10/02/2025

Le cheminement chaotique du premier poète dans l’espace

Sinclair Beiles à Rotterdam en 1972. Photo Gerard Bellaart.

Du nouveau sur Sinclair Beiles. Le poète Beat d’Afrique du Sud, qui s’est éteint à Johannesburg  il y a 25 ans, avait été redécouvert et sauvé de l’oubli par Gary Cummiskey et Eva Kowalska dans un ouvrage collectif publié en 2009 (1). Et voici qu’une traduction de poèmes de1975 vient de paraître en France: « Catastrophes choisies et autres poèmes ». Bertrand Grimault, le traducteur, a réalisé un travail de recherche extraordinaire sur cet auteur oublié, recherche qui débouche aujourd’hui sur cette première publication en français.

"Catastrophes choisies et autres poèmes""



Sinclair Beiles s’était fait connaître à Paris en 1960, en collaborant, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso, au légendaire Minutes to Go, le premier livre de cut-up, procédé de découpage qui a pour résultat de donner aux textes découpés une signification nouvelle. A cette époque il vivait au Beat Hotel de la rue Git-le-Coeur et travaillait pour les éditions Olympia Press de Maurice Girodias. Il y avait signé un dirty book sous le nom de Wu Wu Meng, dans lequel il racontait les exploits érotiques d’une geisha. Sinclair Beiles était un garçon excentrique qui avait des sautes d’humeurs disproportionnées et des crises d’angoisse très intenses, des symptômes de troubles bipolaires (on parlait à l’époque de troubles maniaco-dépressifs).


Sinclair Beiles avait réussi à convaincre Girodias de publier « Le Festin nu » de William Burroughs, qu’il admirait. Le manuscrit fut achevé et assemblé en quelques semaines au Beat Hotel, avec l’aide de Sinclair et de Brion qui s’occupaient de la dactylographie.

Burroughs a reconnu, plus tard, que les cut-ups  avaient rendu Sinclair cinglé, à tel point qu’il finit par jeter son lit par la fenêtre du Beat Hotel et qu’il dut être hospitalisé.


Jean Fanchette, Sinclair Beiles, Brion Gysin et William Burroughs, 1959.



A Paris en novembre 1960, l’artiste grec Takis eut l’idée de lancer, cinq mois avant Gagarine, un homme dans l’espace par le seul effet des forces magnétiques. C’est ainsi qu’à la galerie Iris Clert, rue des Beaux-Arts, Sinclair Beiles, libéré de la pesanteur, flotta quelques secondes dans l’espace. Il était accroché à une barre entre deux aimants, l’un fixé au plafond, l’autre au mur, et il déclamait : « Je suis une sculpture, on peut m’acheter, je suis l’oeuvre d’art de Takis ».



Sinclair Beiles dans l'espace. Galerie Iris Clert, Paris, 1960.


Les poèmes que Bertrand Grimault vient de traduire ont été publiés à Rotterdam en 1975 par Gerard Bellaart (Cold Turkey Press). Le recueil était intitulé « Sacred Fix » et contenait 22 « Selected Catastrophes ». Ces poèmes avaient été écrits en Angleterre dans un hôpital psychiatrique de la banlieue de Londres, où Sinclair séjournait. Ils apparaissent, dans ces années 70, d’une savoureuse nouveauté. 

Voici l’un de ces 22 poèmes :


« on le vit écrire le mot offensant

tard la nuit sur le mur de l’entrepôt

sur les docks, et alors qu’il était pris dans le faisceau

d’une torche électrique, il eut

l’effronterie en se retournant, de déclamer

d’une voix forte ce mot détestable

entre tous qui avait été expurgé

des dictionnaires depuis des années, après la révolution.

comme on le pourchassait sur un quai, il ne cessait

de répéter le mot et d’en griffonner les initiales

sur les murs qu’il frôlait. finalement on l’attrapa

au fond d’un tunnel où il avait écrit

le terrible mot un grand nombre de fois. »


En quittant Paris, Sinclair Beiles a suivi un parcours accidenté de « poète errant ». Il a vécu à Londres puis s’est établi en Grèce avant de retourner en Afrique du Sud à la fin des années 70. En 1969 son recueil « Ashes of Experience » (2) a été primé à Pretoria. 


