuster la politique, Robert Benayoun le cinéma, Vincent Bounoure les
civilisations océaniennes… Assidus également, le peintre Toyen, la poétesse
Joyce Mansour, Mimi Parent et Jean Benoît, Marianne et Radovan Ivsic, Nicole
Espagnol et Alain Joubert, Jean-Claude Silberman… tous unis autour d’André
Breton sur cette revendication essentielle : la liberté.
C’était
l’époque mouvementée de la guerre d’Algérie et du Manifeste des 121, élaboré et signé par Breton, lequel s’opposait
avec la plus grande énergie à toute forme de colonialisme. Breton et les siens
ne se sentant pas en sécurité changeaient parfois de lieu de rencontre,
choisissant des cafés au nom poétique. Le dimanche, La Promenade de Vénus
fermée, nous nous retrouvions au Vaudeville, place de la Bourse.
Au
cours de ces réunions, passaient de main à main des dessins étonnants, relevant
parfois de l’art brut, des objets surprenants, je me souviens d’un météorite
descendu des étoiles. On nous présentait des tracts à signer. Le surréalisme
était en délicatesse avec l’existentialisme, alors à la mode, L’Homme révolté de Camus faisait
polémique. L’esprit de curiosité se renouvelait sans cesse. La réunion
terminée, toujours à la même heure, comme d’un noyau de magie, les participants
de cette soirée divergeaient, qui vers la rive droite, qui vers la gauche.
Chaque été André Breton aimait à
se retrouver, entouré de ses amis, dans sa maison de Saint-Cirq-Lapopie, dans
la vallée du Lot. Quelle était la tonalité de ces séjours ?
A
Saint-Cirq, André Breton avait une respiration plus ample, plus délivrée, en
accord avec le paysage. Il retrouvait, dans l’agencement des ruelles du
village, une analogie avec la composition des Illuminations de Rimbaud. De la porte de la Pelissaria à celle de
la Peyrolerie, on cheminait par un lacis de ruelles pavées. On côtoyait des
maisons médiévales. L’Auberge des Mariniers, une maison forte aux fenêtres
gothiques, caractérisée par l’association d’un logis et d’une tour d’angle,
était la maison d’André Breton. Une légende prétendait que cette maison avait
été une ancienne demeure de brigands. A la vasque de pierre, on versait de
l’eau pour les oiseaux. « A jamais je serai de la race des oiseaux »,
avait-il dit.
Par la
suite, nous avons dormi dans la chambre aux oiseaux. Aux murs, des gravures
d’Audubon, une inscription : « Birds, lives », une affiche de
Max Ernst punaisée à une porte de placard : The Birdman, un personnage à
tête de faucon, en smoking, poignardait le pied d’une femme nue, la tête en
bas, sa chevelure en cascade à toucher le sol…
Avec Denise, vous avez beaucoup
aimé ce village. Quelles étaient les occupations favorites du groupe ?
Les
après-midi, penchés sur la berge ou dans les courants, on s’adonnait à ce que
j’ai appelé « le temps étoilé », c’est-à-dire le rite de la quête des
agates dans le Lot, ces pierres mystérieuses utilisées dès l’Antiquité pour
figurer des scarabées. Breton était dans son élément, passionné, heureux comme
un enfant. Les réunions se tenaient à 18h au seul café du village.
En
1962, nous avons campé quinze jours au bord du Lot. Ce séjour fut enchanteur,
en compagnie d’André et Elisa Breton, de Jean Benoît et Mimi Parent, de Marianne
et Radovan Ivsic.
Le
matin, vers 10 h, nous gravissions le sentier à flanc de falaise. L’après-midi,
nous descendions à la rivière pour les agates. On les chargeait dans le coffre
de notre 2CV. Au café, on les disposait sur la table de fer, pour comparer les
dessins, les veines intérieures, la texture ou les couleurs… Avec les agates,
Jean Benoît composa une allée occulte dans la cour du jardin. Pour redonner
leur éclat aux pierres, on les arrosait. Elles retrouvaient leur magie de
signes.
André Breton
lui-même avait tenu à patiner soigneusement une agate blanche, rare, qu’il
admirait et que j’avais trouvée… Il me l’a restituée. Magnifiée. Je la possède
chez moi, en évidence. André Breton entraînait dans son sillage, magnétisait.
As-tu participé, à Saint-Cirq à
des jeux surréalistes l’honneur ?
C’est à
Saint-Cirq que fut expérimenté le jeu de l’Un dans l’autre, mais je n’y ai pas
directement participé. C’est un jeu basé sur le principe d’analogie. Breton
s’en explique dans la préface à Signe ascendant.
Et encore une fois, avec le mot « rayonner », nous sommes au cœur de
sa pensée. Breton était solaire. Il n’est pas étonnant qu’il ait écrit l’Ode à Charles Fourier, le chantre de
l’attraction passionnée. Dans ce qu’il entreprenait, Breton se donnait entier.
