20/01/2025

Malcolm le peintre-poète qui écoutait les fleurs lui parler

Malcolm de Chazal.

Les arbres étaient ses amis. Enfant, Malcolm avait l’habitude de les serrer dans ses bras. Les arbres, mais aussi  les fleurs, les coraux…  Tous ces êtres sont vivants et il les aime avec autant d’amour qu’il aurait aimé un être humain. Cet état d’enfance, Malcolm le conservera toute sa vie. 


Un jour qu’il se promène dans le jardin botanique de Curepipe, il voit une fleur et il se rend compte qu’en fait c’est la fleur qui le regarde, c’est la fleur qui lui parle, la fleur qui devient subitement un être. C’est une révélation, un éclair poétique, ce sera le credo de sa vie.


« Pour la plupart des hommes, vivre c’est mourir à petit feu. Pour les grands vivants, c’est brûler jusqu’à la mort. » Poète, philosophe, mystique, Malcolm de Chazal est né le 12 septembre 1902 à l’île Maurice. Il descend d’une vieille famille française qui s’est établie sur cette île de l’Océan Indien en 1760. 

 

 



En 1947, Gallimard publie "Sens plastique", un ouvrage d’aphorismes qui le révèle et qui fait sensation dans le monde littéraire parisien. Jean Paulhan salue « un art qui mérite, je pense, le nom de génie. Ce nom et aucun autre. » André Breton n’est pas en reste, qui affirme: « Il y a là une proposition neuve. On n’avait rien entendu de si fort depuis Lautréamont… J’ai reçu ce livre comme une brise venue du grand large. » 


Sarane Alexandrian, qui fut le premier surréaliste à entrer en contact avec Chazal, écrit quant à lui : « Il représente le néo-surréalisme, qu’André Breton a salué sans parvenir à l’imposer à ses disciples. » En effet de sérieuses réticences émanent du groupe: « Comment peut-on honorer un auteur qui ne cesse de se référer à Dieu et à des croyances spiritualistes? » (1)


Malcolm de Chazal est un homme extravagant, génial pour les uns, fou pour les autres. C’est un inclassable. Il le dit lui-même: « Je suis un homme qui pourrait être considéré comme n’appartenant pas à la planète terre. »


A Maurice, il est incompris. « Je suis intraitable, invivable, ingouvernable. Un être extrêmement anti-social, vivant en opposition permanente avec la société mauricienne, haïssant les hommes et les aimant », avoue-t-il à Bernard Violet, qui a le bonheur de le rencontrer en 1969 à l’île Maurice. (2) 


Les bourgeois blancs de l’île se moquent de lui. Lui, préférerait les créoles, il considérait qu’ils avaient une imagination beaucoup plus forte, qu’ils étaient source de richesse poétique.  « Heureusement, l’île Maurice n’est pas seulement un pays de bourgeois: c’est un pays de poésie (…) Il me suffit d’avoir un campement au bord de la mer fait de ramilles  et de chaume, de marcher sur le sable pour être parfaitement heureux. » (2)

 



La fleur malcolmienne, une fleur qui parle, qui sourit.

La couleur est omniprésente dans les textes de Chazal. Ils illuminent véritablement ses aphorismes.

« Pour que l’art ait une valeur, il faut la spiritualisation. Il faut que la couleur soit au-delà de la couleur. Il faut que la lumière soit au-delà de la lumière. Il faut que les formes soient au-delà des formes. Et que tout cela se reporte à la poésie. »



Le rouge

Se mit du rouge.

Vint une cerise.


*

Le jaune

Est toujours

Bouche bée.


*

Le violet 

Se met du fard

Dans l’oeil

Et paraît artificiel.


*

Le marron 

Est toujours

Malade.


(Extraits de "Sens magique")




La fleur hors du temps, la fleur que l'enfant comprend.

Les couleurs reviennent sans cesse sous sa plume. Et sa touche picturale est toujours surprenante.

« Vous connaissez mieux les couleurs que moi, lui avoua un jour Georges Braque. Vous avez une perception inouïe. »

Alors pourquoi ne pas peindre ?, s’interroge Malcolm. Il n’avait jamais dessiné mais, pour les couleurs, il n’eut pas de problème. « Je dépose mes couleurs comme des notes de musique, dans le désordre, expliqua-t-il à Bernard Violet. Cela se construit tout seul. C’est l’inconscient qui travaille. J’ai l’impression, plus tard, que mes tableaux ne sont pas de moi. Ce n’est pas moi qui crée: je suis peint. » (2)


L’art de Malcolm de Chazal est un art de la joie. Sa peinture est une façon déroutante de faire passer l’esprit. Le peintre-philosophe y réussit de manière fort singulière. Féérique.