« Son travail, explique Bertrand Grimault, bénéficie depuis deux décennies d’un regain d’intérêt dans le monde anglophone, saluant l’originalité d’un parcours certes chaotique mais semé de fulgurances. »

Fulgurances ? Le terme est bien choisi.


« il existe une façon de se suicider

qui s’appelle la poésie.

il existe une façon de se saisir d’un couteau

et de découper dans le néant sans fin du ciel

une chambre solitaire

dans laquelle on passe sa vie entière à soupeser

occasionnellement à crier des messages

par les fenêtres à barreaux

à des passants indifférents.

il existe une façon de créer un univers

avec toutes ses constellations

loin du regard des gens qui détalent

sous l’averse avec leur parapluie ouvert,

une façon de diriger une nation d’ombres.

il existe une façon d’imaginer

qu’on détient tous les secrets de l’âme

et que ce don procurera la liberté,

une façon d’imaginer tous les paysages

que les agences de voyages n’ont pas encore photographiés,

il existe une façon de croire

qu’on a des rêves spéciaux

qu’on est un individu

un poète !

ah va au zoo

tu y trouveras les vrais poètes. »


Sinclair Beiles à Johannesburg en 1994. Photo Lydia Herbst.

Sortons de l’oubli la poésie surprenante et extravagante de celui qui fut (et reste) « le premier poète dans l’espace ». Un poète si singulier. Éblouissant.


Bruno SOURDIN.



« Catastrophes choisies et autres poèmes », de Sinclair Beiles, traduction et postface de Bertrand Grimault. Préface-hommage au « premier poète dans l’espace » par Heathcote Williams. Monoquini Éditions (18 rue Ambroise, 33800 Bordeaux). www.monoquini.net

 



  1. « Who was Sinclair Beiles? » , edited by Gary Cummiskey & Eva Kowalska. Published by Dye Hard Press,PO Box 1171, Bromhof, South Africa, 2154.
  2. A retrouver dans le blog Syncopes quatre poèmes extraits de « Ashes of Experience ». http://brunosourdin.blogspot.com/2015/06/sinclair-beiles-le-poete-excentrique-du.html

24/01/2025

Gwenved, le pays blanc de Kenneth White

Kenneth White: "La Bretagne a une importance énorme dans ma vie."

 

Le poète d’origine écossaise Kenneth White s’était établi à Trébeurden, dans les Côtes d’Armor, au début des années 80. De sa maison qu’il avait baptisée Gwenved (le pays blanc), il entendait roder « le vent de la terre » et sa vision se faisait plus intense. 

 

En 1997, je l’avais interviewé pour son livre « Les rives du silence », un beau volume de poésie ouverte et vigoureuse, qui couvrait neuf années de travail poétique concentré et de pérégrinations en divers lieux de la terre. Il y consacrait de très belles pages à la Bretagne blanche. Il aimait aussi explorer en profondeur des contrées éloignées comme l’archipel des Antilles : 

« retour à l’hibiscus et au colibri 

au vent chaud qui caresse les feuilles de la forêt 

au grand miroir bleu de l’Atlantique ». 

Ses voyages en Martinique ou en Guadeloupe le touchent profondément : 

« pris dans une sorte d’éternité

les jours passent, longs et lents ».

 

Voyage aussi, mais dans le temps, lorsqu’il fait revivre Sénèque en son exil : 

« je spéculais sur les nuages

je méditais au bord de la mer

je lisais des sermons dans les pierres ». 

Avec Sénèque ou avec Ovide, Kenneth White cherche à créer un réseau d’esprits qui lui sont proches : 

« Voici donc un homme qui écoute la neige tomber 

et laisse les heures lentement s’étirer

 une telle distance, un tel silence comblent maintenant ma vie ».