Tous les surréalistes qui ont
séjourné à Saint-Cirq autour d’André Breton ont souligné le caractère magique
du lieu. C’est bien aussi ton avis ?
Saint-Cirq
relevait de la « pierre qui monte » (pour reprendre une citation d’ Arcane
17), de la montagne ascensionnelle, du point sublime « d’où la vie et la
mort, le réel et l’imaginaire, le communicable et l’incommunicable cessent
d’être perçus contradictoirement ». C’est un haut lieu, comme le Rocher Percé
de la côte de Gaspésie ou le Teide de Ténériffe, aux Canaries. A Saint-Cirq, on
avait l’impression, le soir, d’être en relation privilégiée avec l’intemporel,
avec les étoiles.
L’écriture automatique est-elle
une pratique qui a beaucoup compté pour toi ?
Oui, je
crois même que j’ai peut-être le défaut, et Breton me l’a reproché, de me
laisser aller à l’impulsion lorsqu’elle me pousse à écrire sur un thème. De
toute façon, j’aime l’écriture pulsive et l’écriture automatique est une
écriture pulsive. Ce n’est pas une écriture raisonnée. Et quand je retouche mon
écriture, c’est souvent moins bien qu’au premier jet.
Quelle est la place d’Elisa dans
tes souvenirs ?
Elisa,
c’est l’héroïne, l’étoile d’Arcane 17,
Elisa Caro, d’un premier mariage, rencontrée à New York en 1943 lors du séjour
de Breton aux USA. C’est la femme élue, qui a traversé un drame, la mort de sa
fille, évoqué dans Arcane 17. Elle apparaît majestueuse aux côtés d’André
Breton, racée, distinguée, impériale, lumineuse, secrète aussi, se livrant peu.
Pour se rendre le soir au café, la Promenade de Vénus, ils prenaient tous deux l’autobus, descendant de la place Blanche,
s’emplissant de la ville lumière. Breton et elle vivaient simplement, ne se
séparant d’un tableau qu’en dernière extrémité.
A Saint-Cirq,
Elisa apparaissait en longue robe à fleurs aux chevilles, ses cheveux gris
cendrés aux épaule, un fin sourire sur ses lèvres minces, les yeux d’un bleu
très pur et tendre, célébrés par Breton dans Arcane 17. Elle avait aussi un compagnon qui lui tenait à cœur, en
cage, un perroquet sur lequel elle veillait avec attention, le nourrissant,
l’abreuvant, le rentrant avant que la nuit ne tombe, auquel elle s’adresse,
« Lorito », faisant rouler les r, avec un accent chantant de
Chilienne.
Elle a traduit
en français un conte d’Edward Munch, publié aux éditions du Nyctalope.
Elisa Breton et Daniel Abel en août 1991 devant la maison de Saint-Cirq-Lapopie (photo Denise Abel). |
Vous avez continué à la voir et
à venir à Saint-Cirq après la mort d’André Breton en 1966.
Après
la mort de Breton, elle a continué de venir à Saint-Cirq l’été. Elle
entretenait jalousement la mémoire du maître des lieux. Elle avait encore une
grande amie, Toyen, qui se baignait tôt le matin au Lot.
Elle
était heureuse de notre venue. Les assidus venaient surtout à Saint-Cirq pour
Breton. Elle avait cependant ses amis à elle, dans le village même, car, à la
différence d’André, elle parlait volontiers avec les habitants, s’arrêtait aux
boutiques des artisans, engageait un dialogue avec le potier, le tourneur sur
bois, avec Anne Marie la préposée au tourisme. Elle parlait aux enfants, elle
était plus expansive, plus intégrée et admise des gens du village que Breton.
En
Denise, elle trouvait une complice. Après les heures chaudes, nous nous
rendions au marché de Limognes, de l’autre côté du causse, où vivait une
descendante de Bettina Brentano von Arnim.
Le soir
venu, propice aux échanges et aux confidences, elle évoquait sa sœur restée au
Chili, le grand musicien chilien Claudio Arrau, des figures de peintres, de
poètes dont elle avait conservé le souvenir.
D’elle,
entrée dans le grand âge, j’ai retenu cette volonté farouche pour demeurer
debout, verticale, en mouvement, digne, autant que possible rayonnante,
lumineuse. Elle se fardait avec soin, rougissait à peine ses lèvres, elle
voulait rester féminine, avec ce beau visage à la Garbo qu’avait remarqué
Claude Roy.
Elle
réalisait des objets poétiques, sculptait des os de seiche, dialoguait avec
Lorito, s’enchantait des oiseaux qui venaient à la vasque de pierre. Nous nous
rendions aussi au gué du Lot, mais il n’y avait plus d’agates, rien que
l’écluse, le moulin, l’eau qui s’écoule…
En
1992, se produit la chute, handicapante. Elle ne peut plus se rendre à
Saint-Cirq ni occuper l’appartement de la rue Fontaine.