Dans l’éternité

Il n’y a pas

De nuit.

Les couleurs 

Sonnent 

Les heures.



Bruno SOURDIN.



  1. Dans le numéro 53 de la revue « Les Hommes sans épaules », Christophe Dauphin consacre un bel article à Malcolm de Chazal: « Nous avons une relation particulière avec Malcolm. C’est, en effet, à notre ami Sarane Alexandrian qu’il s’adresse, à ses débuts parisien et français, en lui adressant, en 1947, une lettre très importante (autant dire un véritable petit livre, un manifeste de trente et une pages, dont nous conservons le manuscrit) qui marque sa prise de contact avec André Breton et les surréalistes. »


  1. Bernard Violet est étudiant et globe-trotter lorsqu’il a l’occasion de rencontrer Malcolm à l’île Maurice. Il réalise une série d’entretiens, qui vont déboucher sur l’écriture d’un livre, À la rencontre de Malcolm de Chazal (aux éditions Philippe Rey). Un livre extraordinaire d’entretiens, de textes inédits, de photographies et de pensées de Malcolm de Chazal. Indispensable à qui veut entrer dans l’univers chazalien.







Neuf aphorismes de Malcolm de Chazal

 

Extraits de "SENS MAGIQUE"


XLIX

Qui déshabillerait

La nuit

Verrait

Le corps de Dieu.


LVIII

« Tu es là ? »

Dit l’homme. 

- « Oui, dit la femme,

Ne sens-tu pas

Mon silence

Marcher vers toi ? « 


CXI 

« Tu es riche? »

- « J’ai tout

Je ne me possède plus. »


CXLVII

La pierre

N’entend

Son coeur battre

Que dans la pluie.


CXCVII

Le plus court chemin

De nous-mêmes

A nous-mêmes

Est l’Univers.


CCXLII

La nuit

N’a pas

De dortoir

Elle couche partout.


CCCXCIII

La boue

Croit

Toujours

Que l’eau

Veut la salir.


DCLVII

L’arbre

Sans pardessus

Courait

Sous la pluie

A la recherche

Du vent.


DCCL

L’auto

N’atteindra

Jamais

La vitesse

De la route.


"Sens magique" a été réédité par les éditions Léo Scheer.


11/01/2025

Nonne américaine et artiste du Pop Art

Soeur Corita Kent


Corita Kent, plus connue sous le nom de Sister Mary Corita, était une religieuse catholique américaine et une artiste d’envergure, qui s’est illustrée dans la voie du Pop Art en Californie dans les années 60 et 70.


Militante passionnée par des causes liées aux droits humains, elle a réalisé des centaines d’affiches et de sérigraphies, « qui mettaient l’accent sur l’amour et la compassion mais aussi sur l’urgence du changement », comme le souligne Olivia Cha, la directrice de collection du Corita Art Center de Los Angeles, qui veille sur l’héritage de cette artiste unique. « Corita a toujours cherché ses sources dans le monde qui l’entoure. A l’image d’une éponge, elle absorbait et assimilait les tendances esthétiques et artistiques de son époque. »


Elle a surtout pratiqué la sérigraphie car elle pensait que ses oeuvres devaient être mises à la disposition du plus grand nombre. « Je suis une imprimerie, déclarait-elle volontiers, une forme très démocratique, puisqu’elle me permet de produire une quantité d’oeuvres d’art originales pour ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter des oeuvres d’art à prix élevé. »







"The king is dead. Love your brother"

Corita vivait dans une communauté religieuse de Los Angeles mais elle ne vivait pas en recluse. Elle puisait au contraire son inspiration dans la vie quotidienne, en s’écartant résolument des codes artistiques qui prévalaient dans les congrégations catholiques et en relayant les messages d’amour et de paix (peace and love) qui ont marqué la contre-culture des années 60 et 70.  Pour se faire la porte-parole de la contestation, elle composait ses sérigraphies dans l’immédiateté. Elle utilisait des mots et des images tirées des journaux qu’elle combinait avec des paroles de chansons, des citations de l’air du temps et des versets de la Bible.