 

La dernière partie du livre le voit renouer avec le poème long. Ce Testament du littoral débute par une évocation du chamane sioux Élan Noir : 

« que les hommes

entrent dans le cercle sacré

et qu’ils retrouvent

la bonne route rouge ».

Par contraste, les premières pages du recueil rassemblent une série de petits poèmes, dans l’esprit du haïku japonais : 

« Entendu crier des mouettes

mais quand j’ai levé la tête

rien que la lune ».

 

 




 

Entretien avec Kenneth White, mai 1997

INÉDIT 

 

B.S. : Par bien des aspects, votre œuvre développe des thèmes voisins de ceux de la Beat Generation américaine : le voyage, le nomadisme, la culture chamanique, l’appel de l’Orient… De tous les poètes Beat, Gary Snyder est incontestablement le plus proche de vous, vous lui avez d’ailleurs consacré un essai chez Unicorn. Quels sont vos liens ? 

 

K. W. : On s’écrit. Mais au fur et à mesure que le temps passe, les différences s’accentuent. Lui, verse beaucoup plus dans la religion et le mythologique. D’autre part, il a un esprit communautaire, ce que je n’ai pas. Je suis un individu qui s’adresse à d’autres individus et, avec un travail de longue haleine, on peut ouvrir un autre espace, un autre mode de vie. Gary, lui, a tendance à devenir un peu normalisant.

 

Et Allen Ginsberg, quelle importance lui accordez-vous ? Pensez-vous qu’il est un des grands poètes de son siècle ?

 

Non. Il y a chez lui du « moi-isme » confus. Il m’intéresse en tant que symptôme d’un état de choses. Avec beaucoup d’aspirations. Mais il y a dans sa poésie beaucoup de choses répétitives. Il utilise un langage venu d’ailleurs. Il ne s’en sort pas.

 

Jack Kerouac, de son côté, attachait beaucoup d’importance à ses racines bretonnes, celtes. Êtes-vous sensible à cet aspect de son œuvre ?

 

Quand j’étais étudiant, je ruais dans les brancards. On m’a dit : Kerouac est quelqu’un qui doit vous intéresser ! Non, je n’ai rien à voir avec ce sentimentalisme. Mais j’ai beaucoup de sympathie pour l’homme. J’ai fini par apprécier des passages de ses livres, le rythme de l’écriture : ça swingue ! Mais ça tourne un peu en rond. Satori à Paris, où il raconte son voyage en France à la recherche de ses racines bretonnes, est un échec complet.

 

La Beat Generation ne vous a donc pas influencé ?

 

Non. On a des racines communes : Walt Whitman, que je lisais quand j’avais 14-15 ans, Leaves of Grass (Feuilles d’herbes) est un livre qui ouvre un monde. Il y a aussi en commun un intérêt pour la vie. Mais le côté errance me vient surtout des vieux errants écossais et irlandais, des moines pérégrinants comme Brandan.

 

Comment un poète occidental doit-il écrire un haïku ? Quelles règles doit-il s’imposer ? Que doit-il au contraire éviter de faire ?

 

Écrire aussi bien sinon mieux qu’un poète oriental en essayant de garder vivante leur présence au monde. On doit éviter d’imiter à la lettre. Un poème de 17 syllabes, ça n’a aucun sens. Inutile de respecter scrupuleusement les règles classiques. Les plus grands poètes japonais ne les respectent pas non plus. L’esprit du haïku, c’est un jeu subtil entre le vide et le phénomène. Se concentrer sur une goutte de pluie, sur un sourire dans la rue, en tant que signe qui te fait pénétrer dans le vide. Ne pas s’attacher uniquement au phénomène et ne pas avoir le vide à la bouche, mais jouer subtilement avec les deux. Il faut beaucoup de concentration et d’intensité.

 

Vous consacrez la deuxième partie des Rives du silence à des longs poèmes. Ils ressemblent parfois à des notes de lecture. Avez-vous une recette particulière pour traiter le long poème ?

 

Le long poème a été écarté du XXe siècle. Le Bateau ivre fait exactement cent lignes. 