Denise Abel en compagnie d'Elisa Breton à Saint-Cirq-Lapopie, à l'été 1991. |
Nous
lui apportions des fleurs. Sur la table de chevet, je me souviens d’un livre
dédicacé de Jean-Claude Carrière, des lettres envoyées par Julien Gracq, une
photo d’André et d’Elisa, au mur une composition graphique de Matta. Elle nous
montra des lettres de Jean Benoît, illustrées de dessins érotiques. Nicole
Pierre venait la coiffer. Jean-Michel Goutier, fidèle secrétaire qui s’occupait
des écrits d’André, entretenait le lien avec l’appartement du 42 rue Fontaine.
Elisita,
la merveille… Un jour de mars, nous l’avions emmenée pour une sortie en
voiture. Elle redevint un peu jeune fille. Paris au printemps est un champagne.
Comment vois-tu la continuation
de l’esprit surréaliste après 1966 ?
Après
la mort d’André Breton, le surréalisme a éclaté. On avait découvert le
mouvement de la Beat Generation, Kerouac, Ginsberg, Burroughs, en France Claude
Pélieu, qui privilégiaient un langage direct, sans fioritures, avec une attaque
virulente de la société de consommation. Puis il y avait eu mai 68,
« l’imagination au pouvoir », « il est interdit
d’interdire », « faites l’amour, pas la guerre »…
En
1969, Jean Schuster prononçait l’acte officiel entérinant la fin du groupe
surréaliste mais celui-ci, en fait, éclatait : avec Vincent Bounoure,
Alain Joubert, Sarane Alexandrian et la revue Le Supérieur inconnu ; avec Edouard et Simone Jaguer qui
avaient lancé de leur côté le mouvement
Phases ; en Belgique, il y avait des créateurs comme Jacques Lacomblez,
poète et plasticien fondateur de la revue Edda,
Jacques Zimmermann, Lucques Trigaut ; en Bretagne Jean-Claude Charbonnel
et ses Armorigènes (un collage verbal à partir des mots aborigène et
Armorique). De façon ininterrompue, ici et là, le surréalisme se poursuivait…
Et aujourd’hui ?
Des
groupes se réclament du surréalisme ou en sont proches. Ainsi l’équipe de la
revue Les Hommes sans épaules, avec
Christophe Dauphin ; l’équipe des Cahiers
des Amis de Benjamin Péret ; celle des Amis de Robert Desnos ; la collection de Mélusine, une revue universitaire sous la houlette d’Henri
Béhar ; plus individuelle la revue Le
Pique de feu de Jean-Claude Biraben ; Brumes blondes aux Pays-Bas ; la Tortue Lièvre au Canada… Enfin, il y a l’art brut, les créations de
singuliers, hors du circuit de l’art, tel Chomo en forêt d’Achères… Et il y a
la fabuleuse maison Unal, sorte de Palais idéal moderne.
Les
surréalistes revendiquaient « l’œil à l’état sauvage », se réclamant
des civilisations primitives. Les expositions du Musée des arts premiers, à
Paris, répondent à ce vœu, en présentant « le temps des rêves » des
Aborigènes d’Australie, les productions des peuples des îles et des archipels
lointains…
Il y
aura toujours un individu qui s’opposera au convenu, qui déviera de la ligne
droite, toute tracée, contrant les forces dominantes, dans un esprit de
révolte, essayant, suivant ses moyens, de changer la vie, de s’opposer, ne
serait-ce qu’un peu, à la morosité ambiante, quitte à devenir le « grand
indésirable ». Alors, effectivement, le surréalisme survit par fulgurantes
éclaircies.
La caricature que l’on a faite
de Breton en « pape du surréalisme » doit profondément t’exaspérer ?
Il ne
faut pas l’oublier, André Breton était accueillant. Beaucoup de gens venaient à
lui. Il était un peu comme un aimant qui attirait. Moi, je l’ai vu comme un
homme de l’accueil et comme un homme du merveilleux. C’est surtout cela que je
retiens.
Est-ce que tu as été tenté, toi
aussi, par le recours à l’ésotérisme ?
Je
pense en effet qu’on peut être tenté, même si on n’a pas lu André Breton, par
ce point sublime d’où l’on domine le temps, d’où l’on échappe aux frontières de
la mort. J’ai lu un peu les livres de René Guénon et de certains auteurs
hindous. J’ai effectivement cherché dans l’ésotérisme. Mais je me suis
également penché du côté des stoïciens, Marc Aurèle, Sénèque : ils
apprennent à supporter les coups durs et à prendre la vie telle qu’elle
est : ce n’est pas toujours un long fleuve tranquille.
Tu te réfères souvent à René
Daumal, alors qu’on oppose souvent les surréalistes aux membres du Grand Jeu.
Visiblement, son œuvre t’a fortement intéressé ?