On retrouve dans de nombreuses sérigraphies l’écho des évènements sociaux qui secouaient les Etats-Unis d’alors. Corita s’est engagée contre les injustices sociales, le racisme, la pauvreté, et bien sûr contre la guerre du Vietnam: « Stop the bombing », recommandait-elle dans une sérigraphie de 1967 qui est devenue culte. En 1969, elle a repris une photographie de Martin Luther King en y ajoutant cette injonction: « The king is dead. Love your brother. »


"We can create life without war"

"Love", un timbre pour la poste US.

Elle a composé une oeuvre audacieuse, débordante de vitalité, fortement politique. En conflit avec sa hiérarchie, elle a demandé à être dispensée de ses voeux et a quitté les ordres à la fin des années 60. Elle a poursuivi sa carrière artistique à Boston, où elle est morte d’un cancer en 1986. Elle laisse une oeuvre considérable: 800 sérigraphies et des centaines de photographies et d’aquarelles. Une oeuvre hors normes qui fait de Corita Kent l’apôtre de la révolution joyeuse.


B.S.

 

 


 

 

 

Le Collège des Bernardins a accueilli en octobre 2024 à Paris la première exposition dédiée à cette artiste américaine au parcours atypique.

 

 

09/12/2024

La forêt est un corps et le corps est une forêt

 

Isabel Pérez del Pulgar

Isabel Pérez del Pulgar est une artiste plasticienne espagnole, qui vit et travaille depuis dix ans en Bretagne, à Douarnenez. Après un long parcours dans la recherche picturale, elle se rend compte qu’avec la peinture, il lui manque quelque chose. En 2000, elle découvre la vidéo, et elle commence alors à explorer ce médium qui ouvre tant de champs d’expression. « La vidéo c’est mon truc ! » Ce sera son moyen de travail privilégié.


"Nous sommes forêt"

Sa dernière vidéo est intitulée: « Nous sommes forêt. » Isabel Pérez del Pulgar fait une analogie entre le corps humain et la forêt. Elle compare en effet les cellules nerveuses de l’homme au mycélium, cet ensemble de filaments souterrains ramifiés qui forment la partie végétative des champignons. « On peut parler d’une similitude de structure et de comportement entre les mycéliums, le cerveau humain et la façon dont Internet est conçu », souligne-t-elle.  Autrement dit: « La forêt est un corps et le corps est une forêt ».


L’installation qu’elle a présenté en novembre et décembre à « Bouillons Kub », à Orval, dans la Manche (1), est une étonnante oeuvre pluridisciplinaire. Le travail de la vidéaste est vraiment fascinant. Il tient à la fois de la performance, de l’assemblage d’objets ramassés dans la nature, de l’installation, de l’enregistrement de sons dans la forêt, de musique électroacoustique et de poignantes scènes de danse. C’est une oeuvre totale, onirique et intimiste, fantastique et singulière, qui dit la fragilité de nos existences mais aussi notre force invisible. Dans cette vidéo, comme toujours, l'artiste se met en scène. « Mon propre corps articule l’espace. » 








Dans la construction de l’exposition, elle a repris, sur une grande table, l’idée des cabinets de curiosités, « avec l’intention de créer un microcosme ».

 








 

 


 

 


 

La vidéo, de huit minutes trente, se répète en boucle sur le mur. « Dans un enchevêtrement de branches,  Isabel Pérez del Pulgar danse, voire elle lutte ou se débat », explique André dans son journal de « Bouillons Kub ». On la voit allongée sur un lit de feuilles mortes et on peut assister « au commencement de sa lente métamorphose de chrysalide à papillon de nuit ». « La phase la plus troublante à mes yeux, poursuit André, est celle où les deux femmes en noir sont associées à deux pierres blanches. Leur forme évoque à la fois le galet et l’oeuf. Elles sont animées par un battement, tel un coeur. »

 

 




La pierre respire. Le paysage respire, il est vivant, il est en train de se réveiller. La forêt respire, elle est vivante. Nous sommes vivants nous aussi. Nous respirons. Nous sommes forêt.



Bruno SOURDIN.


  1. Bouillons Kub, un lieu d’exposition d’art contemporain, à Orval-sur-Sienne, près de Coutances (50). 

https://www.bouillonskub.com


03/11/2024

Jean-Christophe Belleveaux et le voyage

 

Jean-Christophe Belleveaux à Madagascar, chez le barbier.