Notes de lecture ? Lecture, oui, mais lecture du monde. Notes oui, mais comme les notes d’une partition.

Ce sera une poésie fragmentaire. Comme un archipel, chaque fragment est indépendant, mais en même temps il fait partie d’un tout.

 

Tous vos poèmes partent d’un lieu. La Bretagne tient désormais une place centrale dans votre œuvre. Est-ce qu’elle a « réussi » à vous sédentariser ou vous considérez-vous toujours comme un nomade ?

 

Je me considère toujours comme un esprit nomade. Cette année, j’ai été dans neuf pays. Mais il est certain que la Bretagne, que Gwenved, cette maison de Trébeurden, a une importance énorme dans ma vie. C’est ici que j’ai concentré beaucoup de choses que j’avais éparpillées. C’est un lieu de concentration mais je continue à beaucoup voyager.

Gwenved, c’est le pays blanc. Un vieux courant celte nomme cela le champ de la plus grande concentration. C’est le lieu où on a la vision la plus intense. La poésie de la nature celtique a été essentielle pour moi. On ne trouve l’équivalent qu’en Orient.

 

Dans certains poèmes, le « je » n’est pas le vôtre, mais celui de Sénèque ou d’Ovide… Pourquoi ?

 

Je me suis mis dans la peau de gens qui me sont proches, pour créer un réseau d’esprits semblables à travers le temps et l’espace. Ainsi, je suis en train de décrire des situations parallèles.

 

Dans Les rives du silence, à un moment, vous quittez vos lieux de prédilection, les pays froids, pour les Antilles. Que retenez-vous comme éléments forts de ce voyage ?

 

Mon premier livre, les Lettres de Gourgounel, se situait en Ardèche par un été brûlant. C’était un moment très important pour moi. Il y a eu plus tard toute une suite de voyages dans des pays chauds, j’y ai pris goût. L’Asie du Sud-Est et plus récemment les Antilles. J’ai eu envie d’explorer cela en profondeur. Je retiens la beauté, l’isolement, l’élémentarité. Ce sont des choses qui me parlent.

 

Propos recueillis par Bruno SOURDIN

 


Les rives du silence, de Kenneth White, traduit de l’anglais par Marie-Claude White, édition bilingue, Mercure de France, 1997.


A recommander aussi : Les cygnes sauvages. En 1991, Kenneth White avait consacré au Japon un « récit rêveur de route et d’îles », qui était aussi un hommage à Matsuo Basho, le grand poète du XVIIe siècle, maître du haïku. 

Le dernier voyage de Brandan. Moine irlandais légendaire, figure du Moyen-Age celtique, Brandan navigue par les îles enchantées à la recherche du Paradis. « Et ils ramaient, plus loin, toujours plus loin vers les blancheurs inconnues… »

 


 

On peut retrouver cet article dans le numéro 49 de "Quetton L'Artotal" , revue "underground" fondée en 1967 par FJ R Yaset. 
Contact: Quetton, BP 344, 50100 Cherbourg-en-Cotentin.

20/01/2025

Malcolm le peintre-poète qui écoutait les fleurs lui parler

Malcolm de Chazal.

Les arbres étaient ses amis. Enfant, Malcolm avait l’habitude de les serrer dans ses bras. Les arbres, mais aussi  les fleurs, les coraux…  Tous ces êtres sont vivants et il les aime avec autant d’amour qu’il aurait aimé un être humain. Cet état d’enfance, Malcolm le conservera toute sa vie. 


Un jour qu’il se promène dans le jardin botanique de Curepipe, il voit une fleur et il se rend compte qu’en fait c’est la fleur qui le regarde, c’est la fleur qui lui parle, la fleur qui devient subitement un être. C’est une révélation, un éclair poétique, ce sera le credo de sa vie.


« Pour la plupart des hommes, vivre c’est mourir à petit feu. Pour les grands vivants, c’est brûler jusqu’à la mort. » Poète, philosophe, mystique, Malcolm de Chazal est né le 12 septembre 1902 à l’île Maurice. Il descend d’une vieille famille française qui s’est établie sur cette île de l’Océan Indien en 1760. 