Plusieurs
raisons m’ont poussé à m’intéresser à René Daumal. Comme moi, il a connu les
affres de l’exode, les privations, d’où s’est ensuivie une attaque de
tuberculose, ce qui a mené à un séjour en sana. D’autre part, j’ai trouvé chez lui,
comme chez Breton, la même volonté ascensionnelle : chez Daumal par le
mysticisme exprimé essentiellement dans son roman inachevé, Le Mont Analogue, tandis que Breton,
dans la Lettre à Ecusette de Noireuil,
dans l’Amour fou, exalte le point
sublime d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur,
le haut et le bas cessent d’être perçus de façon contradictoire, où le temps
apparaît immobile, éternel. Pour atteindre ce point, Breton s’appuie sur le
couple humain avec l’amour réalisé, l’amour charnel, dégagé de toute
culpabilité. Alors que chez Daumal, il s’agit plutôt de spiritualité pure,
d’une démarche désincarnée, laquelle ne s’appuie pas sur le désir, ni le
plaisir.
Avec
les membres du Grand Jeu, se révèle une situation de porte à faux par rapport
au réel. A la différence des poètes de café qui se livrent à des jeux mondains,
des jongleries verbales, les Simplistes sont terriblement sérieux, ils ne
jouent pas, ils s’engagent entiers dans l’aventure de l’esprit. D’où la charge
de Daumal contre les réunions de café dans La
Grande Beuverie.
Comment as-tu été amené à la
lecture de Daumal ?
Le hasard m’a fait découvrir Le Mont Analogue dans la caisse d’un bouquiniste sur les quais de
la Seine. Il y avait aussi un numéro des Cahiers
du Sud consacré à René Daumal. L’homme y était présenté comme un prisonnier
et le drame c’est qu’il s’attache à sa prison. Aussi faut-il impérativement
renoncer à cette prison et trouver l’échappée par l’ascension, fut-elle
symbolique, de la montagne.
Dans la tradition, remarquait Daumal, la montagne est le
lien entre la terre et le ciel. « Son sommet unique, écrivait-il, touche
au monde de l’éternité et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le
monde des mortels. Elle est la voie unique par laquelle l’homme peut s’élever à
la divinité et la divinité se révéler à l’homme. » Avec humour, Daumal met
en scène des expéditions en route pour cette montagne inaccessible par les
moyens ordinaires.
Je retrouvais, comme chez Breton, une volonté de
progresser vers le haut. Il y avait aussi cette idée généreuse de la cordée.
Nous sommes reliés les uns aux autres et, si l’un des alpinistes dévisse, la
cordée doit y palier. Daumal prônait un alpinisme analogique : personne ne
peut s’élever à un degré supérieur avant d’y avoir installé celui ou celle qui
suit.
Un certain sens de la montagne me paraît être commun à
Daumal et Breton. Pour Breton cependant, il ne faut pas séparer le sommet de la
base, l’ascension du souci du retour au réel. Dans un poème de Clair de terre, le parti pris est
clairement énoncé : plutôt la vie !
De René Daumal, le poème Je suis mort parce que je n’ai pas de désir se termine par
« Désirant devenir on vit. » Cette dernière phrase m’apparaît importante. Devenir, c’est
entrer en mouvement et le mouvement, c’est la vie, conçue, selon Breton, comme
une approche de la santé, de la beauté, la vitalité, rejetant ce qui est
dégradant et mutilant.
On voit très bien des points communs entre les surréalistes et le
Grand Jeu, il y a aussi des différences.
L’espoir de prolonger la vie, d’échapper aux limites
contraignantes, était un souci commun, mais les moyens sont différents. Le
souci de la santé mentale a été une des constantes de la pensée de Breton,
alors que les membres du Grand Jeu jouaient leur vie, leur équilibre psychique.
Dans la préface à Signe ascendant,
évoquant les deux plateaux de la balance, Breton insiste pour que l’image
s’oriente vers le plaisir, rejetant le dépréciatif, le dépressif.
L’on ne trouve pas l’amour dans les préoccupations des
Simplistes. Breton y revient avec insistance. Il exalte l’amour comme
« attachement total à un être humain ». Dans Arcane 17, il écrit : « L’amour réciproque est le seul
qui conditionne l’aimantation totale, sur quoi rien ne peut avoir de prise, qui
fait que la chair est soleil. » Breton, c’est le parti de la vie, Daumal
celui de l’esprit. Breton : par l’ouverture totale à la vie, la délivrance
de ses chaînes de l’esprit.
Tu exerces une double activité
de poète et de plasticien. Tu aimes travailler sur l’objet de récupération pour
créer un univers de merveilleux et de magie. C’est ainsi que tu construis
beaucoup de boîtes.
Je me
suis intéressé à la boîte lors de mon Capes d’arts plastiques. J’avais
découvert avec admiration les boîtes de Joseph Cornell, puis celles de Paul
Duchein. J’avais choisi le thème de la mémoire.
