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Sinclair Beiles à Rotterdam en 1972. Photo Gerard Bellaart. |
Du nouveau sur Sinclair Beiles. Le poète Beat d’Afrique du Sud, qui s’est éteint à Johannesburg il y a 25 ans, avait été redécouvert et sauvé de l’oubli par Gary Cummiskey et Eva Kowalska dans un ouvrage collectif publié en 2009 (1). Et voici qu’une traduction de poèmes de1975 vient de paraître en France: « Catastrophes choisies et autres poèmes ». Bertrand Grimault, le traducteur, a réalisé un travail de recherche extraordinaire sur cet auteur oublié, recherche qui débouche aujourd’hui sur cette première publication en français.
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"Catastrophes choisies et autres poèmes"" |
Sinclair Beiles s’était fait connaître à Paris en 1960, en collaborant, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso, au légendaire Minutes to Go, le premier livre de cut-up, procédé de découpage qui a pour résultat de donner aux textes découpés une signification nouvelle. A cette époque il vivait au Beat Hotel de la rue Git-le-Coeur et travaillait pour les éditions Olympia Press de Maurice Girodias. Il y avait signé un dirty book sous le nom de Wu Wu Meng, dans lequel il racontait les exploits érotiques d’une geisha. Sinclair Beiles était un garçon excentrique qui avait des sautes d’humeurs disproportionnées et des crises d’angoisse très intenses, des symptômes de troubles bipolaires (on parlait à l’époque de troubles maniaco-dépressifs).
Sinclair Beiles avait réussi à convaincre Girodias de publier « Le Festin nu » de William Burroughs, qu’il admirait. Le manuscrit fut achevé et assemblé en quelques semaines au Beat Hotel, avec l’aide de Sinclair et de Brion qui s’occupaient de la dactylographie.
Burroughs a reconnu, plus tard, que les cut-ups avaient rendu Sinclair cinglé, à tel point qu’il finit par jeter son lit par la fenêtre du Beat Hotel et qu’il dut être hospitalisé.
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Jean Fanchette, Sinclair Beiles, Brion Gysin et William Burroughs, 1959. |
A Paris en novembre 1960, l’artiste grec Takis eut l’idée de lancer, cinq mois avant Gagarine, un homme dans l’espace par le seul effet des forces magnétiques. C’est ainsi qu’à la galerie Iris Clert, rue des Beaux-Arts, Sinclair Beiles, libéré de la pesanteur, flotta quelques secondes dans l’espace. Il était accroché à une barre entre deux aimants, l’un fixé au plafond, l’autre au mur, et il déclamait : « Je suis une sculpture, on peut m’acheter, je suis l’oeuvre d’art de Takis ».
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Sinclair Beiles dans l'espace. Galerie Iris Clert, Paris, 1960. |
Les poèmes que Bertrand Grimault vient de traduire ont été publiés à Rotterdam en 1975 par Gerard Bellaart (Cold Turkey Press). Le recueil était intitulé « Sacred Fix » et contenait 22 « Selected Catastrophes ». Ces poèmes avaient été écrits en Angleterre dans un hôpital psychiatrique de la banlieue de Londres, où Sinclair séjournait. Ils apparaissent, dans ces années 70, d’une savoureuse nouveauté.
Voici l’un de ces 22 poèmes :
« on le vit écrire le mot offensant
tard la nuit sur le mur de l’entrepôt
sur les docks, et alors qu’il était pris dans le faisceau
d’une torche électrique, il eut
l’effronterie en se retournant, de déclamer
d’une voix forte ce mot détestable
entre tous qui avait été expurgé
des dictionnaires depuis des années, après la révolution.
comme on le pourchassait sur un quai, il ne cessait
de répéter le mot et d’en griffonner les initiales
sur les murs qu’il frôlait. finalement on l’attrapa
au fond d’un tunnel où il avait écrit
le terrible mot un grand nombre de fois. »
En quittant Paris, Sinclair Beiles a suivi un parcours accidenté de « poète errant ». Il a vécu à Londres puis s’est établi en Grèce avant de retourner en Afrique du Sud à la fin des années 70. En 1969 son recueil « Ashes of Experience » (2) a été primé à Pretoria.
« Son travail, explique Bertrand Grimault, bénéficie depuis deux décennies d’un regain d’intérêt dans le monde anglophone, saluant l’originalité d’un parcours certes chaotique mais semé de fulgurances. »
Fulgurances ? Le terme est bien choisi.
« il existe une façon de se suicider
qui s’appelle la poésie.
il existe une façon de se saisir d’un couteau
et de découper dans le néant sans fin du ciel
une chambre solitaire
dans laquelle on passe sa vie entière à soupeser
occasionnellement à crier des messages
par les fenêtres à barreaux
à des passants indifférents.
il existe une façon de créer un univers
avec toutes ses constellations
loin du regard des gens qui détalent
sous l’averse avec leur parapluie ouvert,
une façon de diriger une nation d’ombres.
il existe une façon d’imaginer
qu’on détient tous les secrets de l’âme
et que ce don procurera la liberté,
une façon d’imaginer tous les paysages
que les agences de voyages n’ont pas encore photographiés,
il existe une façon de croire
qu’on a des rêves spéciaux
qu’on est un individu
un poète !
ah va au zoo
tu y trouveras les vrais poètes. »
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Sinclair Beiles à Johannesburg en 1994. Photo Lydia Herbst. |
Sortons de l’oubli la poésie surprenante et extravagante de celui qui fut (et reste) « le premier poète dans l’espace ». Un poète si singulier. Éblouissant.
Bruno SOURDIN.
« Catastrophes choisies et autres poèmes », de Sinclair Beiles, traduction et postface de Bertrand Grimault. Préface-hommage au « premier poète dans l’espace » par Heathcote Williams. Monoquini Éditions (18 rue Ambroise, 33800 Bordeaux). www.monoquini.net
- « Who was Sinclair Beiles? » , edited by Gary Cummiskey & Eva Kowalska. Published by Dye Hard Press,PO Box 1171, Bromhof, South Africa, 2154.
- A retrouver dans le blog Syncopes quatre poèmes extraits de « Ashes of Experience ». http://brunosourdin.blogspot.com/2015/06/sinclair-beiles-le-poete-excentrique-du.html