Trop d’horreurs, trop de haine, trop de peurs… Comment ne pas étouffer sur cette terre? Comment échapper au désespoir, à l’abrutissement, à la violence du monde? Jean-Christophe Belleveaux a sa bouée de sauvetage, c’est le voyage, « la communion avec le visage du monde ».


Depuis des années, il sillonne le globe. Le monde est son champ d’action. Il a choisi l’errance et sa curiosité est immense. Son énergie m’étonne. Sa vitalité et son enthousiasme m’épatent. Il aime vivre intensément et, par dessus tout, il aime la liberté. Le voyage pour obtenir la liberté.


Voyager et écrire. Jean-Christophe a décidé d’être simplement un poète sur la route et, au fil des années, il a créé, avec brio et esprit, une oeuvre de plus en plus riche et vibrante.


Sur l'île indonésienne de Flores, en communion avec le visage du monde.

Ses carnets de route, d’une grande qualité littéraire, sont une forme d’ascèse. On y devine, à chaque étape, « l’aujourd’hui à tout instant », et c’est un grand apaisement.


Tout aimer, toujours. Explorer le monde d’un pas léger.  A Tanger, dans la douceur de l’instant, il note « l’enchevêtrement du soleil, du pain rond et des olives, la parfaite insouciance ». A Tunis, c’est « l’effraction de la vie » qui l’emporte. A Rome, il s’interroge sur « la décomposition lente de l’être », il est le monde et le monde lui appartient. 

 

En Tunisie, c'est "l'effraction de la vie".

 

A Chiang Khan, en Thaïlande, il observe « une combustion de sens enfouis, une fumée que voile le fleuve et les baraques sur pilotis ». A Phnom-Penh, « on circule à bicyclette dans l’espace étroit du monde » et, la nuit tombée, quel bonheur de manger du crabe au bord d’un lac puis, un autre jour, de caler son rêve aux berges du Mékong.


Au Laos, au bord du Mékong.


Sur l’île de Komodo, en Indonésie, sur cette terre de cendre, « des bicoques branlantes penchent sur leurs pilotis, grises comme mon âme, trouées ».


Komodo, sur une terre de cendre.


A Varanasi (Bénarès), il monte  dans une barque  et « accepte le courant ».


« En approche diagonale, le texte (ainsi du voyage): plis de la chair entre plis du sari, Varanasi, mâche donc la mort aussi bien que moi, vas-y, mastique, écrase sous ta peur et sous tes dents la maigreur et les mauvais sentiments, renifle; par les barques sur le fleuve, par les trains encombrés nous sommes allés; par nos pieds meurtris dans des godasses trop étroites et par la souffrance du rickshaw; mâche, te dis-je, les vaches, les temples, les hommes au front peint, mâche les vocables du mensonge, le réel agonise et je tremble à le dire, des singes crient puis mordent; mieux qu’une route maritime tracée au compas, cruel, superbe, l’instant advient. » (1)

 

Varanasi, l'instant advient.

 

Voyage et écriture sont intimement liés. En même temps qu’il écrit, Jean-Christophe photographie. Ses photos de voyage sont essentielles. Mots et images sont une même passion. Et ils répondent à une même recommandation: accueille tout signe, ouvre-toi, écoute. Et, « dans l’espace étroit du monde », sois amoureux de la vie.


Bruno SOURDIN.


(1) Jean-Christophe Belleveaux: « Les lointains », Éditions Faï fioc.


 

Dernières publications:

Indigo, c’est le titre, Pierre Turcotte éditeur, 2024.

Les lointains, Éditions Faï fioc, 2023.

Territoires approximatifs, Éditions Faï froc, 2018.





Varanasi: cinq photos et un poème


Varanasi (appelée autrefois Bénarès), est le haut lieu sacré de l’Hindouisme vers lequel convergent des milliers de pèlerins pour se plonger dans le Gange et s’y purifier. On assure qu’y mourir vaut des siècles de méditation. Jean-Christophe Belleveaux y a fait halte.