L’ensemble
de mes réalisations était désigné sous le titre de Creusets de mémoire. Dans mes boîtes, je voulais évoquer l’eau de
la fontaine, la silhouette de la montagne, etc. Il ne s’agit en aucun cas d’une
mise en boîte systématique, aveugle, mais toujours d’une transposition, d’une mise
en relation, de la création d’un espace poétique qui déborde la boîte,
interpelle le regardeur. Passionné par Rimbaud, j’ai réalisé une série de
boîtes en hommage au voleur de feu, avec un fil conducteur, le plus souvent un
extrait de poème. J’ai aussi construit une boîte en hommage à Elisa Breton.
Dans
mes boîtes, je ne veux pas enfermer un mini univers, au contraire inviter à
rayonner, rejoindre.
Tu as aussi fabriqué des masques
et des totems.
J’ai
réalisé une centaine de masques d’après des pelles à goudron, trouvées au bord
de la chaussée dans la région parisienne. Ainsi s’est constituée la communauté
des chevaliers de la Table ronde, celle des divinités égyptiennes, des
divinités nordiques ou grecques. J’ai aussi créé des personnages
particuliers : Cyrano, reconnaissable à son nez qui est un tuyau de
lavabo ; Maigret et sa pipe ; le fameux guidon de vélo de Picasso…
C’est la grande famille de mes doubles.
Les
totems s’inspirent des civilisations premières, proches de la nature, puisant
dans le monde des légendes, à la manière des anciens de la culture aborigène
d’Australie, pour lesquels s’interpénètrent les règnes minéral, végétal et
animal. Je privilégie la couleur, le côté solaire, autant que possible le côté ascensionnel,
le côté symbolique…
L’art
brut, que l’on pourrait nommer également art singulier, me semble échapper à
tout ce complexe littéraire qui tourne autour de l’écriture. Je pense qu’on
écrit pour être publié, pour communiquer. Autrement, l’écriture s’enferme sur
elle-même. L’art brut, c’est un peu pareil. Ce sont des créateurs qui ont
besoin de sortir d’eux-mêmes.
Peut-on dire que pour toi la
créativité ne s’arrête jamais ?
Elle
devrait ne s’arrêter jamais. André Breton dit lui-même qu’il faut essayer
d’entretenir jusqu’à la fin de sa vie ce souffle qui nous habite.
Et, dans l’esprit surréaliste,
tu aimes pratiquer le collage ?
Max
Ernst, Max Bucaille furent les pionniers du collage. Ce procédé a l’avantage
d’être ludique et peut s’accomplir dans la spontanéité, l’instantanéité. Il
réclame peu de moyens. Et il répond à la définition de l’image, énoncée par
Pierre Reverdy et reprise par André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme : « L’image ne naît pas d’une
comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus le rapport entre ces deux réalités sera lointain mais juste, plus l’image
aura de force poétique. »
C’est
alors l’imagination qui est au pouvoir et qui peut se permettre des
juxtapositions hasardeuses, osées, bouleversantes, dérangeantes. Le merveilleux
est recherché, celui déjà qui s’exprimait dans La Femme sans tête, de Max Ernst. Du noir au blanc, le collage est
passé aux couleurs, s’enrichissant d’autant, jouant sur les formes, s’essayant
à des rapprochements insolites. J’aime les collages de Nicole Pierre, toujours
empreints de poésie, ceux d’Aube Elléouët-Breton, s’évadant du figuratif,
flirtant avec l’abstraction, ceux d’Anne Ethuin.
Pour ma part, je pratique également le
détournement de photographie. J’entreprends des séries de mini collages. Je
réalise quelques objets rehaussés de collages. Je considère le collage comme un
moyen d’évasion et de conquête d’horizons nouveaux.
As-tu eu une correspondance
importante ?
Je
n’écris pas régulièrement. Pour que je prenne la plume, il faut que je sois
fortement sollicité. Il me faut donc une impulsion, une forte motivation.
Au
sana, j’ai éprouvé le besoin d’écrire à Marcel Arland et à Jean Paulhan. Ils
m’ont répondu, Paulhan joignant à sa lettre un exemplaire des Fleurs de Tarbes, avec cette
dédicace : « L’homme parvient au salut par ce qui devait entraîner sa
perte, tel est le sens du rituel, Katha Upanishad, 1958, à Daniel Abel le plus
volontiers du monde. »
Alors
que j’étais instituteur dans les Vosges, j’avais envoyé un manuscrit à Albert
Camus, alors prix Nobel. Enfant de la guerre, ayant connu les privations et la
maladie, j’avais lu Le Mythe de Sisyphe,
je m’étais imprégné de l’atmosphère de l’absurde. Dans mon récit, j’évoquais un
batelier, sur le chemin de halage du canal de l’Est, sanglé, tractant la
péniche. J’imaginais le chemin de halage circulaire, il n’y avait pas d’issue,
le batelier condamné à ahaner sans fin dans l’effort solitaire. Albert Camus
m’avait répondu par l’envoi de trois livres dédicacés. Malheureusement, je n’ai
pu le rencontrer.
Et avec André Breton ?
