31/03/2025

L’Ours et le Poète, correspondance croisée

Pascal Ulrich, l'Ours Pascal.

Gérard Lemaire, le Poète.


J’ai eu une belle et importante correspondance avec Pascal Ulrich. Tout a commencé par des phrases légères, des lettres fraîches et apaisantes, fraternelles et généreuses, remplies de couleurs et de formes éblouissantes, des lettres où il pouvait s’exclamer: « Le monde est beau, la roue est libre. »
Quand Pascal n’arrivait plus à écrire, il dessinait et là, il était vraiment libre.



 

Pascal Ulrich était un être surprenant. J’ai eu la joie de le rencontrer à Paris (en 1999 je crois), avec Richard Belfer qui avait concocté un numéro de son « Tamanoir » revisité par « l’Absurde Crépuscule » de l’Ours Pascal. Rencontre étonnante. Nous l’avons vu débouler à Paris et nous éblouir de sa fureur de vivre. Insouciant et famélique. Libre de toute contrainte. Irrésistible.

J’ai eu aussi une correspondance abondante avec Gérard Lemaire. Lui ne dessinait pas mais il joignait toujours trois ou quatre poèmes à ses lettres brèves. C’est ainsi qu’il fonctionnait: un petit mot et des photocopies de poèmes. En onze années de correspondance, j’en ai compté plus de 200 ce qui est très étonnant et inhabituel.
J’aimais chez Gérard son acharnement à écrire de la poésie et son obstination à publier, coûte que coûte, dans les revues les plus rares, les plus inattendues. Beaucoup de ces poèmes que je reçus étaient inédits. La légende dit qu’il en avait plusieurs milliers. Il écrivait sans cesse.

Pascal Ulrich, Gérard Lemaire: il était inévitable que ces deux écrivains hors norme s’écrivent. Inlassablement. Tous deux rejetaient profondément la société dans laquelle ils vivaient et ses valeurs. Tous les deux étaient des hommes révoltés.




Leur correspondance vient d’être réunie par Robert Roman et ses éditions du Contentieux. Un livre magnifique qui rend hommage à « deux écorchés vifs » aujourd’hui disparus, Gérard « teigneux et provocateur », Pascal « hypersensible et généreux ». Tous les deux, remarque Didier Trumeau dans son avant-propos, ont « un besoin essentiel de communiquer et pour le reste une créativité sans limite dans l’art de la poésie (10 000 poèmes pour Gérard), doublé pour Pascal d’une production graphique originale, prolifique et unique qui a gravité partout sur terre via le mail-art ».

Tous les deux ont quitté ce monde. Gérard a été emporté par une rupture d’anévrisme dans une nuit d’octobre 2016. Il avait été hospitalisé pour un oedème pulmonaire et ne supportait pas les contraintes médicales, il avait cessé d’écrire des poèmes.

Pascal Ulrich l’avait précédé de 7 ans. A cette époque, il buvait beaucoup, ne dessinait presque plus et en janvier 2009 avait fait un nouveau délirium tremens. Le 1er mars à Strasbourg, dévoré par la souffrance, Pascal a sauté depuis la fenêtre de son appartement qui se trouvait au 5e étage. Les enquêteurs ont conclu au suicide avec forte absorption d’alcool et de drogues.


 

Sa dernière lettre, 31 janvier 2009.

Dans une lettre d’août 1997 qu’il m’avait envoyée et qui avait tout de prémonitoire, il me confiait, devant les portes de l’enfer : « Il faut bien passer le temps, hein ! ? Et ça avant le grand saut. » Ou dans cette autre lettre qui me donne toujours, lorsque je la relis, la chair de poule, il résume ses terribles tensions: « Écrire un bref poème, réaliser un minutieux dessin, admirer les nuages, puis sauter par la baie… »

Bruno SOURDIN.

Pascal Ulrich - Grand Lemaire: « Plutôt la conscience de la damnation », correspondance, poésie et art postal, 1996-2000, Éditions Le Contentieux (7, rue des Gardénias, 31100 Toulouse).




Chez le même éditeur, Robert Roman a publié deux livres importants consacrés, l’un à Pascal: « Pascal Ulrich, le rêveur lucide »; l’autre à Gérard : « Gérard Lemaire, un poète à hauteur d’homme ».


 

 

 







23/03/2025

Bienvenue dans la poésie de John Wieners, le poète oublié de Boston


John Wieners.
 

C’est un poète américain singulier, qui n’est jamais vraiment sorti de l’ombre mais que ses pairs avaient en haute estime. John Wieners est un créateur surprenant, marqué par de puissants contrastes, entre rêves et désenchantements, entre Boston, où il est né en 1934, et la Caroline du Nord, où il va vivre l’aventure à 21 ans, puis la Californie.


Écrire comme un fou, côtoyer la beauté.  Vivre en utopie. C’est dans les Appalaches, qu’il va réaliser son rêve. Le Black Mountain College est une université libre et expérimentale unique, une sorte de Bauhaus. John Wieners va y étudier en 1955 (il a 21 ans) et y trouver son mentor, Charles Olson, qui y enseigne une poésie qui n’est plus basée sur la syntaxe, la construction et la tradition, mais sur le souffle et le son, « le vers projectif ». Le Black Mountain College est une université hors normes. On y prône « l’éducation de tous par chacun », et on n’y délivre pas de diplômes. Les grands peintres expressionnistes abstraits  — Willem de Kooning, Robert Motherwell ou Robert Rauschenberg pour ne citer qu’eux — y ont enseigné. Le musicien John Cage, l’inventeur du « piano préparé », y a produit le premier happening de l’histoire de l’art. Il y avait aussi une revue séduisante, lancée par Robert Creeley, dans laquelle John Wieners publia ses premiers poèmes. Une expérience inoubliable.