 

 



En 1947, Gallimard publie "Sens plastique", un ouvrage d’aphorismes qui le révèle et qui fait sensation dans le monde littéraire parisien. Jean Paulhan salue « un art qui mérite, je pense, le nom de génie. Ce nom et aucun autre. » André Breton n’est pas en reste, qui affirme: « Il y a là une proposition neuve. On n’avait rien entendu de si fort depuis Lautréamont… J’ai reçu ce livre comme une brise venue du grand large. » 


Sarane Alexandrian, qui fut le premier surréaliste à entrer en contact avec Chazal, écrit quant à lui : « Il représente le néo-surréalisme, qu’André Breton a salué sans parvenir à l’imposer à ses disciples. » En effet de sérieuses réticences émanent du groupe: « Comment peut-on honorer un auteur qui ne cesse de se référer à Dieu et à des croyances spiritualistes? » (1)


Malcolm de Chazal est un homme extravagant, génial pour les uns, fou pour les autres. C’est un inclassable. Il le dit lui-même: « Je suis un homme qui pourrait être considéré comme n’appartenant pas à la planète terre. »


A Maurice, il est incompris. « Je suis intraitable, invivable, ingouvernable. Un être extrêmement anti-social, vivant en opposition permanente avec la société mauricienne, haïssant les hommes et les aimant », avoue-t-il à Bernard Violet, qui a le bonheur de le rencontrer en 1969 à l’île Maurice. (2) 


Les bourgeois blancs de l’île se moquent de lui. Lui, préférerait les créoles, il considérait qu’ils avaient une imagination beaucoup plus forte, qu’ils étaient source de richesse poétique.  « Heureusement, l’île Maurice n’est pas seulement un pays de bourgeois: c’est un pays de poésie (…) Il me suffit d’avoir un campement au bord de la mer fait de ramilles  et de chaume, de marcher sur le sable pour être parfaitement heureux. » (2)

 



La fleur malcolmienne, une fleur qui parle, qui sourit.

La couleur est omniprésente dans les textes de Chazal. Ils illuminent véritablement ses aphorismes.

« Pour que l’art ait une valeur, il faut la spiritualisation. Il faut que la couleur soit au-delà de la couleur. Il faut que la lumière soit au-delà de la lumière. Il faut que les formes soient au-delà des formes. Et que tout cela se reporte à la poésie. »



Le rouge

Se mit du rouge.

Vint une cerise.


*

Le jaune

Est toujours

Bouche bée.


*

Le violet 

Se met du fard

Dans l’oeil

Et paraît artificiel.


*

Le marron 

Est toujours

Malade.


(Extraits de "Sens magique")




La fleur hors du temps, la fleur que l'enfant comprend.

Les couleurs reviennent sans cesse sous sa plume. Et sa touche picturale est toujours surprenante.

« Vous connaissez mieux les couleurs que moi, lui avoua un jour Georges Braque. Vous avez une perception inouïe. »

Alors pourquoi ne pas peindre ?, s’interroge Malcolm. Il n’avait jamais dessiné mais, pour les couleurs, il n’eut pas de problème. « Je dépose mes couleurs comme des notes de musique, dans le désordre, expliqua-t-il à Bernard Violet. Cela se construit tout seul. C’est l’inconscient qui travaille. J’ai l’impression, plus tard, que mes tableaux ne sont pas de moi. Ce n’est pas moi qui crée: je suis peint. » (2)


L’art de Malcolm de Chazal est un art de la joie. Sa peinture est une façon déroutante de faire passer l’esprit. Le peintre-philosophe y réussit de manière fort singulière. Féérique.


Dans l’éternité

Il n’y a pas

De nuit.

Les couleurs 

Sonnent 

Les heures.



Bruno SOURDIN.