A
l’époque où je participais aux réunions du dernier groupe surréaliste, j’avais
écrit à Elisa, lui confiant mon désarroi, suite à un déménagement et ma
difficulté à me maintenir dans le groupe. S’en suivit une très belle lettre
d’André Breton, chaleureuse, se terminant par : « Nous vous adressons
à tous deux nos plus affectueuses pensées. »
Dans
cette lettre, il me donnait des conseils quant à l’écriture. En voici un
extrait : « Aucune communication de quelque prix ne peut être obtenue
en s’abandonnant à l’énonciation pure et simple, la plus bouleversante émotion
que vous avez pu éprouver vous tout aussi bien que moi-même échappe totalement
à la transmission directe, c’est en gardant jalousement pour vous ce qui la
motive, en transposant aussi largement que possible qu’elle aura chance de
passer dans vos accents et de gagner le cœur des autres, autrement rien… »
Nous
avons eu également la chance, Denise et moi, de rencontrer, à Penne-du-Tarn, où
il avait une maison de vacances, le poète Jean Malrieu, fondateur et animateur
de la revue Sud, à Marseille, salué
par les surréalistes pour son recueil, Préface
à l’amour. Les lettres de Jean sont chaleureuses, comme sa poésie.
J’aime
les correspondances qui explosent, qui débordent.
Tu as été enseignant au collège
de Mormant, en Seine-et-Marne. Comme professeur de lettres puis d’arts
plastiques. Comment s’est effectué ce changement ?
J’ai
fait toute une carrière au même collège. Je me suis retrouvé avec les enfants
de mes premiers élèves. Souvent en charge de la classe de 5e,
j’étais un habitué de Pagnol et d’Henri Bosco ; pour rompre la monotonie,
je mettais en scène avec les élèves L’Enfant
et la rivière. On pouvait travailler à partir des Exercices de style de Raymond Queneau ou bien je leur proposais
d’écrire à la manière de Baudelaire, de Michel Tournier, d’Apollinaire et ses
calligrammes, Jean Tardieu et ses jongleries verbales… Pour les classes
difficiles, je m’aidais de films.
A plus
de cinquante ans, j’ai décidé de changer de fusil d’épaule et de passer un
Capes d’arts plastiques. Avec les élèves, on découvrait les principaux courants
artistiques et on mettait en application : impressionnisme, cubisme,
surréalisme, abstraction, le dripping de Pollock, les monochromes d’Yves Klein,
Rauschenberg et le pop art, Vasarely et l’op’art, la BD et Lichtenstein, Andy
Warhol et les séries, les graffitis, les tags, le street art… J’aimais, si
possible avec eux, demeurer à la pointe de la création, dans ce qui représente
l’art vivant. En sculpture, on travaillait, à la râpe, le béton cellulaire. On
utilisait le carton ondulé pour créer des masques, on élaborait des mobiles, on
habillait les couloirs, on exposait devant le bâtiment. Il y a toujours à imaginer,
à produire. Je ne conçois pas l’enseignement à sens unique, avec le magister
dispensant son cours, mais la classe comme un lieu, un moment convivial, de
dialogues, d’échanges. Tant mieux s’ils me corrigent, s’ils m’apportent leur
vivacité, leur inventivité et leur fraîcheur. Je voudrais tellement avoir leur
âge et ne jamais vieillir.
Tu parles souvent de
l’exposition consacrée aux Neuf rasas de
l’art indien au Grand Palais en 1986.
Qu’est-ce qui t’a particulièrement frappé ?
Cette
exposition a été une révélation. Les rasas sont des saveurs esthétiques
qu’éveille, chez le spectateur, le caractère dominant d’une œuvre d’art. Ce sont
les principales formes artistiques engendrées par l’hindouisme, le bouddhisme,
le jaïnisme. Chaque salle était consacrée à une rasa, avec des manuscrits, des
sculptures, des objets divers, une riche iconographie.
J’ai
vu, dans ces « neuf visages du cœur », ces neuf voies d’expression,
toute la gamme des sentiments qui composent notre vie humaine, tous ses
aspects, pris l’un après l’autre ou de façon simultanée. Le dixième tableau, le
« sentiment du lumineux », me semble répondre à cette affirmation extraite
du Kama Soutra : « Ceux qui
cherchent la libération l’atteignent par le détachement, qui ne peut venir
qu’après l’attachement, car l’esprit des êtres est par nature attiré vers les
objets des sens. »
Lors de
notre voyage en Inde du Nord et au Népal, j’ai éprouvé ces neuf
sentiments : l’érotique, avec les sculptures lascives du temple de
Kajuraho, certaines femmes indiennes, leur sari mouillé de la baignade, le
tissu épousant leurs formes ; le sentiment du merveilleux, devant la
décoration des riches demeures des marchands, devant le spectacle du Taj avec
ses minarets élancés, celui de la chaîne montagneuse aux neiges éternelles de
l’Himalaya ; le sentiment pathétique, avec la foule des miséreux qui
réclame sans cesse ; le sentiment comique, avec ce baigneur hilare se
brossant les dents dans le Gange, la représentation du dieu Ganesh, protecteur
du foyer, à tête d’éléphant ; le sentiment de sérénité et de la lumière
intérieure, avec certaines représentations du Bouddah.