Mais en 1957, tout est fini. Le Black Mountain College doit cesser ses activités. John Weiners va tenter l’aventure à New York, puis sur les rives du Pacifique et s’établir à San Francisco, où la scène littéraire est épanouissante, résolument anti-académique : créativité, invention, découverte sont les maîtres mots de cette « San Francisco Renaissance » qui enchante les esprits. C’est dans cette Californie ouverte qu’il va désormais regarder le monde et explorer sa conscience. C’est à San Francisco aussi que se sont rencontrés, autour de Kenneth Rexroth,  les poètes californiens de la Renaissance et les poètes Beat de la côte Est.


North Beach poets: Michael McClure, Philip Lamantia, John Wieners, David Meltzer.




Dans sa vie, John Wieners ne s’est pas contenté d’un simple travail poétique. Il a été aussi un militant actif  dans la cause des gays, mais, à partir de 1975, il souffre de lourds problèmes d’addictions et d’alcoolisme et d’une santé mentale chancelante. Avec à la clé plusieurs hospitalisations psychiatriques.

 

 

 


John Wieners et Allen Ginsberg.

Dans les années 1980, avec l’aide d’Allen Ginsberg et de Robert Creeley, ses inédits sont rassemblés et publiés, notamment par Raymond Foye. Francesco Clemente, de son côté, illustre de très beaux poèmes de Wieners, « Early Morning Exercices », dont voici une planche :



SUPPLICATION

« 0 poésie, visite cette maison souvent,

imprègne ma vie de succès,

ne me laisse pas seul,

donne-moi femme et foyer.


Lève cette malédiction

de mort précoce et de drogues,

fais de moi un ami parmi des pairs,

accorde-moi amour et à-propos.


Ramène-moi aux hommes qui enseignent

et, par-dessus tout soigne les 

douleurs du désir d’impossible

à travers ce vide suspendu. » (1)









Mort à Boston en 2002, John Wieners est le grand oublié de la poésie américaine. En France, c’est un inconnu. Jusqu’à ce que, ô miracle, Bertrand Grimault (2) ne propose une traduction de « A Superficial Estimation » (Une lointaine familiarité), une publication de 1986, que l’on doit à Raymond Foye et ses éditions Hanuman Books. C’est une plaquette très étrange, un texte original, décalé. Voici comment le présente son traducteur: « À partir de 1975, John Wieners recourt à une prose expérimentale excentrique, célébrant en particulier les icônes du cinéma hollywoodien et où la technique du cut-up évoque le montage filmique. »

 

« Une lointaine familiarité » se présente comme une série de portraits des stars de Hollywood de l’époque. Derrière chaque star, Wieners cache le portrait d’un membre de sa famille. Ainsi, derrière « Une dame anglaise » (Elizabeth Taylor), il faut lire un portrait de sa propre soeur; derrière « Une dame de New York » (Barbara Stanwyck) un portrait de sa tante. Et dans « La Dame du Massachusetts » (Bette Davis) il a rendu, en creux, un hommage vibrant à sa mère :

 


 « Ma mère, Bette Davis, est la femme la plus généreuse que j’ai jamais connue. Elle s’est occupée de moi jour et nuit pendant plus de 35 ans, comblant mes besoins ordinaires, mes souhaits et mes caprices, garante des moments pressants d’intimité, incarnant une personne sans conteste égale, peu importent les distractions. Elle imprégnait chaque situation, contribuant à accroitre son influence, sa portée, son importance, et à satisfaire le but de circonstance. »



Allen Ginsberg affirmait que Wieners avait le don de créer « une atmosphère étrangement humoristique flottant à la surface d’une pensée plus sombre, un rêve en plein jour », et que les jeux de mots et les double-sens participaient eux-mêmes de ce « vertige de la raison ». Cette publication de John Wieners est, pour la France, une première. Merci Monoquini. Un vrai ravissement.  

Bienvenue dans la poésie de John Wieners.


Bruno SOURDIN.


John Wieners: « Une lointaine familiarité », traduction de l’américain et avant-propos par Bertrand Grimault, Monoquini éditions, Bordeaux, 2025.



  1. « Francesco Clemente: Early Morning Exercices », carnet d’art graphique publié par le Centre Georges Pompidou, 1994. Traduction de Martin Winckler.


  1. Bertrand Grimault est diplômé de l’école des beaux arts de Bordeaux. Commissaire et programmateur indépendant, il mène un travail de prospection et de programmation dédié aux arts audiovisuels. Il est aussi le responsable de l'association Monoquini et de Monoquini éditions. On lui doit, entre autres, une récente traduction de Sinclair Beiles, « Catastrophes choisies » :  http://brunosourdin.blogspot.com › 2025/02 › le-cheminement chaotique du premier poète dans l’espace.