  1. Dans le numéro 53 de la revue « Les Hommes sans épaules », Christophe Dauphin consacre un bel article à Malcolm de Chazal: « Nous avons une relation particulière avec Malcolm. C’est, en effet, à notre ami Sarane Alexandrian qu’il s’adresse, à ses débuts parisien et français, en lui adressant, en 1947, une lettre très importante (autant dire un véritable petit livre, un manifeste de trente et une pages, dont nous conservons le manuscrit) qui marque sa prise de contact avec André Breton et les surréalistes. »


  1. Bernard Violet est étudiant et globe-trotter lorsqu’il a l’occasion de rencontrer Malcolm à l’île Maurice. Il réalise une série d’entretiens, qui vont déboucher sur l’écriture d’un livre, À la rencontre de Malcolm de Chazal (aux éditions Philippe Rey). Un livre extraordinaire d’entretiens, de textes inédits, de photographies et de pensées de Malcolm de Chazal. Indispensable à qui veut entrer dans l’univers chazalien.







Neuf aphorismes de Malcolm de Chazal

 

Extraits de "SENS MAGIQUE"


XLIX

Qui déshabillerait

La nuit

Verrait

Le corps de Dieu.


LVIII

« Tu es là ? »

Dit l’homme. 

- « Oui, dit la femme,

Ne sens-tu pas

Mon silence

Marcher vers toi ? « 


CXI 

« Tu es riche? »

- « J’ai tout

Je ne me possède plus. »


CXLVII

La pierre

N’entend

Son coeur battre

Que dans la pluie.


CXCVII

Le plus court chemin

De nous-mêmes

A nous-mêmes

Est l’Univers.


CCXLII

La nuit

N’a pas

De dortoir

Elle couche partout.


CCCXCIII

La boue

Croit

Toujours

Que l’eau

Veut la salir.


DCLVII

L’arbre

Sans pardessus

Courait

Sous la pluie

A la recherche

Du vent.


DCCL

L’auto

N’atteindra

Jamais

La vitesse

De la route.


"Sens magique" a été réédité par les éditions Léo Scheer.


11/01/2025

Nonne américaine et artiste du Pop Art

Soeur Corita Kent


Corita Kent, plus connue sous le nom de Sister Mary Corita, était une religieuse catholique américaine et une artiste d’envergure, qui s’est illustrée dans la voie du Pop Art en Californie dans les années 60 et 70.


Militante passionnée par des causes liées aux droits humains, elle a réalisé des centaines d’affiches et de sérigraphies, « qui mettaient l’accent sur l’amour et la compassion mais aussi sur l’urgence du changement », comme le souligne Olivia Cha, la directrice de collection du Corita Art Center de Los Angeles, qui veille sur l’héritage de cette artiste unique. « Corita a toujours cherché ses sources dans le monde qui l’entoure. A l’image d’une éponge, elle absorbait et assimilait les tendances esthétiques et artistiques de son époque. »


Elle a surtout pratiqué la sérigraphie car elle pensait que ses oeuvres devaient être mises à la disposition du plus grand nombre. « Je suis une imprimerie, déclarait-elle volontiers, une forme très démocratique, puisqu’elle me permet de produire une quantité d’oeuvres d’art originales pour ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter des oeuvres d’art à prix élevé. »







"The king is dead. Love your brother"

Corita vivait dans une communauté religieuse de Los Angeles mais elle ne vivait pas en recluse. Elle puisait au contraire son inspiration dans la vie quotidienne, en s’écartant résolument des codes artistiques qui prévalaient dans les congrégations catholiques et en relayant les messages d’amour et de paix (peace and love) qui ont marqué la contre-culture des années 60 et 70.  Pour se faire la porte-parole de la contestation, elle composait ses sérigraphies dans l’immédiateté. Elle utilisait des mots et des images tirées des journaux qu’elle combinait avec des paroles de chansons, des citations de l’air du temps et des versets de la Bible.