Varanasi

« inventant la borne et la transgression, la nuit donne des rives à l’Enfer


il est impossible de nommer, les paupières sont des remparts suffisants, les gréements de la raison se brisent et s’abattent sur le pont, où l’on demeure, transfiguré


la fatigue prend les yeux et la main, à l’heure de la récolte: la grâce ne ressemble à rien de ce qu’on attendait, à un peu plus de fatigue, dirait-on, s’il fallait dire


puis l’apaisement se fait, alors qu’on ignorait qu’on fût inquiet, il en est comme de l’apparition des étoiles, ordre souverain


niché dans le creux des mots, on traque la pénombre, la pesanteur, tout se noue longtemps avant qu’on en ait le désir, la peur un peu, scellée, on monte dans la barque et on accepte le courant » (2)








Texte et photos Jean-Christophe BELLEVEAUX.



(2) Jean-Christophe Belleveaux: « Territoires approximatifs », Éditions Faï fioc.


27/10/2024

Haïkus: Santôka dans le silence de la mort

Taneda Santôka                                                                                                         DR



Arbre nu

sous le ciel bleu 

silence de la mort


Ce haïku, Taneda Santôka l’a écrit sur son lit de mort. Ici traduit par Corinne

Atlan et Zéno Bianu dans leur Anthologie du poème court japonais (1), il illustre à

merveille sa vision de l’existence. Devenu moine bouddhiste à l’âge de 40 ans, il passera le restant de ses jours à vagabonder sans but avec un bol pour mendier sa nourriture, boire du saké quand il le peut pour se mettre dans un état de réceptivité absolu et, même quand la recette n’a pas été bonne, composer des haïkus de forme libre, en paix, dans une langue des plus simples.


L’arbre est nu sous le ciel bleu. Plus rien n’importe que cet arbre nu. Ainsi,

rempli de gratitude, Taneda Santokâ s’enfonce dans la montagne, dans le

grand jeu du silence :


Profond

plus profond encore

dans les montagnes bleues


C’est un monde où l’angoisse et la peur semblent engourdies. Cette solitude

est idéale. Ce silence lui parle mieux que les mots. Santôka contemple le ciel

et la terre, la vie coule en lui. « Ainsi qu’une herbe flottant de ci de là, je jouis

d’une tranquillité misérable, note-t-il dans son journal. Je ressens de la pitié et en même temps je suis content. L’eau coule, le nuage bouge sans cesse.

Lorsque le vent souffle, les feuilles de l’arbre s’éparpillent. »


Santôka ne possède rien, il ne désire rien, il n’envie rien. Il s’assied seul en

face de la montagne. Sans paroles, sans bavardage. L’air avec sa fraîcheur

entre dans ses poumons. L’espace est silence. Un silence vraiment

extraordinaire. Comme au commencement du monde.






« Difficile pour l’être humain de trouver l’endroit où mourir, écrit-il dans son

journal. J’espère mourir comme une bête, comme un oiseau et au moins

comme un insecte. Si je voyage c’est pour trouver l’endroit où mourir. »


Cet endroit, Taneda Santôka l’a finalement trouvé à Isso an, où il s’était rendu

pour rencontrer des amis poètes. C’est son dernier voyage. C’est là qu’il peut

écrire son tout dernier haïku :


La mort bientôt —

sur les herbes folles

tombe la pluie



Bruno SOURDIN.



Haïkus. Anthologie du poème court japonais, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Poésie Gallimard, 2002.

 

 

 

 

 


 

 


Taneda Santôka pris sur le vif

 

Dans sa collection Folio Sagesses, les éditions Gallimard reprennent une sélection de haïkus du volume Anthologie du poème court japonais. Les haïkus d’automne et d’hiver viennent d’être publiés. L’univers frémissant de Taneda Santôka y figure en bonne part, naturellement. Petit florilège.




 

 






AUTOMNE


Verse l'averse d'automne

je ne suis

pas encore mort



Verse l’averse d’automne  —

le chemin

encore et toujours



Automne

le malheur et rien d’autre —

je poursuis mon voyage



Un corbeau graille —

moi aussi

je suis seul



Sur une pierre 

la libellule

rêve en plein jour



Les herbes folles

se couvrent d’automne —

je m’assieds




HIVER


Au milieu de la vie

au milieu de la mort

la neige sans répit



Dans mon bol de fer

en guise d'aumône

la grêle



Haikus d’automne et d’hiver, édition traduite du japonais par Corinne Atlan et Zéno Bianu, Folio Sagesses, Gallimard, 2024. Dans la même collection, déjà paru: Haikus de printemps et d’été.