Voilà
l’immense richesse de l’Inde, que l’on ne finit de découvrir, lisant les deux
grandes épopées, le Mahâbhârata et le
Ramayana, ainsi que les Upanishads et le Véda.
Quelques scènes surprenantes,
lors de ce voyage, te restent sûrement gravées à jamais dans l’esprit ?
L’envol
de perruches vertes dans les feuillages, le son d’une flûte de charmeur de
serpent, l’attention extrême d’adeptes jaïns à ne pas écraser fût-ce un
moustique, le respect absolu de toute vie…
Y a-t-il d’autres voyages qui t’ont
profondément marqué ?
Les
USA, pour les paysages des canyons, la pierre qui change de couleur avec la
lumière, au Brice canyon ces milliers de colonnes d’un temple immense. Et puis
les réserves indiennes pour le sortilège indien, la légende des Navajos, des
Hopis, leurs peintures de sable, leurs chants et danses sacrées, leur esprit de
révolte…
J’ai
aussi été ébloui par la majesté des temples égyptiens : Abou Simbel,
débité en gros blocs, parce qu’il était menacé par la construction du barrage
d’Assouan, et reconstitué à l’identique, de telle façon que les rayons du
soleil parviennent, comme auparavant, au dieu de la lumière, laissant dans
l’ombre celui des ténèbres. Karnak, Louqsor, la Vallée des rois et les tombeaux,
la décoration intérieure. Ces peintures, qui datent de plusieurs millénaires,
sont toujours vives. Je me suis intéressé au mythe de la résurrection du
pharaon : le pharaon dans la barque solaire, au milieu des étoiles,
pharaon de nuit, pharaon de jour, symbole du soleil avec Akhénaton ; la
déesse de l’amour, Hathor, lui a tendu la croix ankh (le plus beau symbole
d’amour à mon sens) et il est revenu à la vie.
Nous avons
adoré les Canaries, Tenerife et le printemps canarien, la montée traditionnelle
au pic du Teide, le souvenir du voyage d’André Breton : « Le paon
immense de la mer revient faire la roue à tous les virages. »
Il y a
eu une folie aussi : nous avons effectué un tour du monde en avion, avec,
comme escales : la ville temple d’Angkor Vat, les pyramides maya de Tikal,
Chichén Itza, Uxmal, les chutes d’Iguaçu au Brésil, la baie d’Along au Vietnam,
l’île de Pâques et les hautes statues des Moaïs, dressées face à la mer.
Tu as publié, en 2012, Arcs en ciel d’Ardèche, une suite de
poèmes pour célébrer la maison Unal, une maison bulle construite en 35 ans de
labeur par Joël Unal, en pleine forêt, à Labeaume dans le département de l’Ardèche.
Ce projet de livre te tenait particulièrement à cœur ?
En
1963, dans un établissement où j’enseignais, à Coubert, en Seine-et-Marne, Joël
Unal effectuait un stage de dessinateur industriel. Il avait vingt ans et
témoignait d’une grande puissance créatrice. Musicien, il jouait de la guitare,
pratiquait la peinture, la céramique, la sculpture… Nous avions spontanément
lié amitié et j’ai eu le plaisir, lors de sorties parisiennes, de l’emmener à
La Promenade de Vénus, où il assistait incognito aux réunions. Nous allions
également à celles du groupe Phases, d’Edouard Jaguer, proche du surréalisme,
qui regroupait peintres, poètes et sculpteurs.
J’ai
perdu de vue Joël pendant quarante ans. Il nous a retrouvés par Internet. C’est
en 2007 que nous avons découvert, éblouis, la maison Unal puis réalisé en
commun ce livre sur cette construction qui relève de l’art magique.
Peut-on parler d’architecture
surréaliste ?
La
maison Unal aurait plu à André Breton. Le lieu répond à l’injonction « l’œil
à l’état sauvage ». La maison est implantée dans un site rocailleux cerné
de la garrigue et d’une forêt de chênes lièges, loin de tout habitat important.
Elle repose sur un espace de légende, un habitat néolithique. Au détour du
chemin, elle surgit dans le regard, énorme coquillage, aéronef spatial,
caravansérail, de blancheur irradiante. L’effet de surprise est total.
L’agencement
de la maison répond à ce que prônait Rimbaud : « Les inventions
d’inconnu réclament des formes nouvelles. » Si l’on effectue le tour de la
maison, apparaissent au regard des points de vue surprenants, des formes
hardies qui interpellent (des arcades, des arcatures, une cheminée). La maison
repose sur le roc (il n’y a pas de fondations) sur ses 18 piliers.