On retrouve dans de nombreuses sérigraphies l’écho des évènements sociaux qui secouaient les Etats-Unis d’alors. Corita s’est engagée contre les injustices sociales, le racisme, la pauvreté, et bien sûr contre la guerre du Vietnam: « Stop the bombing », recommandait-elle dans une sérigraphie de 1967 qui est devenue culte. En 1969, elle a repris une photographie de Martin Luther King en y ajoutant cette injonction: « The king is dead. Love your brother. »


"We can create life without war"

"Love", un timbre pour la poste US.

Elle a composé une oeuvre audacieuse, débordante de vitalité, fortement politique. En conflit avec sa hiérarchie, elle a demandé à être dispensée de ses voeux et a quitté les ordres à la fin des années 60. Elle a poursuivi sa carrière artistique à Boston, où elle est morte d’un cancer en 1986. Elle laisse une oeuvre considérable: 800 sérigraphies et des centaines de photographies et d’aquarelles. Une oeuvre hors normes qui fait de Corita Kent l’apôtre de la révolution joyeuse.


B.S.

 

 


 

 

 

Le Collège des Bernardins a accueilli en octobre 2024 à Paris la première exposition dédiée à cette artiste américaine au parcours atypique.

 

 

09/12/2024

La forêt est un corps et le corps est une forêt

 

Isabel Pérez del Pulgar

Isabel Pérez del Pulgar est une artiste plasticienne espagnole, qui vit et travaille depuis dix ans en Bretagne, à Douarnenez. Après un long parcours dans la recherche picturale, elle se rend compte qu’avec la peinture, il lui manque quelque chose. En 2000, elle découvre la vidéo, et elle commence alors à explorer ce médium qui ouvre tant de champs d’expression. « La vidéo c’est mon truc ! » Ce sera son moyen de travail privilégié.


"Nous sommes forêt"

Sa dernière vidéo est intitulée: « Nous sommes forêt. » Isabel Pérez del Pulgar fait une analogie entre le corps humain et la forêt. Elle compare en effet les cellules nerveuses de l’homme au mycélium, cet ensemble de filaments souterrains ramifiés qui forment la partie végétative des champignons. « On peut parler d’une similitude de structure et de comportement entre les mycéliums, le cerveau humain et la façon dont Internet est conçu », souligne-t-elle.  Autrement dit: « La forêt est un corps et le corps est une forêt ».


L’installation qu’elle a présenté en novembre et décembre à « Bouillons Kub », à Orval, dans la Manche (1), est une étonnante oeuvre pluridisciplinaire. Le travail de la vidéaste est vraiment fascinant. Il tient à la fois de la performance, de l’assemblage d’objets ramassés dans la nature, de l’installation, de l’enregistrement de sons dans la forêt, de musique électroacoustique et de poignantes scènes de danse. C’est une oeuvre totale, onirique et intimiste, fantastique et singulière, qui dit la fragilité de nos existences mais aussi notre force invisible. Dans cette vidéo, comme toujours, l'artiste se met en scène. « Mon propre corps articule l’espace. » 








Dans la construction de l’exposition, elle a repris, sur une grande table, l’idée des cabinets de curiosités, « avec l’intention de créer un microcosme ».

 








 

 


 

 


 

La vidéo, de huit minutes trente, se répète en boucle sur le mur. « Dans un enchevêtrement de branches,  Isabel Pérez del Pulgar danse, voire elle lutte ou se débat », explique André dans son journal de « Bouillons Kub ». On la voit allongée sur un lit de feuilles mortes et on peut assister « au commencement de sa lente métamorphose de chrysalide à papillon de nuit ». « La phase la plus troublante à mes yeux, poursuit André, est celle où les deux femmes en noir sont associées à deux pierres blanches. Leur forme évoque à la fois le galet et l’oeuf. Elles sont animées par un battement, tel un coeur. »

 

 




La pierre respire. Le paysage respire, il est vivant, il est en train de se réveiller. La forêt respire, elle est vivante. Nous sommes vivants nous aussi. Nous respirons. Nous sommes forêt.



Bruno SOURDIN.


  1. Bouillons Kub, un lieu d’exposition d’art contemporain, à Orval-sur-Sienne, près de Coutances (50). 

https://www.bouillonskub.com