Curieusement,
elle semble réalisée dans la facilité extrême, ce qui n’est évidemment pas le
cas. On ne pense ni à l’armature métallique de soutien, ni aux années d’effort,
à deux. Joël et son épouse Claude sont allés chercher, au début, l’eau à six
kilomètres. Joël quotidiennement a manié la bétonneuse, composé, fragment après
fragment, les mosaïques…
André
Breton aurait aimé cette écriture, qui paraît instinctive, idéalement libre,
intemporelle, cette écriture de pleins, de déliés, de volumes heureux, cette
efflorescence rayonnante et épanouie.
Revenons à la littérature. Que
penses-tu des écrivains d’aujourd’hui ?
Aujourd’hui,
il y a les ténors de l’édition, les écrivains qui pratiquent une écriture
plate, bien loin de l’image convulsive, de la métaphore. Cependant, il y a
encore des solitaires qui œuvrent dans
le veine surréaliste, tel Jacques Abeille.
J’avoue
mon attirance pour les écrivains de l’espace, les découvreurs, à la suite de
Rimbaud, ceux qui élargissent le regard, comme Kenneth White et sa géopoétique.
Je continue à aimer l’élan, le souffle, ce qui m’entraîne, me propulse vers un
ailleurs. J’ai du mal à lire un roman, cela me semble artificiel. Par contre,
dans la tradition d’Octavio Paz, d’Aimé Césaire, d’André Breton, je recherche
les écritures passionnelles, celle de Paol Keineg par exemple, qui défend bec
et ongles sa Bretagne.
Comment vivre aujourd’hui dans
un monde aussi chaotique, lorsqu’on a l’impression que tout part à la
dérive ? Faut-il se résigner, se laisser aller au découragement ou au
contraire faire tabula rasa, repartir de zéro ?
Selon
certains, nous sommes entrés dans l’ère de la Sixième extinction. La biosphère est menacée comme jamais. Les
cataclysmes se succèdent. Les guerres – toujours une guerre – engendrent des
flux migratoires dont on ne sait que faire, le réchauffement climatique, la
fonte des glaciers et de la banquise… Des territoires seront submergés. Va-t-on
infailliblement vers le Printemps
silencieux, La Mort de la terre,
pour reprendre un titre de J. H. Rosny ? Va-t-on vers l’apocalypse, notre
atmosphère polluée comme jamais, le cauchemar atomique à l’horizon, la planète
qui agonise ?
Il
appartient à l’écrivain, au poète, de prendre le parti des forces vives, de
desserrer autant que possible l’étau, d’exalter la vie sous toutes ses formes,
d’inciter tout un chacun à résister, à résister au nivèlement, à l’exclusion, à
la fatalité du malheur. Que ces lendemains, pour nos générations futures ne
hurlent à la mort. Charlie Chaplin avait mis en garde : « Le vrai
ressort de la vie, c’est la lutte. J’ai peur pour l’avenir. Notre monde n’est
plus celui des poètes, c’est un monde sans cœur, cruel pour les plus fragiles,
écumant, agité, amer, envahi, noyé par la politique, gouverné par la loi de
l’argent ; ne vous donnez pas à ces hommes contre nature, à ces hommes
machines ! Ne soyez ni des robots ni du bétail ! »
Il faut
résister, contrer le terrible, demeurer actif, debout, solidaire, refuser
d’être parqué dans une réserve. Résister. René Char déclare : « Seul
un vœu en révolte modèle le soleil. » Il faut espérer que devant
l’injustice sociale de plus en plus criante, ce mot d’ordre soit repris par les
jeunes générations, car André Breton le dit bien : « La révolte seule
est créatrice de lumière. »
Propos recueillis
par Bruno Sourdin
à
Héricy, septembre 2016
(Entretien réalisé pour la revue Diérèse, publié en deux volets: dans les N° 69 (décembre 2016) et 70 (mai 2017). Un grand merci à Daniel Martinez.)
http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com
Dernières publications de Daniel Abel:
Khajurâho (Alain Benoît, 1999);
Saint-Cirq (Clapas, 2002);
Les neuf rasas de l'art indien (Clapas, 2002);
Braises d'océan (Encres vives, 2004);
L'appel indien (Les Cahiers bleus, 2007);
Arcs en ciel d'Ardèche, la maison Unal (Plumes d'Ardèche, 2012);
L'été nuptial (Editions En Forêt, 2011);
D'or et de feu (Encres vives, 2018).
http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com
Dernières publications de Daniel Abel:
Khajurâho (Alain Benoît, 1999);
Saint-Cirq (Clapas, 2002);
Les neuf rasas de l'art indien (Clapas, 2002);
Braises d'océan (Encres vives, 2004);
L'appel indien (Les Cahiers bleus, 2007);
Arcs en ciel d'Ardèche, la maison Unal (Plumes d'Ardèche, 2012);
L'été nuptial (Editions En Forêt, 2011);
D'or et de feu (Encres vives, 2018).
Bruno Sourdin et Daniel Abel (photographie Denise Abel). |